Alexandre Durand - Enjoy the Silence

Il y a une époque de l’amour et des rires. Un moment heureux, loin dans le passé, où j’avais un père, une mère, et ma jumelle, évidemment. Orphée. Nous formions un tout uni, heureux. Bien sûr, papa n’était pas souvent là mais ça ne l’empêchait pas de nous aimer… Du moins, j’en étais persuadé à cette époque, peut être parce que maman l’était aussi. Ce joli petit tableau, si idéal que nous formions… Maman avait rencontré papa en vacances, en Grèce. Forcément la distance n’aidait pas à faire de nous une famille normale. Ca, et bien sûr ce qu’était vraiment papa.


Zeus, maître de l’Olympe, et tout le bordel. Je vous assure que c’est pas des conneries.


Ca a l’air dingue, comme ça. Et c’est pourtant vrai. On le savait depuis le tout début, mais ça nous semblait tout naturel. Papa était grec, c’était le chef des dieux et il était très fort ; il nous visitait quand son travail le permettait. Bon, j’ai quand même quelques souvenirs de discussions sérieuses avec maman qui avait peur d’une autre femme… Mais à l’époque, tout roulait. On était des gosses, on était innocent, on se contentait simplement de grandir à notre rythme, dans l’amour et la protection d’un foyer qui vivait pour nous l’essentiel du temps. On avait compris qu’on devait rester prudents, sur papa, sur ce qu’il faisait, et surtout sur qui il était. A-t-on jamais vraiment su qui il était, au-delà de sa célébrité ? Difficile à dire. A l’époque, c’était un père relativement absent


Je ne sais pas ce qui a merdé, à l’époque. Papa n’a pas vraiment eu le temps ou l’envie de s’expliquer. On était très jeunes, quand c’est arrivé. Huit ans. Assez pour comprendre ce qu’il se passait. Assez pour en rester marqué à vie. Ce type, cet… Emissaire, qui était venu passer un message à Papa. Et ce message, c’était maman. Il y avait du sang partout. Sur nous, aussi. Et ce message, sur le mur. Jupiter, œil pour œil, dent pour dent. Papa n’a jamais su nous dire ce que ça signifiait. Je ne l’ai jamais appris par la suite.


Tout ce que je savais, à cet instant où je serrais ma sœur contre moi, c’était que plus rien ne serait jamais comme avant,


Après ça, c’est le début de la haine. Au début, je ne savais pas ce que c’était, ce que je ressentais en permanence. Cette colère froide, furieuse, qui me rendait mutique l’essentiel du temps, incapable de prononcer le moindre mot. Je n’ai même pas salué mon père à l’enterrement de ma mère. Rien, pas un mot. Je n’en ai plus jamais eu de sa part. Et j’avais beau serrer encore et toujours Orphée contre moi, ça n’empêchait pas ces messieurs de l’assistance à l’enfance de nous séparer. Pourquoi ? Parce que papa nous avait abandonnés. Purement et simplement. Et pour nous séparer, avait-il aussi joué un rôle ? Je n’en savais rien, mais il était clairement responsable de tout ce qui nous arrivait. Je suis trimballé de famille d’accueil en famille d’accueil pendant des mois. Je me fais remarquer par mon caractère rétif, par mon côté solitaire et bagarreur. Toujours sur les nerfs. Toujours prêt à me battre. On ne compte plus les yeux au beurre noir, les pommettes enflées, les lèvres fendues. Je rentre trop souvent malmené par les petits camarades du collège que je malmène, ou à qui je réplique lorsqu’ils prétendent m’en faire baver. Tout ce cirque d’intégration pour laquelle je ne fais jamais aucun effort… Pourquoi j’en ferais ? Je déteste tous ces gens qu’on me colle dans les pattes, et on me prive toujours de ma sœur, dont je n’entends purement et simplement plus parler pendant des mois. Je finis par tomber chez les Carpentier.


