Jana × In the deep dark night...

Vous voyez ces longs cheveux blonds comme les blés et ondulés ? Ces fines jambes sveltes qui portent ces formes appréciées de l’ère moderne ? Ces grands yeux de biche, vert comme une lagune, et ce sourire presque… naïf ? Timide ? Cette femme, ou du moins ce qui ressemble à une femme, se fait aujourd’hui appeler Jana. Jana Dracea de Mănești. Sur le papier, elle a le monde, ou presque, dans le creux de sa main. Ou du moins, son monde. De l’argent, de l’influence, qui lui permettent d’entretenir les siens, de faire fonctionner sa cabbale, d’investir des postes prestigieux et de corrompre, pour que, lorsqu’il l’estimera prêt, le Maître de l’Ordre du Dragon puisse se révéler… Les flashs et la renommée sont pour les autres. Elle, malgré ses airs de poupée, est un être de ténèbres pures, ténèbres dans lesquelles elle demeure, son nom uniquement connu de quelques rares initiés…

Pour celles et ceux qui en douteraient, apprenez que Jana, ou Agamê comme la nommèrent ses parents, est née ainsi, ténébreuse, insondable... Les âges qui l’ont vue naître et grandir étaient impitoyables, et c’est tout naturellement qu’elle a grandi à leur image. De son peuple naquit la légende des amazones. Leur région, relativement inhospitalière et extrêmement vaste, exigeait le sacrifice de tous les bras, hommes, femmes et enfants. Dès que l’âge le leur permettait, les sarmates montaient en selle. Agamê n’a pas fait exception. Elle a appris à monter, à chasser, et quand le temps fut venu, elle a été mariée, et à nul autre que le roi, ou à tout le moins, un fou qui pouvait se prétendre roi. Il s’appelait Medosakkos, et c’était un ivrogne libidineux. Son odeur suffisait à donner des hauts le cœur à Agamê, qui a songé plus d’une fois à se débarrasser de lui… Seulement, elle savait ce qu’elle perdait, un tir au flan désintéressé par la politique, donc tout prêt à lui céder le rennes du pouvoir, et pas ce qu’elle aurait gagné à sa place, car elle aurait été obligée de se remarier, si elle avait mené son projet à bien.

La reine s’est donc résignée à subir son époux, tout en asseyant son propre pouvoir, jusqu’à prendre les armes et la tête de ses troupes. Les conflits étaient communs, à l’époque, les frontières changeantes. Roi aujourd’hui ne donnait pas la moindre assurance qu’il en aille de même le lendemain. Les alliances importaient bien plus encore qu’aujourd’hui. C’est dans ce contexte qu’Agamê est montée à la guerre, pour défendre la ville grecque Chersonèse des Scythes, après que ces derniers aient nié son ultimatum. Lors de cet assaut, une partie de la brutalité de la reine s’est révélée à ses hommes. Grisés par l’élan de la bataille et la rage guerrière, ils ne se sont pas horrifiés immédiatement du caractère particulièrement sanglant de leur leader, ne se sont pas formalisés des massacres auxquels elle s’est adonnée. Aucun d’eux n’a rien trouvé à redire lorsqu’elle a assassiné de sa main le roi en titre, après que ses yeux lui aient été arrachés, sa langue coupée et ses cordes vocales brûlées… Impossible de dire si, au terme de l’agonie du père, faisant échoir le titre de roi au fils, celui-ci a d’avantage été séduit par le charme d’Agamê, qui sait en faire preuve, comme toutes les femmes, quand elle le souhaite, ou s’il était bien trop effrayé pour se refuser à elle… Quoiqu’il en soit, scythes et sarmates n’ont plus jamais recroisé le fer du vivant de la reine. C’était soit cela, soit le fils subirait le même sort que son père.

Le vivant de la reine… pris fin quelques années plus tard. Les guerriers, hommes comme femmes, vivent rarement vieux, et Agamê en était une. Une véritable lionne… C’est ça qui a fini par attirer Son attention. L’homme est venu du nord. Il l’a suivie, elle et son armée en route pour la Thrace, pendant des semaines. Jamais les hommes de la reine n’ont pu lui mettre la main dessus, mais elle le voyait, pourtant, tous les jours, qui l’épiait. « Tu es venu te pencher sur mon cadavre en souriant ? Es-tu la mort ? » Elle a hoqueté, craché du sang, mortellement blessée, et effectivement, l’homme a sourit… Avant de l’emporter.

