Surprise, Motherfucker! [Intrigue II - Terminé]

« Madame ? Nous l’avons trouvé. » Jana lève les yeux de son écran d’ordinateur, et appuie sur le bouton de l’interphone de son secrétaire. « Parfait. J’arrive. » Sauvegarde rapide de ses fichiers, cryptés, bien sûr, et la strigoï éteint tout, prend son sac en cuir de luxe et quitte l’immense bureau qui est le sien, dans cet hôtel particulier parisien où elle a installé toute sa petite famille… Tous ceux de ses infants qui l’ont suivie dans la traque du traître. Quand elle passe devant lui, le secrétaire se lève. A savoir que, celui qui revêt l’apparence d’un homme d’âge mûr, n’a pas été choisi pour ses compétences en matière de transmission de mémo. Le strigoï comme d’autres, mais d’avantage, est prêt à mourir pour sa dame. Envers et contre tout. Raison pour laquelle il lui emboîte le pas. « Doit-on donner l’assaut, Madame ? » Jana secoue la tête négativement. « Non. Mettez-le sous surveillance. Je veux une vue de ce à quoi ressemble sa semaine type. » Talons aiguilles claquant sur le parquet, le couple gagne l’ascenseur, mais la strigoï y entre seule. Quand elle se retourne, ses longs cheveux aux boucles blondes fouettant l’air derrière elle, ses yeux de glace menacent clairement son infant. « Des têtes tomberont si un seul d’entre vous nous fait repérer… » Et, sur cette menace, elle appuie sur le bouton de fermeture des portes, laissant son infant déglutir, un peu amère. C’est que… Madame n’a pas l’habitude de faire dans la dentelle, ça, ils le savent tous… Mais qu’elle soit prête à sacrifier plusieurs d’entre eux, des fidèles, pour un seul… ça, ça le dépasse. Peut-être devrait-il tuer lui-même ce chien pour en débarrasser Madame, une fois pour toutes ?

[…]

Jana a attendu, patiente. Disciplinée, elle s’est tenue à l’écart de l’opération. Très vite, Johannes a été mis sur écoute, ses déplacements étudiés. Précautionneuse, tant qu’elle n’était pas prête, la strigoï a fait en sorte d’être à l’autre bout de Paris chaque fois que cet ingrat sortait, de sorte à ce qu’il ne puisse la flairer, même de loin, à la faveur du vent ou n’importe. Elle en a profité pour tenter de renouer avec des connaissances parisiennes, et, à défaut de régler l’affaire la plus importante qu’elle ait en cours, s’est efforcée de traiter ce qu’elle pouvait, et de continuer, selon ses moyens, à essayer de faire fructifier les fruits de l’Ordre. Mais, comme le dit le proverbe, tout vient à point à qui sait attendre, et un soir, le moment est venu. « Madame ? Il vient de sortir. » Elle hoche la tête en signe d’assentiment. Sortie de repas, peut-être. Sans doute. Ses hommes le lui diront. Quoiqu’il en soit, l’élégante dame dans un look « all black » qui ferait même bander Jean-Paul Gauthier, prend calmement un taxi auquel elle donne l’adresse du Von Reiner. Avec autant de temps devant eux, les strigoïs ont eu tout le temps dont ils avaient besoin pour faire des doubles des clés de leur frère, et les donner à leur mère, qui les utilise sans même se poser de questions. N’importe quelle « mère » aurait des scrupules à entrer dans la vie de son « enfant » avec autant d’impunité… Mais pas Jana. Parce qu’elle n’est pas la mère de Johannes, et par conséquent, qu’elle est beaucoup moins bienveillante que ne l’était la pauvre femme. Constat facile à établir puisque… La bienveillance de Jana, c’est comme une licorne. Elle est légendaire, dans le sens où elle a existé, peut-être, on n’est pas sûr, mais si c’est le cas, elle a disparu depuis longtemps.

Talons qui claquent et les pans de sa tunique de cuir chatouillant ses cuisses, la strigoï atteint sans encombre aucune l’appartement de Johannes. Elle appuie sur son oreillette. « J’y suis. » Divers hackings et différents protocoles plus tard, les possibles défenses de l’endroit, alarmes, caméras, ce genre de choses, sont désactivées et l’ancienne pousse la porte, du pied, en s’allumant une clope. Distraite, elle jette un regard à l’intérieur et, ne voyant rien de suspect de ses yeux de nyctalope, elle entre et ferme la porte derrière elle.