Une bonne famille, les Carpentier. Le papa est cadre dans une grosse boîte. Lui aussi, il voyage beaucoup. La mère, elle est dans les assurances. D’autres enfants. C’est insidieux, comme ça se passe. Je saurais plus tard que c’était la marque de fabrique de tout bon déicide qui se respecte. Ils commencent par m’apprivoiser, petit à petit. Ils comprennent ce que je vis. Et puis, au bout de quelques semaines, viennent les premières questions sur mon père. Et plus étonnant, sur Orphée. Et ma mère. Ils ne font pas qu’essayer de tisser un lien. Ca les intéresse. Au début mutique, comme toujours, je finis par m’ouvrir petit à petit. Et il faut encore un bon moment pour qu’ils me révèlent tout savoir. Quand ça arrive, je suis au lycée. J’ai d’abord commencé par pouvoir obtenir, par moments, des informations sur ce qu’il arrivait à Orphée. Mon père adoptif, Philippe Carpentier, ramenait au compte-gouttes des nouvelles de ses voyages. Il fallait être prudent, selon lui, car vu le passif de ma famille il ne devait pas se faire repérer. Là encore, je comprendrais plus tard pourquoi. Mais en attendant, les nouvelles qu’il distillait me permettaient de me lier plus encore à eux. De leur faire confiance. J’apprenais à comprendre ces gens, et surtout à sentir qu’ils voulaient mon bien. Orphée voyait un psy. Ca me flinguait, et Dominique, ma mère adoptive, était bien consciente que ne rien faire me rongeait. Alors elle avait décidée son mari à m’emmener voir ma sœur… Mais de loin, seulement. Par sécurité. Ceux qui avaient tué ma mère nous cherchaient toujours. Un dieu rival… Ou une déesse. Héra ? J’apprenais qu’elle faisait ça, souvent, aux enfants naturels de son époux. C’est après l’avoir aperçue de loin, Orphée, que Philippe me révèle finalement tout ce qu’il savait.


C’est le choc. Cette famille que j’acceptais enfin était parfaitement au fait de la nature divine de mon père, et du sacrifice de ma mère sur l’autel de sa gloire et de son parcours hédoniste parmi les Hommes. Philippe et Dominique me demandent alors ce que je veux faire. Mais m’alertent sur le fait que je serais toujours en danger, et Orphée aussi. Par le sang qui courait dans nos veines et le moyen de pression que l’on représentait pour notre père, qui nous avait certes abandonnés mais « pour notre bien », sans tenir compte des ravages que cela causerait à ses enfants. De ce que j’apprenais, nous n’étions de toute façon pas sa seule famille, à l’époque. Je finissais par rejoindre la seconde option. Travailler avec eux pour empêcher ces dieux pathétiques de jouer avec nous autres, humains. Nous libérer de nos chaînes.


La haine était déjà là, depuis toujours. Maintenant, elle avait trouvé un nouveau vecteur pour s’exprimer. Il fallait être bon en tout, partout et tout le temps. Je m’entraînais sans relâche, physiquement pour faire de mon corps un outil polyvalent, mais aussi mon esprit, pour servir notre cause. J’avais enfin un sens à ma vie. Et les discussions avec ma famille adoptive me montrent rapidement à quel point j’avais eu raison de détester mon père. Je deviens étudiant. En archéologie, mais pour travailler directement dans le pôle recherches d’un musée placé sur un site de fouille. Il faut un moment pour que mon travail soit assez sérieux, assidu, sans distractions d’aucune sorte, fini par me donner droit à récompense. Je rencontre d’autres représentants de l’organisation. Ce que j’y apprends continue, encore et encore, de me conforter dans mes convictions. Ils commencent à se dire, mes supérieurs, que ma position est intéressante. Car si je deviens un jour conservateur, grâce à leurs connaissances et à leur réseau de l’ombre, je pourrais sans doute entrer en contact avec des dieux ou avec leurs serviteurs… Ils le savent, les divinités sont toujours friandes des reliques de leur passé, pour s’y raccrocher comme à quelque chose de précieux, ou pour se projeter vers un avenir qu’ils imaginaient plus radieux.


Cerise sur le gâteau, on finit par récompenser mes efforts. C’est un vœu pieu depuis longtemps, presque un mantra… En tout cas l’objectif de toute ma vie. On m’autorise à retrouver Orphée. Devenue Donovan. Une star de la chanson, qui sort du son énergique et qui est assez en vue. On se retrouve, enfin… Et je me sens à nouveau complet. Et déterminé comme jamais. D’autant plus qu’elle brûle comme moi de se venger, et de protéger tous les enfants qui comme nous jadis, subissaient les jeux des puissants de ce monde, les vrais puissants. Les dieux, qui usaient des mortels comme des jouets, comme des passes temps. Nous échangeons de longs moments. Passons du temps ensemble.


Orphée a beaucoup changé. C’est difficile de l’appréhender dans ce qu’elle est aujourd’hui. Plus encore de se comprendre. Mais il y a encore cette connexion entre nous.


On en a fait du chemin, depuis ce moment où nous contemplions, couverts de sang, le corps de notre mère et le message que traçait son bourreau sur le mur. Nous avançons, toutefois. Elle avec son argent, sa célébrité, son réseau. Moi avec ma détermination, mes recherches, et mes découvertes.

Ensemble, nous ferons plier les dieux. Ensemble, nous protégerons tous les enfants du monde, de ceux qui ont trop longtemps joué de leur destin.

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