Virgile Hobbes - Ne clochez pas devant le boiteux

C’est un petit comprimé blanc, ovale, insécable.

Vers cinq heures du matin, l’envie est à son comble, elle me projette hors du lit, injecte des soubresauts dans mes doigts, rend pénible la moindre déglutition. C’est le moment le plus douloureux de ma journée.

Mon premier geste est d’enclencher la cafetière puis d’allumer une cigarette. Je tire une première bouffée pendant que la tasse se remplit. Le soulagement qu’elle m’apporte est immédiat, d’une brutalité extraordinaire. J’ai hésité, parfois, à en pleurer. Mais la première inspiration en amène une seconde dès le moment où la fumée se dissipe. Le manque et la cessation du manque, c’est comme ça que marche la nicotine. Je bois mon café pour combler.
Après une seconde cigarette, j’avale un comprimé de Dicodin avec de l’eau tiède et filtrée. Aussitôt, les douleurs rétrécissent jusqu’à ne plus être. La codéine se diffuse rapidement dans mon organisme. Nous sommes dimanche, mais je me prépare comme en semaine.

Si je devais me présenter à quelqu’un, je lui décrirais ce que je vois dans la glace : je m’appelle Virgile Hobbes, j’ai trente-six ans, je suis professeur en lettres classiques à la Sorbonne. Je continuerais en parlant de ma thèse, Empreintes de modernité dans l’Iliade et l’Odyssée : Homère, visionnaire de la poésie, cette longue étude de quatre cents pages et de sept années de vie, écrite entre Paris, Aix-en-Provence, quelquefois Athènes. Soutenue et acclamée par le jury ; naturellement qu’on m’a brossé pour continuer d’élever les Sorbonnards. Je suis titulaire depuis quatre ans. Une mention qui ne laisse jamais insensible ; les voix changent quand j’évoque la Sorbonne, ça sonne classieux, ça sonne intelligent, ça façonne directement une hiérarchie dans le lien que nous sommes en train de créer. Généralement, ils ont remarqué la canne et la jambe boiteuse depuis le début ; s’ils songeaient à m’interroger dessus, la Sorbonne apaise leurs ardeurs curieuses.

Les silences en disent long et c’est tant mieux parce que je n’en parle jamais, de ma jambe. Mes interlocuteurs imaginent le pire. M’associent surtout à un courageux, parce qu’« être boiteux à Paris c’est difficile, chaque jour c’est un merdier pour circuler, dès qu’il y a des marches, le type s’affaisse, la douleur doit être terrible, humiliante, et Dieu sait qu’il y a des foutues marches à Paname », qu’ils se disent. Pourtant, je me tiens en face d’eux, mon costume de l'atelier Zervas est repassé, impeccable, je suis parfumé, coiffé, mes lunettes me donnent l’air cool, un peu geek vu que ce sont de grosses montures, et mon sourire, encore plus parlant, rend compte qu’aucune marche ne m’arrête. C’est un bon résumé, je conviens. Rien ne m’a jamais arrêté. Je me suis toujours démerdé pour donner les meilleurs accents à ma vie. J’ai un bel appartement dans la meilleure des villes. Un poste que j’aime. Assez d’argent pour commander entrée-plat-dessert au restaurant, et de les arroser chacun d’une bouteille de vin en fonction d’un accord précis de saveurs. J’ai Erik, ce foutu Erik Christensen. Masha Lancaster, aussi. Les amitiés, quand elles comptent, remplacent la famille. C’est précieux.

Mais il me manquera toujours le plus grand des biens : la liberté. La véritable, celle dont on ne questionne pas la présence, l’inverse du placebo dont on gave l’humanité. Nous sommes des pantins articulés par nos croyances. Et notre foi en rajoute à notre fardeau. Elles donnent de la force aux dieux qui jouent avec notre destin. C’est le vicieux rouage immémorial dans lequel nous nous sommes coincés. Désormais, ils souhaitent plus que tout que nous restions docilement dans ce piège.

Oh, ouais…Les dieux. Peu y croiraient. Pourtant, ils sont là. Dissimulés parmi nous, bien au chaud dans des enveloppes qui nous ressemblent. Des milliards de vies à travers l’Histoire, manipulées selon le bon vouloir d’une poignée d’entités. C’est une vérité avec laquelle j’ai grandi. Une vérité dont j’ai fait les frais. Et lorsque je quitte mon immeuble pour prendre le métro ligne 3, Jana me revient en tête. Je me rappelle que ma quête a commencé pour elle.