Il lui faudrait à nouveau être patiente, et attendre le retour de Johannes. Ce moment est bien plus pénible pour la vampire que les jours écoulés. Tout en fumant sa clope, elle est indiscrète. Elle fouille, sans trop savoir ce qu’elle cherche. Elle ne cherche rien, en fait, elle fouille simplement pour voir, par curiosité. Terminant par le salon, Jana finit par mettre la main sur la meilleure bouteille de whisky du traître, un Aberfeldy 12 ans d’âge. Des clopinettes, une bouteille, pour l’Ordre, mais sans doute d’avantage sur un salaire plus modeste.

Le « Pop » de la bouteille résonne dans le silence de l’appartement, avant que son glouglou ne déferle dans un verre, et que son fond ne vienne doucement taper sur la table, suivit de près par les pieds chaussés de la vampire, qui prend ses aises sur le canapé, son verre en main. Ainsi elle attend le traître. Surprise, motherfucker !

Jana sent Johannes avant de le voir. Effluves d’alcool et de stupre, qui lui donnent envie de vomir. Pour tenter de chasser la nausée qui fait se retrousser ses narines, la strigoï subtilise à son verre une nouvelle gorgée de whisky, qui lui, au moins, n’est pas vicié. Il entre. Sans un bruit, elle le regarde lancer ses clés, suspendre sa veste, comme maître en sa demeure, ignorant qu’elle est là. Au moins, au début. Elle aurait mille fois l’occasion de l’égorger avant qu’il la remarque, grâce à la faveur dont la gratifiée Chernobog, mais la blonde ne bouge pas, se contente, pour l’instant, d’observer. Beaucoup de sentiments contradictoires l’assaillent, elle, de la colère, du blase, de l’impatience… En fait, Jana n’en revient même pas qu’ils doivent avoir cette conversation, encore moins après la soirée qu’il venait de se farcir, et pas que la soirée, à en percevoir les odeurs nauséabondes qui l’imprègnent. L’hypocrisie à son maximum.

Johannes l’apercevant finalement, elle le voit, cet éclair de crainte, même si fugace, criant de vérité. Elle lui fait peur, même s’il feint le contraire, et il a bien raison d’avoir peur… Jana, elle est souvent comme un tigre en cage. C’est une bête, un prédateur dans un corps de femme, avec la férocité des plus gros félins, et aussi, parfois, la patience des créatures les plus sournoises du règne animal. Elle est imprévisible dans ses colères, raison pour laquelle, malgré les siècles écoulés, elle n’a que rarement été défiée à la tête de la cabale, ses concurrents perdant inéluctablement les leurs, de têtes. Johannes ne peut avoir oublié cela, même s’il n’était pas demeuré si longtemps avec eux…

Leurs regards se croisent, et elle laisse durer le silence qui s’installe. Généreuse, une fois n’est pas coutume, elle laisse à son infant le temps de se rassembler avec lui-même, de se redonner une contenance et de lui laisser la possibilité de poser ses couilles sur la table, comme elle savait qu’il le ferait. Elle le connaît mieux que lui-même, mais il a tellement d’orgueil qu’il refuse même de concevoir l’idée… Il faut dire, elle a une expérience des humains bien plus accrue que la sienne. Des hommes avec le même fond que lui, elle en a côtoyé des centaines. Ce qui l’a tiré au-dessus du lot, c’est sa façon d’agir. S’il se mettait à revoir sa copie, il n’aurait plus aucun intérêt.