C’est là qu’elle et moi nous sommes connues. J’étais en elle, une part d’elle-même, qu’elle conservait en cage jusqu’à présent, comme ont l’habitude de le faire les mortels. Ils nous mettent de côté, nous, croient nous dompter, nous maîtriser… La transformation d’Agamê m’a libérée… Elle m’a permis de me loger dans son ventre, dans sa tête… Combien de matins l’ai-je observée me chercher et frémir dès qu’elle m’apercevait, à peine une ombre dans le reflet que lui renvoyait son miroir de cuivre, une ombre dans le vert pur de ses yeux, un léger rictus qu’elle ne s’était jamais vue arborer… « Allez-vous en !! » Elle a hurlé, en brisant toutes les surfaces qui lui renvoyaient mon reflet, notre reflet. Elle craignait de ne plus se reconnaître. Elle craignait de ne plus avoir de contrôle… Elle craignait que ma soif et moi prenions le dessus sur absolument tout le reste. Et puis… Et puis elle a compris qu’elle pouvait me nourrir, et qu’en se nourrissant, nous serions plus fortes, qu’elle serait plus forte qu’elle ne l’a jamais été. Pour une pathétique créature déjà parfaitement consciente de la nécessité de se retrouver au sommet de la chaîne alimentaire, le combat contre moi a été de courte durée… Très rapidement, ça n’a plus été elle, ou moi… C’est devenu nous. Je suis devenue un peu d’elle, elle est devenue un peu de moi… Et la créature ainsi formée, renommée Jana, que nous sommes foule maintenant cette terre depuis plus de deux milles ans.

[…]

« Madame ? Nous l’avons trouvé. » Sans répondre, Jana se tire de ses souvenirs et relève la tête. D’un mouvement des doigts, elle intime l’ordre à son homme, l’un de ses rejetons, de parler. « Paris. » Elle hoche la tête en signe d’assentiment. Le soldat, car c’est ce qu’il est, salue sa mère et supérieure, et dispose. Il donnerait les ordres nécessaires, Jana n’a aucun doute là-dessus. Ils savent, tous, de toute façon, ce qui les attend s’ils ne le font pas.

Deux vies, et, par deux fois, Jana s’est construite, seule. Elle a d’abord pris le pas sur un mari incompétent, avant de se débarrasser d’un Sire corrompu. Dans les deux cas, deux hommes qui l’étouffaient, avec le même penchant coupable pour la chair. Oh, excentrique en la matière, la strigoï ne leur en aurait pas tenu rigueur… S’ils ne s’étaient pas tenus au-dessus d’elle. Prendre des ordres d’incompétents… Il n’y avait rien de pire pour elle. Instrumentaliser la lignée Basarab ? Son travail. Recruter et former les nouvelles recrues ? Les convaincre du bien fondé de leur mission ? Les éveiller à leur éternité ? Son travail. Son Maître n’avait qu’un seul rôle : se montrer digne de porter les épaules de leader, et même en cela, de par son caractère inégal et son incapacité à être présent aux instants critiques, il avait échoué… Evidemment, l’ambition n’a pas été étrangère à ce constat péremptoire… Il y avait, bien sûr, aussi le fait qu’elle avait senti l’allégeance des troupes passer tout doucement de son Maître à elle. Alors elle a attendu, et, quand le moment a été propice… Elle a frappé.

Autrefois directe et provocante, les millénaires lui ont octroyé un don sans équivalent : la patience. La malédiction de strigoï et les pouvoirs lui étant liés l’ont obligée à apprendre à évoluer dans le feutré, dans les ombres, et plus à la lumière du soleil comme elle avait eu l’habitude de le faire. Il faut dire que sa condition nouvelle, d'abord de strigoï, puis de N°2 de l'Ordre du Dragon l'a obligée à revoir ses approches. Terminés les cris de guerre de truie en chargeant sur un cheval au galop... Jana a dû apprendre à tout faire discrètement, dans le but d'exploiter au maximum de ses possibilités la bénédiction dont elle a fait l'objet, au moment où elle s'est débarrassée de son sire. La maudite a donc adapté son comportement, mais aussi son propre corps. Pendant plus de deux millénaires, elle a appris à manier l'épée, la lance, l'arc et d'autres... Et plus tard, les armes à feu, et le combat au corps à corps. A présent, elle connaît au moins mille et une façon de blesser mortellement, que la mort soit rapide, ou extrêmement lente. Du reste, il n'en faut pas moins pour calmer ceux qui seraient trop gourmands dans ses rangs et se verraient bien calife à la place de la calife... L'idée qu'ils puissent se prendre une bonne rouste, et, éventuellement, Jana ne faisant pas dans la dentelle, mourir, suffit à en calmer la plupart. Sa campagne d’expansion, débutée à l’aube de sa propre transformation, vient seulement de s’achever. D’abord hésitante, incertaine de la route à suivre, Jana, après quelques siècles, a fini par comprendre qu’elle devrait attendre, attendre le développement et la chute, exactement comme l’Empire romain, comme l’Empire germanique, l’Empire espagnol, et, plus récemment, l’Empire français. Le temps et ses facultés d’adaptation, encore profondément humaine, lui ont donné une expérience, un instinct, qu’aucun livre ne pourrait jamais donner.

