Alexandre Kolasi - Les Enfers, ce sont les autres

Le soleil se couchait sur la Ville-Lumière. Silencieuse, une ombre se leva dans l’immense bureau nacré pour se poster face aux larges fenêtres qu’ornaient des battants d’époque ainsi que les premières lueurs de la Tour Eiffel, ce monstre d’acier qui contemplait de toute sa hauteur les créatures qui se faufilaient, au gré des envies des hommes, dans les rues qui ruisselaient encore de travailleurs rentrant chez eux comme de destins nocturnes qui s’apprêtaient à rencontrer leurs maîtres. Plus bas, les ultimes rayons du soleil illuminaient le Panthéon, pâle reflet des beautés de jadis, dans d’autres terres. Imperceptiblement, la luminosité baissait, et avec elle, un sourire s’élargissait. Bientôt, il ne resta rien, si ce n’étaient les étoiles. Une main tapota sur un écran, nouvelle source de clarté. Il était temps de s’en aller.

Flanqué de son fidèle homme de main, Alexandre Kolasi sortit de l’immeuble, avant de s’engouffrer dans la large berline apprêtée pour l’occasion. Une fois sur la confortable banquette, il ouvrit un ordinateur portable et donna quelques ordres supplémentaires. Les affaires terrestres étaient prenantes, et il avait besoin d’elles pour prospérer. Après tout, quelle success story à raconter à ceux qui s’esbaudiraient de cette fortune fondée sur des mensonges divins ! Un jeune immigré grec arrivé sans le sou à Paris le jour de ses vingt ans, ayant décidé par un coup du sort, suite au décès de son père, d’investir dans les pompes funèbres pour accompagner ceux qui, rongés par le deuil, ne pouvaient offrir les funérailles qu’ils désiraient à leurs proches. Qui avait fondé sa toute petite entreprise et, à force de placements judicieux et d’un placement sur un créneau pratiquement vide, celui des cérémonies civiles, avait fini par s’agrandir en rachetant petit à petit un concurrent, puis un autre, et encore un autre, jusqu’à se retrouver à la tête d’une multinationale solidement implantée à travers l’Europe et aux Etats-Unis. L’Empereur de la Mort : voilà comment certains magazines financiers l’avaient surnommé. Ironique. On louait son sens de la Bourse, avec une capacité apparemment illimitée à lever des fonds, et son intérêt pour les nouvelles technologies. Combien de succès vidéoludiques de ces dernières années avaient-ils soutenu ? Le dernier en date, Hadès, affichait des records de vente. En y repensant, l’homme afficha un sourire sardonique. D’un bref mouvement, il ajouta une nouvelle case à son agenda. Il faudrait qu’il prévienne son épouse de cette invitation au Congrès « Mourir dans la dignité », association pour le suicide assisté qu’il finançait généreusement.

Arrivé devant le Cerbère, le restaurant de sa femme, son Cerbère à lui arrêta le moteur et le laissa sortir. Donnant son congé à son garde, Alexandre Kolasi s’engouffra dans les lieux, saluant d’un signe de tête les serveurs qui s’écartaient respectueusement devant, si ce n’était le patron, du moins, le mari de madame. Et on ne plaisantait ni avec madame, ni avec monsieur. Il la trouva à la réception, comme souvent, faisant les derniers ajustements pour la soirée à venir. Un baiser plus tard, Rosaline était à son bras, comme depuis la durée de leur mariage, et ils s’en furent pour une soirée. L’affaire était entre de bonnes mains. Ils se contèrent, durant quelques pas, leurs journées respectives, échangeant les rendez-vous auxquels l’autre devait paraître, renseignant sur tel ou tel voyage, tel ou tel séminaire. Leur Empire ne leur laissait pas une minute de répit le jour. Heureusement, car la nuit, leur Domaine les attendaient. Il attrapa sa main. Et lentement, les ombres les engloutirent.