Avec Johannes, beaucoup tient dans le style. Il veut laisser penser à Jana qu’il est détendu, mais la manœuvre ne berne pas la créature millénaire. Elle ignore les bravades, qu’elle rince d’une gorgée de liquide ambrée avec flemme. « Rien que je ne savais déjà. » Elle finit seulement par répondre, incisive, décidée à ne certainement pas tourner autour du pot. Vulgairement dit, elle a autre chose à foutre. Raison pour laquelle elle termine son verre d’une gorgée et le pose, délicatement, sur la table, avant de se lever, leste comme un chat. « Tu sais très bien ce qui m’amène, Johannes. » Jambes légèrement écart, fermement campée sur ses appuis, elle croise les bras sous sa poitrine. Elle n’est visiblement pas là pour négocier, comme en témoigne la dureté de ses yeux d’un vert lagune. « Je te déconseille de jouer avec mes nerfs ce soir, du reste. L’odeur que tu portes suffit à m’écœurer. » Elle le jauge, le toise, même, comme la cheffe de cabale qu’elle a toujours été. « Ton caprice commence à devenir ridiculement long. Prends tes affaires et viens avec moi, on rentre à la maison. » Au vu de la posture qu’elle adopte, le message est clair… De façon passive ou musclée, elle est bien décidée à traîner Johannes derrière elle par la peau du cul…

Cette discussion emmerde déjà Jana avant même d’avoir commencé. Dans son ventre, ça bouillonne, malgré un calme apparent. Johannes partage sa vie depuis moins de deux siècles, mais il a su se rendre indispensable. Si la question était posée à Jana, elle vous répondrait que personne n’est irremplaçable, pas même elle dans les grands plans de Chernobog, mais, à une échelle plus humaine, Johannes avait une place particulière dans sa vie. Dur à accepter pour celle qui, pendant deux millénaires, n’avait compté que sur elle-même. Doit-elle en accepter la leçon qui est de ne faire confiance à personne ? Non, cette leçon, elle la connaît déjà. Du reste, ce n’est pas un problème de confiance qu’elle ressent vis-à-vis de son infant… Plutôt un problème… De logique, d’absurdité. Certes, elle comprend qu’il se soit senti trahi, sur le coup, raison pour laquelle elle l’a laissé filé, histoire qu’il puisse se changer les idées. Mais, merde, maintenant, c’est bon, non ? Il a eu suffisamment de temps pour remettre le tout en perspective et comprendre que ça n’aurait rien changé, non ?

A l’entente de ses réponses, visiblement, non. La langue de Jana claque d’impatience, tandis qu’elle lève les yeux au ciel. « Oh, ta gueule Reiner… » Elle le clash, sans aménité, montrant sans peine que son faux plaidoyer larmoyant lui brise les ovaires. Elle n’est pas plus conciliante quand il parle de trahison, et laisse même sa bouche aux lèvres charnues s’étirer d’un sourire cynique. « Oh, la trahison, c’est toi qui la portais, mon cher… Envers ton épouse. Ca n’avait pas l’air de trop te déranger, à l’époque. » Il tient à en faire la coupable de tout ? Il allait vite être déçu. S’il pense avoir un chargeur plein contre la strigoï, ce n’est rien comparé à ce qu’elle a dans son sac à malices. Aussi, elle continue. « C’est vrai que tu es tellement bien placé pour me faire la morale en matière de piété et de trahison… » Ses yeux se plissent légèrement. « Après tout, tu ne portes absolument pas l’odeur du meurtre et de la duperie sur toi, en ce moment même. » L’une de ses mains se décroisant, elle fait un geste dédaigneux qui le parcourt de haut en bas, sa hanche se cambrant, marquant jusque dans sa position le dédain de la créature de la nuit face aux accusations de son infant.