Jadis, quand nous n’étions pas encore les Hobbes, mes aïeuls ont prêté serment à la strigoï connue sous le nom de Jana. A travers l’histoire et ses remous, ils l’ont loyalement servie, accompagnée, de l’est jusqu’à l’ouest. Quand elle ordonnait, sa Cabale se mouvait. Mes ancêtres vivaient pour ses desseins. C’est la génération de mes grands-parents qui a marqué la rupture avec elle. Ma grand-mère, ma chère Nanny, en faisant l'agent double auprès de Jana pour le compte des déicides, s’est attirée les foudres de la vampire. Elle est partie avec mon grand-père et mes parents. Nous avons fui à Brighton, changé de nom, recommencé nos vies à zéro ; ainsi sont nés les Hobbes. C’est à peu après ce moment que j’ai vu le jour. A peu près à ce moment que Nanny a adhéré aux mouvances déicides, monnayant ses secrets en échange d'un ersatz de protection.

Je n’ai que peu de souvenirs de Brighton mais je me rappelle sa tranquillité béate. Quelques baignades dans la Manche. L’odeur singulière de l’air. Les fish’n’chips sur le port. La ferveur électrique lors des matchs des Seagulls au Falmer Stadium. Les seuls moments dont je conserve une clarté absolue sont les mots de Nanny sur les dieux, le ton passionné avec lequel elle énonçait leurs légendes, mais aussi d’à quel point la méfiance était de mise avec eux. Maintenant que j’y repense en marchant dans les rues ce dimanche matin, ça a été mon premier et seul coup de foudre : celui des lettres. Celui qui ne me quitterait jamais. J’aimais leurs récits, alors naturellement, je connaissais les dieux. Et dans mon cerveau d’enfant, ils n’apparaissaient pas aussi cruels que Nanny l’expliquait ; pour moi, il ne s’agissait que d’entités lointaines, intangibles. Pourquoi s’en soucier ?

Avant de fêter mes dix ans, la secte de la strigoï se rapproche de nous ; c’est pour cela, je crois, que nous quittons Brighton en direction de Paris. La fuite se fait en vitesse plus qu’en silence, certainement dans la logique de se grimer en parisien parmi des millions d’autres, au plus tôt nous nous joignons à cette masse, au plus tôt nous reprenons une vie ordinaire.
Le déménagement brutal n’entache pas mon développement. Paris ne ressemble en rien à Brighton mais dans les rues de la capitale, je ne regrette pas la Manche. La langue est une passerelle et je me francise bien rapidement. La métropole paraît familière. Je ne me sens pas insignifiant au milieu des grands boulevards, pas non plus ratatiné contre les tours qui y fleurissent ; j’ai au contraire l’impression de pouvoir tendre la main pour en saisir toutes leurs possibilités. Je suis un cursus en lettres. Les professeurs me donnent le qualificatif de brillant. Je vis bien. Je pars souvent flâner aux Tuileries. Je mange à ma convenance. Je fête mes seize ans. Et une soirée d’août, Jana revient.

Les dés sont toujours pipés lorsqu’un divin les lance, nous aurions dû le savoir. La secte nous retrouve, parce que Nanny a oublié que Jana régnait pour une bonne raison : elle est implacable, impartiale et cruelle. Paris ne l’arrête pas. Tous, nous sommes amenés dans son fief. Nanny demande audience, tente de plaider notre cause, je crois même qu’elle négocie sa vie contre les nôtres, les souvenirs sont confus. En guise de réponse, la strigoï éviscère les membres de ma famille. Curieusement, je suis le dernier debout, épargné et expédié dans une pièce annexe, une cave, un cachot, un grenier, peu importe, je me rappelle seulement à quel point il y faisait sombre, seul avec mes images indélébiles.

Au bout d’une éternité – deux jours ? Trois ? – Jana en personne se rend dans mon antre. Je crois qu’elle se penche, son souffle est proche de mon visage et moi, avec ce qu’il reste de moi, celui qui n’aurait jamais eu à envisager qu’il crèverait comme le reste des Hobbes, j’enfonce mon pouce dans son œil.

Ce qu’il se passe ensuite ? Jana rétorque. Dans l’obscurité, je ne vois rien de ses mouvements, rien de ce qu’il y a sur son visage ; seule transparaît la violence de ses coups, le craquement de mes os et mes cris, et dans la foulée je comprends que c’est le genre de moment qui reste, ceux dont les années n'entament pas la clarté, il demeurera en peinture jusqu’à la fin de mes jours. Quand elle en a assez, elle m’abandonne. Nous n’avons rien échangé d’autre que ceci. Retour aux ombres. Plus rien ne bouge. Je suis cloué au sol, à suinter du sang par tous les pores. Pas encore mort. Je sombre. Un jour passe, certainement. Pas encore mort. Le suivant, je me suis résolu à ce que cette pièce soit mon tombeau, mais j’observe une nouveauté : un rai de lumière posé sur le mur au fond de la cellule. Un rectangle informe, gris sur noir, réel, observable. Il vient de la porte. Elle est entrouverte.

