Caraïbe de Rochebrune Pernía

Il était une fois, il y a de nombreuses années, aux alentours de quatre décennies, un jeune homme héritier d’une ancienne et fortunée famille française se trouvait en vacances pour un mois sur la Costa Brava avec une bande d’amis. Au bout d’une semaine nos joyeux comparses décidèrent d’aller faire la tournée des grands ducs dans la joyeuse capitale catalane : Barcelona.

Bien que vivants à Paris depuis toujours ils se retrouvèrent tels des enfants à observer les immeubles de la ville, les yeux écarquillés. Si Paris, en cette époque, se distinguait par sa classe ce qui faisait le charme de Barcelone était l’excentricité des constructions de l’architecte Antoní Gaudí i Cornet. Donatien de Rochebrune, le héros de notre histoire, était complètement émerveillé et tomba sous le charme des œuvres de l’extravagant architecte catalan au point qu’il en délaissa ses amis, qui eux préférèrent faire la tournée des bars, pour visiter ces divers chefs d’œuvres dont le Parc Güell. C’est au cours de cette visite qu’il fit une rencontre qui allait bouleverser le cours de son existence même s’il n’en eut pas conscience sur le moment.

Elle était assise sur une des place du banc ondulé et lisait tranquillement et, comme dans les films, et parce qu’il marchait sans regarder où il allait, il lui écrasa le pied gauche, trébucha et tomba à terre. Dans les films il suffit d’un regard entre nos deux jeunes futurs tourtereaux pour que l’alchimie se fasse et que l’amour naisse fruit d’un puissant coup de foudre. Si seulement la réalité pouvait être aussi romantique ! Au lieu de lui sourire, conquise par sa beauté, la jeune catalane se releva et commença à lui crier dessus, en catalan, langue à laquelle il ne comprenait pas grand-chose et d’ailleurs s’imaginait qu’elle lui parlait en espagnol… mais se disait bien qu’elle devait copieusement l’insulter. Il la regardait sans même s’être relevé, rouge de honte. Quand, enfin, elle se fut calmée elle le regarda en haussant un sourcil avant de lui tendre la main pour l’aider à se relever. Ce n’est qu’une fois debout et épousseté qu’il se permit de véritablement la regarder et découvrir qu’elle était d’une grande beauté qui le subjugua. Maladroitement, et avec un accent à couper au couteau, il lui présenta ses excuses en espagnol et tenta de lui faire comprendre les raisons de ce petit incident mais il fut interrompu par un rire éclatant. Et c’est dans un français parfait, quoi que légèrement teinté d’un accent catalan, qu’elle lui accorda son pardon.

Elle s’improvisa son guide au cours d’une journée palpitante où elle lui fit connaître les lieux les plus emblématiques de Barcelone, lui faisait découvrir les travaux de Gaudí qu’il admira presque autant qu’elle, du coin de l’œil. La journée fila trop vite et le soir-même il l’invita au restaurant. En parfait gentleman il la raccompagna chez elle, lui souhaitant bonne nuit avec un délicieux baisemain légèrement désuet. Ils prirent rendez-vous pour le lendemain pour aller voir la Sagrada Familia.
« La pépite de Gaudí. Qu’il n’aura jamais vu achevée. Cette basilique est en travaux depuis le 19 mars 1882 et ne sera pas terminée avant encore des décennies. Certains disent pour l’an 2000, d’autres 2030 et les plus pessimistes 2050. Mais j’espère bien que ce sera fait de mon vivant. Elle est déjà magnifique alors qu’encore en construction, une fois qu’elle sera terminée elle sera tout simplement…divine ! »

Ses amis ? Complètement oubliés. La journée redevint la soirée, la soirée se transforma en nuit. Et les semaines s’écoulèrent à la découverte d’abord de Barcelone puis de Girona. Un mois passa, puis deux… Et quand Donatien revint à Paris il était accompagné non pas par sa fiancée mais par sa toute jeune épouse : Elionor Nit Pernía Aguilera qui devint, une fois le mariage reconnu en France, Elionor Nit de Rochebrune Pernía. Nombreuses furent les disputes entre la famille de Donatien et sa nouvelle épouse et les relations ne s’apaisèrent totalement que lorsqu’elle annonça, après quand même dix bonnes années de mariage, sa grossesse.