Jana est fébrile. Elle a envie de secouer le jeune ingrat et de lui dévisser la tête, littéralement, pour en faire une boule à neige. L’hypocrisie, qui est si flagrante à ses yeux dans ses propos… Comment fait-il pour ne pas la voir ? Il a beau s’approcher et vouloir le dominer de toute sa taille, ça n’impressionne pas Jana, malgré sa propre taille, plutôt modeste, qui a eu l’habitude de dominer en regardant d’en bas. A la place, sans la moindre trace de culpabilité, elle repousse violemment Johannes d’un coup dans le plexus solaire, ce qui l’envoie tout droit s’échouer dans le canapé, derrière lui, qui manque de basculer sous la force de l’impact. S’il ne culbute pas, ce n’est que parce que la vampire vient le rattraper du pied, et le remettre sur les pieds d’une poussée ferme, le refaisant tomber lourdement. Ni une, ni deux, elle vient s’asseoir sur les genoux de son infant, et s’empare de sa cravate défaite, qu’elle renoue. Il voulait fuir la promiscuité, disait-il, alors que son corps réclamait tout le contraire. Sans cela, son visage ne se serait jamais retrouvé aussi près de celui de sa sire. Son arme étant dans le creux de ses reins, si celui-ci fait mine de vouloir y glisser la main, elle se tient prête à le repousser sans ménagement. En attendant, elle trouve plus amusant de jouer avec la cravate de Johannes et d’effleurer son nez du sien, de mêler son souffle au sien, provocante. « Tu sais très bien que tu ne peux pas me corriger, à moins que moi-même je ne le veuille… » Allusion sans subtilité aux jeux auxquels ils se sont adonnés toutes ces années. Elle approche sa bouche de son oreille. « Ce n’est pas un jeu, Johannes, et tu le sais très bien… » Elle souffle, et lui mordille le lobe… Avant de se redresser, et de repousser le canapé du pied, pour lui faire terminer sa culbute. « Il n’y a que les enfants pour penser que cette situation est un jeu… As-tu vraiment envie que je te traite comme un enfant ? » Elle tonne, sourcils froncés, menace dans la voix, puisant dans ses ultimes réserves de patience… De toute façon, d’ici… Quatre, trois, deux, un… Dans un CLAC sonore, les plombs sautent, dans tout le pâté de maison, et l’obscurité se fait totale. Ni lampadaires, ni rien du tout… Le sourire de Jana se fait plus carnassier que jamais, le vert tendre de ses yeux brillant comme les seuls deux feux de la nuit…

Ostensiblement, la vampire lève les yeux au ciel en entendant la vieille rengaine de Johannes. « Bouh, vilaine moi… Méchante sire… » Elle répond, sans âme, manifestement clairement tout le dédain et l’indifférence qu’entraînent en elle les reproches de son infant. Apprendre qu’elle était à l’origine de la mort des siens l’avait changé, au point de le rendre incapable de prendre du recul, ce qui gonflait intégralement Jana. Jana qui se retient de montrer les dents quand il parle de regrets. Il lui faut bien une à deux secondes pour redevenir rationnelle et comprendre qu’il ment, ou bien s’en convaincre, mais le résultat est le même. Malgré tout ce qui est en train de se passer, malgré la menace d’une mort imminente sur le blond, celle qui est née sarmate continue d’afficher l’air blasé qui la caractérise. Elle n’a, de son côté, évidemment aucun remord quant à la disparition de la famille de Johannes. Son seul regret en la matière est de ne pas avoir mené la chose elle-même, pour en finir plus rapidement et plus proprement. Si la vampire n’a pas la moindre espèce d’empathie pour qui que ce soit, elle se souvient, vaguement, avoir été femme et aurait préféré épargner le viol à la dame, lui offrir une mort nette et paisible. Evidemment, tous les infants de Jana ne partagent pas son point de vue…

Cela ne l’empêche pas, toutefois, de hausser un sourcil… Et même de rire en entendant que tout ce qui était arrivée au Von Reiner découlait de leur relation. « Le prix à payer pour me baiser ? » Là, elle éclate d’un rire clair. « La façon dont ton pauvre cerveau tourne la naissance de notre relation pour te déculpabiliser est hilarante… » Elle rit encore un peu, avant de déclarer les hostilités, en ayant assez entendu. Jana, elle est tout et rien à la fois. Rapide, presque intangible, elle se veut sensuelle et osée, téméraire et brutale… Elle sent la dualité qui habite Johannes, le désir du corps encore incapable de prendre le pas sur l’esprit… Pour l’instant en tous cas.