Leur palais était toujours là. Les vêtements mortels s’en allèrent, remplacés par les chitons longs appropriés à leur rang, et à ce qu’ils étaient. Puis Hadès escorta sa reine jusqu’à leurs trônes, inchangés depuis tant de millénaires. Et le Seigneur des Enfers contempla, à sa juste place, ses terres. Face à eux, directement, s’étendaient les vertes prairies parsemées d’arbres majestueux, certains de diamants, des Champs-Elysées. On pouvait y apercevoir les héros des temps anciens y vaquer, les cheveux délicatement entremêlés par de doux zéphyrs apportant la fraîcheur nécessaire. Surplombées par un soleil et des étoiles uniques, les âmes s’y perdaient, dans la félicité accordée aux plus grands, ainsi qu’au maître des lieux, à son épouse, et à leurs fidèles sicaires. Non loin, Radamanthe, Minos et Eaque en gardaient l’entrée, jugeant les âmes, comme le leur avait demandé leur désormais maître, qui s’était déchargé sur eux de cette tâche, bien qu’il surveillât toujours scrupuleusement ses fidèles. Il n’avait jamais aimé intervenir dans les affaires de ses subalternes. Mais Hadès veillait, constamment, appliqué à son devoir. Il était celui qui décidait de la non-vie, qui triait les vertueux des infâmes, et gardait l’immense majorité des humains, condamnés à errer dans les prés de l’Asphodèle, informes, vides, sans but. Et toujours sous le regard vigilant du Dieu, dont le Palais avait été conçu pour être vu de tous les abords de son territoire. Se déportant à l’arrière, il se laissa dériver jusqu’aux pires profondeurs : le Tartare grondait, aussi fort que ses prisonniers hurlaient. Des lacs de souffre et de poix en fusion permanente s’échappait la flagrance putride de leurs châtiments. Si Cerbère était le Gardien, Hadès était le Geôlier infernal, celui à qui avait échu la lourde tâche de châtier et conserver la lie de l’humanité comme de la divinité. On y croisait les damnés les plus célèbres, de Sisyphe à Tantale en passant par les Danaïdes. Ah Sisyphe, qui avait cru duper le Dieu en personne … Ses muscles roulaient aussi sûrement que son rocher, et lorsque ce dernier chuta, à nouveau, Hadès émit un ricanement imperceptible. Pauvre fou, qui avait eu l’hubris de défier sa nature ! Et puis, il y avait aussi les ennemis des Olympiens : Titans, Hécatonchires, quelques Géants … Toutes ces forces malfaisantes, qu’il convenait de retenir à tout prix. Les millénaires avaient passé. Leurs forces demeuraient, et avec elles, la mission d’Hadès.

Il n’avait jamais failli. Même quand le flot des âmes passant l’Erèbe s’était tari, quand les barques de Charon s’étaient vidées, à mesure que le Dieu Unique triomphait, il avait continué, imperturbable, à veiller sur son royaume souterrain. Il avait enduré plus longtemps que d’autres car il n’avait jamais reposé son pouvoir sur le nombre de fidèles, les libations, les sacrifices, les temples. Quel besoin, quand la mort était partout ? Nul besoin qu’on le vénère. Il avait simplement besoin qu’on le craigne. Qu’on prie, dans un sursaut, pour que n’importe quelle divinité accorde le salut à une âme souillée. Déjà, il était peut-être l’Olympien le plus acharné, ne sortant que rarement de son domaine, ne s’attachant que rarement à influencer le destin des humains. Ce n’était pas son rôle. Ce n’était pas sa place. A ses frères et sœurs, il laissait les enfantillages. A lui, le lourd devoir de garder, de châtier, et de récompenser. Sa vigilance ne pouvait connaître la défaite. Il n’avait failli à son credo qu’une fois : en voyant la fille de sœur aînée, Déméter. Foudroyé, l’âme obsessionnelle de l’impitoyable infernal s’était manifestée avec virulence. Seule la Belle aux Fleurs serait digne d’être sa Reine. Il la voulait. Il l’aurait. Il l’avait eue. Enlevée, séquestrée, trompée, Perséphone avait dû rester la moitié de l’année, ne retournant auprès de sa mère que durant le printemps et l’été. Zeus n’avait pas osé trancher contre son propre frère. Comment aurait-il pu, quand la captive avait déjà goûté aux fruits des Enfers ? La loi était la loi. Le juge des âmes ne le savait que trop bien. Il l’avait séduite, à sa manière. L’oncle était devenu le mari, l’amant, la moitié, le partenaire. Il lui avait offert son domaine. Elle s’y était plu. Contrairement à ses frères, à ses neveux, le Seigneur des Enfers n’était pas Dieu de marivaudages. Fidèle à sa femme, il était le seul à pouvoir mettre en exergue son inébranlable loyauté – hormis Héphaïstos, mais pouvait-on réellement compter le cocu le plus célèbre de l’Olympe à ce titre ? Perséphone avait pris goût à son pouvoir, à son époux. Malheur à celles qui avaient tenté de séduire le Maître des Souterrains : leur punition avait été aussi cruelle que celles qu’il accordait lui-même aux châtiés. Il avait bien choisi.