« Je te préviens, il n’en est pas question ! Il est absolument IMPENSABLE que ma fille porte ce prénom RIDICULE ! Non mais est-ce que tu te rends compte ? Ce serait comme si dans ta langue tu l’appelais Baleares… C’est impossible ! » Donatien pestait et criait, ce qui était rare avec lui quant à Elionor, elle, pour une fois, maitrisait parfaitement son caractère emporté et restait calme. Et c’est tout aussi calmement qu’elle lui rétorqua qu’il aurait le dernier mot pour le prénom du prochain enfant mais que sa fille porterait le nom de Caraïbe. « Je comprends que cela te surprenne mais c’est l’un des premiers noms que j’ai appris en français. Et je l’ai toujours trouvé magnifique et fascinant. Je ne reviendrai pas là-dessus. »

En décembre 1989 l'arrière-grand-mère de Elionor; à qui elle devait son prénom; quitta notre monde pour rejoindre les cieux et malgré sa grossesse qui approchait dangereusement de son terme cette dernière, accompagnée par Donatien, se rendit aux obsèques. Et quelques heures après la cérémonie, elle perdit les eaux. Cependant elle ne fut délivrer que le lendemain et sa fille, qui allait se prénommer Caraïbe comme elle l'avait voulu  malgré les réticences de son mari, vit le jour accompagnée d'une toute petite surprise qu'aucun médecin n'avait vu aux échographies: un frère jumeaux qui fut prénommé Louis comme son grand-père. On peut se douter que pour la petite fille ce ne fut pas un prénom facile à porter tous les jours, surtout à l’école avec les enfants que l’on sait pertinemment cruels et moqueurs, mais tout comme sa mère elle aimait le son de son prénom à son oreille et le portait fièrement. Malheureusement sa scolarité eut à pâtir de son caractère emporté. Donatien pensait, et se faisait un malin plaisir de taquiner à sa femme à ce sujet, qu’elle avait hérité son tempérament de sa mère mais cette dernière était inquiète. Certes, elle avait un caractère bien trempé mais ne s’emportait pas avec la même intensité que sa fille. « Oh, elle est simplement impulsive, ça lui passera. » Mais cela ne passa pas. Il n’y avait que lorsqu’elle lisait qu’elle était tranquille. Elle avait son univers à elle qui lui était propre, adorait écrire et dessiner, s’imaginait vivre de folles aventures dans sa tête et, contrairement à son frère, dont elle était pourtant très proche, n’avait pas d’amis. C’était une enfant timide et réservée, avec de terribles colères.

Par une nuit noire Caraïbe, alors âgée de 12 ans, se réveilla en sursaut dans son lit. Elle avait entendu un bruit. Doucement elle ouvrit la porte de sa chambre pour tendre l’oreille. Elle entendit des bruits de pas à l’étage inférieur et des chuchotements. Terrifiée elle alla dans la chambre de ses parents. Donatien fut le seul à se réveiller, Elionor ayant un sommeil particulièrement lourd, et tout en lui intimant l’ordre de rester avec sa mère il sortit de la chambre pour aller voir ce qu’il se passait. Caraïbe, lui désobéissant, le suivit. On les cambriolait. Et au lieu de faire marche arrière silencieusement pour prévenir la police Donatien voulut jouer au héros, mal lui en pris. Paniquant, un des cambrioleurs l’abattit sous le regard de sa fille. Elle tomba à genoux aux côtés de son père et resta prostrée près de lui tandis qu’ils prenaient la fuite alors que la maisonnée se réveillait et se précipitait. Tandis que Louis hurlait  à s’en casser la voix Elionor, calmement, alla téléphoner aux secours. Caraïbe ne bougeait pas. Ne parlait pas. Ce ne fut que lorsque sa mère voulut l’écarter du cadavre de son père qu’elle protesta, silencieusement, ceci dit.

Caraïbe se referma encore plus sur elle-même. Elle ne parlait toujours pas, cessa de s’alimenter, refusa de retourner à l’école, pleurant toutes les larmes de son corps roulée en boule dans son lit. Elle perdit le sommeil, revoyant sans cesse son père se faire assassiner. Elle culpabilisait, se maudissant d’être allé le réveiller. Mais pourquoi n’avait-elle pas d’abord téléphoné à la police ? Elle aurait ensuite prévenu ses parents en leur disant de ne surtout pas bouger tant qu’ils ne seraient pas arrivés. Au lieu de ça… Elle s’enfermait à clef, refusait même de voir sa mère parce qu’elle était rongée par son sentiment de culpabilité et par la peur… une peur terrible qu’elle ne lui en veuille et ne vienne à la haïr. Elle imaginait aussi le chagrin qu’elle devait ressentir. Sur ce dernier point elle n’avait pas tort. Avoir mis en terre ce mari qu’elle aimait passionnément lui avait brisé le cœur mais Elionor tenait à garder les idées claires parce que plus que jamais ses enfants avaient besoin d’elle. Louis avait extériorisé son chagrin par des cris, des pleurs et même si la pensée de son père ne le quittait jamais vraiment la vie avait repris le dessus. Mais pas Caraïbe. Petit à petit cette dernière recommença à se nourrir, très peu, ceci dit, et elle retourna en cours. Mais elle faisait seulement acte de présence. Elle n’étudiait plus, ne faisait plus ses devoirs, ne répondait pas aux professeurs et devenait violente avec ceux qui avaient le malheur de se moquer d’elle, que ce soit pour son prénom ou, pire encore, par rapport au drame qui avait touché sa famille. « Ton père il s’est pas fait abattre au cours d’un cambriolage en fait… C’était un mafioso normal qu’il se soit pris une balle dans la tête. » Ce jour-là il fallut qu’un professeur vienne la séparer du garçon qui avait eu le malheur de lui dire ça. D’une prise de judo qu’elle pratiquait depuis des années, un mouvement d’épaule, elle l’avait jeté à terre et, au-dessus de lui, avait saisi sa gorge et s’était mise à l’étrangler. Elle fut, bien évidemment exclue du collège.