A l’aube de l’ère industrielle, forte de plusieurs siècles d’errance et d’apprentissage en Europe, Jana a fait en sorte de développer un riche patrimoine, volant ce qu’elle pouvait aux nobles crédules de toute l’Europe. Au matin de la première guerre mondiale, dans les dernières familles aristocrates, on se déchire sa dot. Au matin de la seconde, même le Fuhrer l’appelait « Madame », et enfin, en 2020, à l’apogée des frontières et du terrorisme, elle a le monde de l’Est, par le biais de ses armes, au creux de ses doigts. Comment survivre dans ces conditions ? L’anonymat, bien sûr. Au jour d’aujourd’hui, personne ne connaît sa véritable identité, ce qu’elle fait réellement, chez les mortels. Elle use, pour traiter avec eux, d’intermédiaires, biaises leurs banques avec différents noms, différents comptes… Elle leur laisse en trouver quelques uns pour mieux protéger les autres, mais son empire est solide. Les humains ont joint les armes à leur quotidien, en particulier les monothéistes. Certaines de ses armes sont utilisées pour les fusillades aux USA, guerres entre cartels en Amérique du Sud, attentats terroristes en Europe et guerre civile au Moyen-Orient. Jana fournit tout ou partie par différents intermédiaires, les marchants de mort comme on dit, s’assurant simplement que les marchés continuent d’être inondés pour que les croyants du dieu unique puissent se tuer entre eux dans la joie et la bonne humeur. Et les dommages collatéraux ? Aucun intérêt. La guerre, c’est la guerre, et cela, Jana l’a compris mieux que quiconque. Le tout en son nom à elle ? Certes, non. Le tout au nom de leur créateur à tous… Puisque c’est à lui, et à lui seul, qu’ils doivent leur immortalité.

« Madame ? Nous n’allons pas tarder à atterrir… » Les yeux noirs de la créature de la nuit se ferment brièvement, et l’homme disparaît. Ils ne sont pas nombreux à pouvoir se vanter de faire déplacer Madame. En fait, c’est à se demander même s’ils seraient deux… Johannes le réalise-t-il ? Réalise-t-il toute la beauté et la tragédie de voir les talons aiguilles de sa créatrice claquer sur le tarmac de l’aéroport de Paris Charles de Gaulle, sous une pluie battante, rien que pour lui ?

C’est que… Le bruit de sa désertion, à lui, si proche de Madame depuis si longtemps, a fini par se répandre, et Jana ne peut se permettre une sédition dans ses rangs, pas maintenant. Si lui la délaisse sans rien encourir, pourquoi pas d’autres ? Pourquoi le favoriser lui alors que, de tous temps, il y en a eu des plus fidèles à elle, ou à sa cause… Les deux semblent ne faire qu’un, et pourtant, dans l’ordre du dragon, on compte autant de vampires dédiés corps et âme à Chernobog qu’à Jana, qui, humblement, ne se fait que vaisseau, n’a jamais cherché à en tirer partie pour acquérir sa propre déification. Quoiqu’il en soit, dans ce contexte, ramener la brebis égarée, ou la détruire, est impératif. A ce stade, Jana ignore encore comment elle se sent réellement, elle qui a tellement l’habitude de se blaser de toutes les interactions sociales depuis si longtemps, elle qui ne les subit que par intérêt. Est-elle en colère ? Est-elle blessée ? Est-ce son orgueil qui est blessé ? Difficile à définir, difficile à expliquer. Il y a beaucoup à dire, beaucoup à expliquer… Mais seulement deux finalités. Soit son infant favori revient à la raison, soit elle le tue. C’est aussi simple que ça. Est-ce qu’elle préférerait une finalité à une autre… ? Elle n’en est même pas certaine…

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