Lui laissant une chance de se racheter, Jana renvoie son infant dans les cordes, et leur laisse encore une chance de discuter, chance à laquelle crache le Von Reiner, en même temps qu’il crache sur Jana et sa réputation. Désinvolte, celle-ci glisse ses mains dans les poches arrières de son pantalon, et commence à faire les cent pas. « Je n’en ai strictement rien à faire des flics, et toi et moi savons pertinemment que tu n’as aucune chance de me « renvoyer dans mon antre », mais j’espère indubitablement la retrouver sous peu. » Elle sourit, ses yeux vert lagon brillant d’une malice perverse. Elle finit, enfin, par s’arrêter et toiser Johannes un long moment. « Tu vois chéri, je t’ai connu beaucoup de choses, mais j’ai du mal avec l’hypocrisie derrière laquelle tu te caches depuis un moment… » Ce fait étant établi, elle reprend ses déambulations. « Manifestement, ça t’arrange de voir les choses à l’envers, de trouver que je t’ai séduit pour mieux te transformer, etc. » Sa main bat l’air et elle lève à nouveau les yeux au ciel, avant de les reporter sur son infant. « Sauf que c’est toi qui as tenu à me séduire, d’une part, que tu ne pensais absolument pas à ta femme quand nous étions ensemble, d’autre part, et ensuite… » Elle marque une pause, son sourire s’effaçant au profit d’une expression beaucoup plus dure. « Si je ne t’avais pas transformé, tu serais mort comme les milliers d’autres cons qui sont morts dans cette bataille. » Elle assène, mauvaise. « C’est ça que tu voulais ? Crever comme le dernier des connards ? » De colère, elle ouvre en grand les rideaux occultant les fenêtres du salon, et d’un geste de pied indolent, vient y mettre le canapé pour qu’il fasse face auxdites fenêtres. Elle vient ensuite appuyer sur les épaules de Johannes pour le faire asseoir, et vient murmurer à ses oreilles. « Et bien, vas-y chéri, il n’est pas encore trop tard pour crever comme un con, si tu abhorres tellement ce que j’ai fait de toi… »

Elle cherche à lui faire mal en pressant ses épaules, peu amène, avant de reprendre ses distances. « T’avais envie d’autre chose que d’une vie inepte… C’est ça qui t’a attiré chez moi, tu as senti que je pouvais te l’offrir, et c’est exactement ce que je t’ai donné. T’aurais fait quoi, si ta famille avait vécu ? T’aurai joué le chien de garde toute ton éternité pour des gens qui auraient oublié ton nom après deux générations ? Ou alors tu aurais montré à ta femme ce que tu étais devenu, tu aurais dû tout lui expliquer, et tu crois qu’elle aurait encore voulu de toi après ça ? » Le nez de la vampire se fronce de contrariété. « Tu t’es gorgé de la vie que je t’ai offerte jusqu’à plus soif… Ce soir encore. » Se voulant doucereuse, elle caresse la joue de Johannes du revers de ses doigts. Déterminée, elle vient se positionner face à lui, main de chaque côté de lui et visage près du sien, prêt à esquiver le coup de boule auquel elle sait qu’elle s’expose. « Raconte toi tout le baratin que tu veux, chéri, mais on sait tous les deux que ta part de responsabilité rapport à la situation dans laquelle tu te trouves aujourd’hui est au moins équivalente à la mienne… » Finalement, elle se relève, et va vers la porte. « Je te laisse sept jours pour étudier la chose sous cette nouvelle perspective. Si d’ici là tu n’as pas fini en tas de cendres ou décidé de rentrer à la maison, ça sera chasse ouverte… Tu es prévenu. » Sa menace clairement énoncée, Jana repart exactement comme elle est venue, abandonnant Johannes à… Peu lui importe à quoi, en vérité. Colère, amertume ou autre, l’infant doit grandir… Ou être éliminé.

Jamais Jana n’admettra que la colère de Johannes est légitime. Jamais. Pas même un peu. Pour elle, ce soir et depuis sa fuite, il est un enfant gâté qui fait un caprice. Peut-être que si elle l’avait traité un peu plus durement, comme le reste de ses autres infants, n’en serait-elle pas là aujourd’hui… Le fait est que lorsque son dévolu s’était porté sur Johannes, elle l’avait cru capable d’embrasser sa vision, de voir au-delà du carcan de bien et de mal dans lequel les hommes ont grandi, dès que le luxe a fait son apparition, dès qu’il s’est agit de se battre pour protéger des bibelots plutôt que de se battre pour la simple pérennité de sa culture… La vérité, c’est que Jana est une réminiscence d’un monde dont la dureté, la cruauté, ne peuvent être envisagées par les enfants des derniers siècles, trop habitués à un confort certain. Johannes fait partie de ces gens-là, privilégiés, qui s’accordent le droit de dispenser morale et jugement à des créatures qui, comme Jana, en sont affranchis car l’ayant précédée, cette sacro-sainte morale…