Elle ne lui fit aucune remontrance, ne lui fit part d’aucune déception. Elle conduisit en silence et lui demanda d’aller lire dans sa chambre. Le soir venu elle alla la trouver dans sa chambre. Du frapper longtemps à la porte pour que cette dernière la laisse entrer. « Caraïbe, il faut que je te parle. Je te demande pardon de n’avoir pas su voir que tu avais besoin d’aide et non pas de temps… Je t’ai pris rendez-vous avec une psychologue. Dès demain. » Elle la serra dans ses bras. Si Caraïbe, au début, se raidit, elle se laissa peu à peu aller à l’étreinte maternelle.

Les premières séances avec sa psychologue se déroulèrent dans le plus grand silence. La thérapeute ne pressa pas Caraïbe, ne la bouscula pas, permettant à cette dernière à se sentir en confiance. À s’ouvrir. Sans parler, avec une ardoise et un feutre. Et au fur et à mesure des séances le diagnostic fut sans appel : Caraïbe était une hypersensible émotionnelle. « On ne guérit pas de l’hypersensibilité émotionnelle mais on peut parfaitement apprendre à vivre avec, à ce contrôler, avec une thérapie. »
Et cette thérapie fit le plus grand bien à Caraïbe. Petit à petit elle put réapprendre à se nourrir correctement, elle recommença à parler, se mêla un peu plus aux autres gens et à contrôler ses crises de colère, ses paniques, son stress...  

Les années passèrent, notre petite Caraïbe devint une jeune femme ayant hérité de la beauté de sa mère, (et d'un pécule non négligeable de la part de son père) qui fit des études pour devenir bibliothécaire, elle qui aimait tellement les livres. Quand elle fut diplômée sa grand-mère paternelle fit jouer ses relations pour lui obtenir un entretien avec le directeur de la bibliothèque Mazarine. « Ne te fais aucune illusion ma chère petite. Certes monsieur Lefort est un vieil ami de notre famille mais il ne s’agit pas de piston. Tu devras faire tes preuves comme tout un chacun. » La première partie de l’entretien que passa Caraïbe avec monsieur Lefort fut une véritable catastrophe ; elle bafouillait, s’embrouillait, se tordait les mains ; et il faillit mettre un terme à cet entretien quand elle parla littérature. Son amour des livres la submergea. Elle avait de vastes connaissances allant des classiques à la science-fiction. Il lui fit passer un test. Il lui évoqua certains de ses goûts et lui demanda de lui conseiller un ouvrage. Elle prit quelques instants pour réfléchir et lui conseilla « Le parfum » de Patrick Süskind. Bingo ! Et c’est ainsi que Caraïbe commença à travailler à la bibliothèque Mazarine.

Louis, quant à lui, suivit des études de médecine. Quand leur mère mis en vente la maison où ils avaient grandis, et où leur père avait perdu la vie, pour retourner vivre à Barcelone, leurs grands-parents leur firent cadeau d’un appartement pour Caraïbe, rue de l’amiral Cloué près du pont Mirabeau, avec une vue splendide sur la Tour Eiffel, et une petite maison pour le futur chirurgien.

Si notre charmante bibliothécaire avait retrouvé un certain équilibre il y avait pourtant un aspect de sa vie où elle restait instable : dans le domaine sentimentale. Sa vie privée se limitait à être purement sexuelle. Elle couchait aussi bien avec des hommes qu’avec des femmes et les jetaient au petit matin. Son célibat inquiétait sa mère et quand elle venait voir ses enfants elle ne cessait de faire allusion à ses envies d’avoir des petits-enfants. « Tu es jeune, jolie, intelligente, gentille… Tu serais une mère formidable. Nena meva, ce n’est pas normale que tu sois encore seule à ton âge. » « Et c’est toi qui me dit ça ? Alors que depuis que Papa…enfin que es restée veuve… » « Ce n’est pas pareil ma chérie. Ton père était le grand amour de ma vie. Jamais personne ne pourra le remplacer. »

Rien ne semblait devoir changer sa routine quotidienne : travailler, lire, conseiller des livres, marcher, faire du judo et coucher. Et pourtant… Un jour elle allait devoir découvrir qu’un monde différent existait…

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