Anthea Diamandis - Perséphone

Lorsque je naquis, la nature chanta mon nom. Coré. Fille aînée et adorée de ma mère, j’étais l’enfant du printemps que le givre jamais ne touche. Vierge féconde, j’héritai de Déméter une beauté singulière ainsi que le don de fertiliser la terre et ceux qui la parcourent. De mon père, le Dieu des Dieux, j’héritai une fougue et une inconstance que ma mère apprit à redouter. Longtemps, elle voulut me protéger de lui et aussi me protéger de moi. Elle voulut me soustraire à l’avidité des miens. Ainsi, dans mon écrin de verdure, ma Sicile natale, je grandis cachée du regard de l’Olympe. Les nymphes pour seules compagnes, j’appris à aimer la terre et les trésors qu’elle recelait et je perfectionnai mes dons année après année, printemps après printemps. Tant que j’y œuvrai, la Sicile fut une terre d’abondance, l’Elysée des mortels où ni le temps, ni l’hiver ne semblait avoir d’emprise. Mais cette félicité ne devait pas durer, pour ce que d’autres avaient déjà écrit mon histoire.

Il y eut un jour un narcisse dans mon domaine, tâche immaculée au milieu d’une mer d’émeraude. Je me souviens avoir alors été captivée par ce qu’il représentait : une singularité par laquelle mon regard fut attiré et ma curiosité attisée, sans savoir que sa beauté unique et ensorcelante devait sceller mon destin. Et tandis que je me penchai pour le recueillir, que ma garde tombait et que le regard d’Hélios se détournait de moi, je fus happée à l’orée des bois que je chérissais tant. Il ne lui fallut qu’un instant. Le cri d’alarme que je poussai alors n’empêcha pas ma chute : ses bras m’encerclèrent et je fus engloutie dans les profondeurs de la terre. J’eus une pensée pour ma mère dont le nom s’évanouit à mes lèvres, tandis que les Enfers m’avalaient et que les rayons solaires mouraient sur ma peau. La plaie béante s’était déjà refermée et moi je n’étais plus.

Je me souviens du froid pénétrant, glaçant les larmes qui avaient roulé sur mes joues tandis que je traversai le styx. Je me souviens des présences invisibles qui rôdaient autour de moi, de la mort omniprésente et oppressante, et je me souviens que, pour la première fois, je connus la peur. Et j’eus connu le désespoir, sans lui. Mais mon geôlier n’était rien de ce qu’on en racontait ; Il n’était pas cruel, il n’était pas mauvais, il n’était pas concupiscent. Il était tendre avec moi et dévoué à sa tâche, il avait dans le regard une apathie que je ne comprenais pas, lui qui était maître en toute chose dans le royaume des ténèbres. Lorsque nous arrivâmes, il posa sur mes épaules frêles une pelisse d’ombres, chassa les trépassés qui affleuraient à la surface du fleuve noir. Il me fit manger des pépins de grenade et m’enchaîna ainsi à son monde et à son existence.

Nous régnâmes alors que l’histoire se dilatait dans le temps et que les âges se succédaient. Nous régnâmes avec inflexibilité, avec dureté et avec justesse et je découvris chez lui des richesses insoupçonnées qui me firent tout à la fois l’adorer et l’admirer. Le spectre de mon rapt s’éloigna, alors qu’un amour profond et absolu grandissait et dévorait le vide qui subsistait entre nous. Par cet amour, il me fit deux fois mère. Et alors que nos fidèles mourraient, remplacés par d’autres qui ne nous adulaient pas, et que les eaux du Styx ne portaient plus de nouvelles âmes en notre domaine, je continuais de l’aimer. Je l’aimais même lorsqu’on me rappelait à la surface, que je rendais la joie à ma mère, organisant à ses côtés la venue du printemps et que je redevenais Coré. Je l’aimais même lorsque nos existences successives, tardives, nous éloignaient l’un de l’autre pendant un jour ou une décennie. Nous nous retrouvions toujours, invariablement.

Lorsque notre ère prit finalement fin, j’en profitai pour marcher parmi les hommes mortels, comme je l’avais fait aux premiers temps de mon existence, pour leur dispenser mon savoir et pour leur apporter ma joie. Je vis l’humanité évoluer pour le meilleur et pour le pire. Impuissante, j’assistai à l’avènement de l’industrie et à ses effets délétères sur la nature que je chérissais tant. J’en conçus dans les premiers temps une rage immense envers ces êtres pitoyables qui ne méritaient pas mes dons. Pour les punir, j’asséchai la terre et la rendit infertile et je pris plaisir à les voir mourir de faim autant qu’ils apprirent à me craindre. Cela dura un temps. Puis je me fis éventuellement une raison ; Tout finissait par prendre fin, d’une manière ou d’une autre. Les choses belles comme les choses hideuses. Peut-être était-ce là le destin de la terre et notre destin à tous ?

Ma dernière incarnation me poussa à embrasser pleinement cette certitude. J’en conçus égoïstement le désir de me hisser au-dessus de ceux que j’avais longtemps méprisé, de délaisser mes devoirs pour jouir d’une existence oisive aux côtés de mon époux, dont je ne pouvais m’éloigner trop longtemps. Je me fis une place confortable dans un marché luxueux qui devait croître et fructifier, usant de la richesse que Hadès et moi avions accumulé au fil de nos vies et des outils qui étaient à ma disposition pour étendre subtilement mais certainement mon influence. « Korè » vit le jour et elle portait mes traits. Était-ce une décision égocentrique de me faire l’égérie de ma propre création ? Probablement. Mais j’avais passé une éternité dans les ombres, oubliée des fidèles sinon lors des Mystères d’Éleusis et je voulais être aimée et adulée. Je voulais qu’on me reconnaisse, je voulais que mon visage surplombe les rues de Paris.

L’ère des réseaux sociaux, m’offrit les temples dont j’avais besoin et les prêtresses qui me servaient fidèlement ; Les influenceuses ne jurèrent rapidement que par mes produits, réputés moins pour leur qualité que pour leur abondance, et pliaient le marché en ma faveur. Je leur fis des dons matériels qui faisaient ma promotion et, en retour, je jouissais de leur reconnaissance. Elles devenaient alors mes prédicatrices et j'étais l'objet de leur adoration. Rapidement, je fus de toutes les soirées mondaines et mon nom brilla au creux de toutes les lèvres. On me dédia des cultes, des routines de soins qui les accompagnaient du lever au coucher du soleil, et je sentais mon influence croître pour la première fois depuis la nuit des temps. Mes pouvoirs se renforçaient en conséquence et j’eus le loisir de reprendre en main des dons que je croyais perdus depuis longtemps. Je devins allégorie de la beauté naturelle et respectueuse de l’environnement.

Cela était-il voué à durer ? Non, je ne le croyais pas. Rien ne durait. Mais ça n’avait pas d’importance, si tant est que je l’avais, lui, à mes côtés. Aucune distraction terrienne ne valait sa présence dans ma vie et même si mon empire venait à s’effondrer un jour en entraînait ma ruine, cela n’aurait pas la moindre importance : je ne suis riche que de son existence. Mais, en attendant, j’entends bien profiter de ce culte qu’on me voue.

Qu’il est bon de se sentir adoré.

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