Elle l’aurait expliqué à Johannes, s’il l’avait demandé. Elle a tenté, à plusieurs reprises, de lui faire comprendre que la vie est une lumière passant à travers un prisme… Est-ce qu’il l’a écoutée ? Manifestement, non. Ou alors, il n’a écouté que ce qu’il voulait entendre, et oublié le reste dans ses bras. L’esprit ailleurs pendant une seconde, à un moment bien plus voluptueux et agréable que cette prise de bec aussi inutile que grotesque, Jana ne manifeste pas la moindre émotion face à un Johannes plus remonté que jamais, qui ose même la qualifier de folle… Elle ? Folle ? Un comble pour celle qui se considère d’une grande clarté d’esprit, et ce, depuis toujours ! Mais, de nouveau, Jana pardonne. Elle pardonne, parce que ça glisse. Parce que Johannes est ignorant, conditionné. Elle avait espéré avoir dépassé cela avec lui, il semblerait que non. Qu’à cela ne tienne. Elle l’aurait à son propre jeu.

Enfin, il lui ouvre une porte. « Après. » Elle répond à son accusation de manipulation, petit sourire au coin des lèvres. « Je ne t’ai jamais manipulé ni menti pour t’attirer dans mon lit. Si tu penses le contraire, c’est que tu le veux bien. Tu y es venu de ton plein gré, mon amour. » Elle hausse les épaules, dédaigneuse. « Mais oui, effectivement, je t’ai menti et manipulé depuis ta transformation. Les temps modernes doivent te donner un aperçu de mes raisons. » Les moutons, toujours plus imbéciles… Tous les hommes ne sont pas faits pour le libre-arbitre. Beaucoup doivent être dirigés. Dans le cas de Johannes, l’insolent infant avait pu jouir d’une liberté relative, mais… Effectivement, sa sire ne lui a jamais dit être responsable de la disparition de sa famille.

Sourcils froncés de désolation face aux reproches formulés par Johannes, Jana écoute pourtant cette diatribe qui sonne si creux… Comme si presque deux siècles de vie à ses côtés ne lui avaient rien appris, comme si c’était hier qu’elle l’avait transformé. Il est vrai qu’elle n’a jamais pris le temps de partager avec lui la largesse de ses ambitions, ni leur pourquoi, qu’elle ne lui a jamais révélé que lorsque cette société, d’ores et déjà décadente, poussera son chant du cygne, ils seront tous là, tous prêts à révérer Chernobog qui reviendra en pleines grâces, et à refaçonner une société pour et par eux… Mais que pour cela, ils devaient se montrer patient, et discrets… Ils devaient tout infecter sur leur passage, tout ce qui serait susceptible de survivre aux maltraitances humaines. Tout infecter, l’air de rien, pour finalement prendre le dessus quand l’heure viendra.

Elle le voit, presque près à lui céder, à céder à l’appel de ses caresses, mais toujours en lutte interne. Elle en viendrait à bout, peut-être… Mais, d’ici-là, c’est elle qui flanche, rien qu’un peu, à l’idée d’embrasser son cou, à l’idée d’oublier, même brièvement, ses bravades d’adolescent. « Tu es encore si jeune, mon amour… » Elle lui glisse au creux de l’oreille, comme pleine d’une douleur ineffable. De ses deux milles ans d’existence, Jana tire une expérience sans commune mesure. Elle est l’une des premières créatures de Chernobog, elle a vu ou expérimenté tous les scénarios possibles de la révélation, plusieurs fois. Elle sait comment cette histoire aurait fini, d’une façon ou d’une autre. Johannes finira-t-il par le comprendre ? Peut-être que oui, peut-être que non. Quoiqu’il en soit, il est temps pour elle de filer. Prête à prendre la tangente, les derniers mots de son capricieux infant la stoppent net. Elle se retourne à demi pour le dévisager du vert, si clair, limpide, de ses yeux inquisiteurs. « Si tu as quitté mon giron pour gagner quelque chose d’aussi trivial que de l’argent, alors que tu sais que je peux pourvoir à tous tes caprices, c’est peut-être que tu es devenu trop vulgaire pour rentrer à la maison … » Sur cette note, elle l’abandonne à ses réflexions. Peut-être Johannes affrontera-t-il le soleil, peut-être pas… Dans tous les cas, il va devoir faire un choix.