Je parviens à me mouvoir à travers les couloirs, ils sont vides, je ne songe pas au fait que c’est étrange, la douleur est démentielle et chaque pas semble tordre mes nerfs mais ce n’est plus moi qui me porte, c’est la putain de furie, un orage de colère, au plus j’ai mal au plus il gronde, Jana, Jana, Jana, JANA, Jana qui tue Nanny, Jana qui tue mes parents, Jana qui tue mon grand-père, Jana qui a fait l’erreur de ne pas me buter. Ma jambe droite traîne, elle semble s’être statufiée dans un angle impossible, mais je ne le remarquerai qu’à mon arrivée aux urgences, quelques heures plus tard. Pour le moment, je me tire de son domaine, et je retrouve l’extérieur comme un camé en manque. Le soleil se couche à peine.

Plus tard, je ramperai pour retrouver la route, un automobiliste s’arrêtera, me portera jusqu’aux urgences, qui m’enverront en hélicoptère jusqu’aux hôpitaux parisiens. Je dirai qu'un camion m’a percuté, ce que personne ne réfutera ; la violence des coups en choque certains, on me donne le qualificatif de miraculé. C'est ce que mes semblables retiendront, on ne doute pas d'un miraculé, on prend ce qu'il dit pour l'absolue vérité. Dans la même journée, la police investiguera le manoir de Jana mais on n'y trouvera rien d'autre que la poussière des vieilles baraques abandonnées, pas l'ombre d'un corps. Ma famille n'aura jamais de sépulture. Dans la foulée, le contact déicide de Nanny viendra me rendre visite. Je réitérerai mon engagement total à la cause.

La convalescence sera longue et les soins intensifs, "vous vous en remettrez" diront les médecins ; le seul problème concerne ma jambe droite. Le quadriceps fémoral s’est retourné sur lui-même, le sang n’a pas pu y circuler ; une partie du muscle s’est nécrosée, il faut la retirer. A un jour près, m'assure le chirurgien, c’est la jambe qu’il aurait fallu amputer. Mais je marcherai encore. Je perdrai une part de mobilité. Les douleurs seront constantes et incisives. Mais je tiendrai debout. Et tant que je le pourrai, je n’oublierai rien de ce qui s’est passé. Je n’oublierai pas Jana.

La canne s’impose à mon quotidien. A force de me soutenir, elle devient une extension de mon corps. Elle m'emmène d’abord de mon foyer pour orphelin jusqu’à l’hôpital pour la rééducation ; plus tard, du foyer aux salles d’examens du bac. J’ai 18 ans, je passe les épreuves avec succès. Avec le temps, l’itinéraire change, de mon studio d’étudiant aux amphithéâtres de la Sorbonne, d’une conférence à l’autre, le long des quais de Seine pour les soirées, pendant les déplacements qu'impliquent mon rôle chez les déicides, ma canne reste et m’accompagne. Je rencontre Erik lors d’une soirée et je me reconnais en lui. Il sait, pour les dieux. Plus que ça : son frère, Johan, les combat.

Progressivement, la lutte s’impose. Tous mes choix obliquent dans sa direction. La vie à Paris, les études, mon parcours d'excellence, le sujet de ma thèse, le calibrage de mon emploi du temps, la cellule déicide, Erik et Johan, puis ma chère Masha, tous me mènent à cette matinée de dimanche.

C'est un petit comprimé blanc, ovale, insécable.

Dans le métro, les tremblements recommencent, s’accompagnent de haut-le-cœur frigorifiques, j’en transpire en cascade. La douleur ranime ma jambe et lui fait battre le sol, elle s’aiguise au fil des secondes ; Wagram, Pereire, le métro ne va pas assez vite, on dirait qu’il rampe, et j’en serre les dents, il faudrait qu’elles se brisent une par une tant que j’en oublie la jambe ; Porte de Champerret, Louise Michel, puis le freinage miraculeux à Anatole France. J’avale un Dicodin lorsque je pose un pied sur la rame. Dehors, j’allume une cigarette, l’odeur du tabac recouvre celle du bitume mouillé.

J’erre dans les rues de Levallois jusqu’à une structure en retrait. L’écriteau à l’entrée se présente comme le Garde-meubles Perez. Le bâtiment est discret, parfaitement imbriqué dans les murs de Levallois, je l’ai choisi pour ça. Je m’avance jusqu’au débarras n°67 et glisse mes clés dans la serrure.

Derrière la porte coulissante, les murs sont tapissés de feuilles tantôt marquées par des caractères typographiques, tantôt par des phrases crachées au stylo ; on dirait qu’ils en sont peints jusqu'au plafond. Au milieu : un bureau, sommairement assemblé, sur lequel trônent des classeurs surchargés, des feuillets entassés et un écran d’ordinateur.
Vingt ans de notes. Vingt ans de traque. Pourtant, la chasse ne fait que commencer.
Je m’installe au bureau et allume l’ordinateur.

Jana n’était pas la seule tortionnaire et je n’étais pas sa seule poupée. Notre cas n’est pas isolé. Ils sont des dizaines. Mes semblables, opprimés par les dieux qu’ils vénèrent, à l’échelle du globe. Mais nous sommes forts. Nous avons eu le pouvoir de les créer. Il est possible de les détruire.

Tâchons donc de les renvoyer au néant.

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