Pourtant, Hadès s’était résolu : pour continuer à mener à bien sa mission, ses pouvoirs devaient se renforcer. Guidé par le devoir, il avait accepté de jouer le jeu des mortels. Avec Perséphone, ils avaient ainsi voyagé de par le monde, tentant de profiter de chaque résurrection des fois païennes, des mythes grecs, pour se renforcer, face aux coups de boutoir de l’oubli. Il avait déjà, à la chute des achéens, réussi à s’implanter en Etrurie, dans les derniers feux de l’Egypte Ptolémaïque, au sein des satrapies hellénistiques, et de Rome la conquérante, la puissante … la riche. Celle qui l’avait représenté dans toute sa gloire de Dieu des Richesses Souterraines, reconnaissant l’étendue de ses pouvoirs, de ses domaines. Dieu des Enfers, il l’était aussi de l’Abondance, et du retour du Printemps. S’il avait influencé Perséphone à jamais, l’inverse était vrai. A moins que la vie et la mort ne soient si intimement liées qu’il aurait été bien sot de vouloir les séparer. Tandis que d’autres se flétrissaient dans leurs enveloppes mortelles, de tout temps, Hadès et Perséphone avaient prospéré, aidés par sa capacité à obtenir ce que les hommes avaient toujours convoité : les éclats d’en-dessous. Bijoutiers célèbres, grands négociants, banquiers, conseillers, ils avaient été de tous les âges, de toutes les finances, influençant par leur prétendu mécénat les néo-platoniciens de la Renaissance, puis l’installation du classicisme en France, pays si propice à se rêver trop grand. Les pauvres n’avaient pas eu de passé éclairé : alors, ils se réjouissaient d’un antan qui n’était pas le leur. Chaque siècle voyait renaître la pensée grecque. Les révolutionnaires se rêvaient en Athéniens. Le Culte de la Raison s’inspirait des figures abstraites bien connues. Ils avaient tenté de le pousser. Mais la Révolution avait dévoré les siens. Dommage. Puis il y avait eu les mouvements romantiques, leur emportement, leur spiritualité néo-hellénistique, la première depuis les hérésies byzantines qui avaient été le terreau de leur ultime floraison. Généreux mécènes encore, ils s’étaient enthousiasmés pour Lord Byron, Louis Ménard …

Cependant, leur véritable génie avait eu lieu aux Etats-Unis, terre de syncrétisme et de folie, où naissaient trois ecclesias par jour, tant le terme dévoyé par le Dieu Unique paraissait impropre à ses petites communautés parfois sectaires qui se fleurissaient, puis mourraient. Au milieu du XXème siècle, ils avaient discrètement commencé à essaimer leur influence sur des cercles de réflexions philosophiques, et leurs efforts avaient été couronnés de succès. Des cercles étaient nés, prospérant doucement. Sur leur lancée, ils avaient continué en Grèce, traumatisée par la dictature des colonels. Ils avaient formé des adeptes. Et ils les avaient laissé faire leur travail de sape, retournant à Paris pour la seconde étape de leurs projets. Là, donc, Hadès avait détourné la mort au sens strict, profitant de l’abandon des dieux par les hommes, et du renouveau de l’intérêt pour l’antique. Ses cérémonies, ciselées, passaient pour de judicieux hommages à une spiritualité morale. Elles plaisaient à cette population dont la moitié se revendiquait sans religion, sourde à son asservissement par les nouveaux dieux. Peu importe : ils mouraient toujours. Et en mourant, ils voulaient rendre hommage à leurs vies, se complaisaient dans les anciens symboles, pour son plus grand contentement.

Imperceptiblement, le couple infernal étendait sa marque, dans les esprits comme dans la fin. Ils étaient dans les esprits, dans les débats, dans la mort, du début à la fin, constamment dans l’ombre, comme il seyait. Mais toujours présents. Et tout cela, au nom du devoir : celui qui enchaînait Hadès aux Enfers. Jamais il n’avait dévié de son but, de sa raison d’être : être celui qui Gardait. Celui qui Veillait. Et, ainsi, Celui qui Jugeait.

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