Penelope Zervas - Tant de vies entremêlées

« Elle est parfaite, je l’adore ! »
La femme contemple sa robe-fourreau écru, à présent parfaitement ajustée.
« Je vous en prie, ce n’était pas grand-chose. Pour le règlement, est-ce que 65 euros vous conviendrait ? »
« Vous plaisantez j’espère ? Au vu du travail que cela a dû vous demander, ça me semble presque donné. »
« Alors c’est entendu. »
Dans un sourire, la transaction se fait. La jeune femme quitte la boutique de la couturière, non sans promettre d’être bientôt de retour avec d’autres pièces à modifier. Cette promesse, il faut à présent la consigner. Pénélope sort d’un tiroir de la commode usée un long pan de tissu dont le tissage n’est pas encore terminé. L’ouvrage est immense, et seul un œil divin pourrait décrypter dans le chaos des fils les vies qui s’entremêlent en des motifs jamais répétés. Un fil, une existence. Un nœud, une connexion. Et ceci depuis la nuit des temps.

Elle s’appelait Lachésis. Autrefois. Elle avait, et a toujours, la charge de tisser irrémédiablement les existences des humains et humaines qui croient en elle et en ses confrères et consœurs. Une tâche qui lui semble aisée, mais une tâche éternelle. Elle n’était pas seule à l’époque. Elle se souvient des mains pâles de Clotho, sa jeune sœur aux cheveux si longs que Lachésis les avait parfois, par erreur, incorporés au Tissage. Les doigts courts et robustes tiraient du ciel éternel les fils de vie et en faisait un grossier écheveau. Une bobine de plus, parmi les milliards que Lachésis avait pu manipuler. Clotho commentait chacune des vies avant de les leur confier : « Vu la longueur de celui-ci, tu vas devoir t’en occuper rapidement, Atropos ». Et la vieille Atropos de répondre dans un doux sourire « J’en prendrai soin », avant que les lames de ses ciseaux, dont le métal ne reflétait plus la moindre lumière tant il s’était terni, ne se referment, confiant alors l’âme à Thanatos pour son dernier voyage. Encore et encore.

Les trois sœurs ainsi travaillaient sans relâche : Clotho dénouait, Atropos tranchait, et Lachésis, entre deux, tissait les écheveaux. Chaque « je t’aimerai toujours » prononcé, chaque « je serai là pour toi quoiqu’il arrive », et Lachésis nouait ensemble les existences que les vœux venaient d’ainsi rassembler. Une trahison ou un « je crois qu’il vaut mieux qu’on ne se revoit plus », et Lachésis prenait alors soin de séparer les fils, à jamais. Les humains n’avaient pas conscience du pouvoir de leurs paroles, de leur incidence sur le Tissage. Influence limitée évidemment par l’intervention des dieux et déesses, mais aussi du Destin : si certains motifs sont libres, d’autres sont irrémédiables. Et c’était à Lachésis de faire en sorte qu’ils puissent être un jour tissés. Elle veillait à ce que les fils devant, un jour, s’entremêler restent suffisamment proches pour pouvoir se rejoindre. Elle était la gardienne des motifs, tout autant que l’exécutrice des volontés humaines et divines. Et c’était son rôle de concilier les deux, de sorte que personne n’ait rien à y redire, jamais.

Aujourd’hui, le Tissage perdure, mais c’est seule qu’elle en a la charge. Elle ne saurait plus dire pourquoi ni comment, mais quelque part à partir de l’arrivée du monothéisme en Occident, Clotho et Atropos s’en sont allées, chacune de leur côté. Ou peut-être était-ce elle qui était partie ? Si sa mémoire est trouble à ce sujet, et si elle ne sait ce que ses sœurs sont aujourd’hui devenues, elle craint que, comme elle, elles n’aient perdu leur puissance d’autrefois. C’est la déduction logique. En mettant leurs croyances au service d’un autre dieu, puissant, viril, bienveillant, au pouvoir de créer comme de terminer leurs existences, pourquoi les humains auraient-ils encore eu besoin de trois femmes aveugles à leurs problèmes, des tisseuses qui plus est ? Lachésis avait elle-même survécu, sans trop savoir comment, en étant assimilée par certain-e-s humain-e-s à d’autres croyances plus périphériques : la croyance en l’âme-sœur, la croyance dans le réseau, le battement d’aile du papillon. Peut-être en était-il alors de même pour ses sœurs ? Après tout, tout est connecté, tout est fils. Mais Atropos et Clotho sont à présent bien loin de Lachésis, et elle se demande si un jour toutes trois tisseront à nouveau côte-à-côte les motifs compliqués des vies humaines, comme au début.

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