Marina Theotokis, Lamia - la première !

Quiconque a le souvenir d’avoir été écartelée sur le sol, les cuisses tirées comme un gigot de cerf à tanguer régulièrement, ne pourra pas dire qu’être l’amante de Zeus est une belle opportunité. Amante, c’est un mot tout relatif quand le Roi de l’Olympe vous a choisi dés le départ. Vous pouvez être une princesse libyenne, si votre beauté est remarquable, ce projecteur énorme n’en sera peut-être qu’une plus grande malédiction. Voilà comment je me retrouvais dans une caverne avec un grand homme musclé comme un dieu (!), fou d’amour et bien peu familier avec la notion de consentement, esclave contraint de délivrer le flot de sa passion.

J’aurais bien aimé qu’il m’emmène, malgré tout ça, me conduise avec lui dans sa montagne et ne m’oublie pas, surtout quand j’ai commencé à encaisser toutes les conséquences de cette déraison. Enfin abandonnée un temps par mon ravisseur, je marchais faiblement dans une plainte brûlante et trouvait refuge dans le premier hameau, jusqu’à ce que je sois retrouvée par des soldats parmi les nombreux envoyés par mon père me chercher aux quatre coins du pays. On aurait bien gardé étouffé le clou de cette grosse affaire, mais il ne fut plus possible de cacher grand-chose quand je donnais naissance à une fille. En fait, l’affaire ne se répandit pas seulement parmi les mortels… Haut, très haut, l’épouse de Zeus guettait.

« C’est le début d’un conte qui a l’air amusant, ceux qu’on se raconte à un coin de feu en mangeant des marshmallows »
«  Merci, mais il serait agréable de ne pas être interrompue par des commentaires »

Dans le milieu on parle d’affaires, de famille, de culture, d’actualité, mais rarement oh bien rarement de petites légendes datées. Lorsqu’un mec paye le restaurant toutefois, il serait un peu idiot de le railler trop méchamment. La jeune femme a des cheveux noirs, noirs comme un corbeau ou l’ébène, ses yeux d’onyx brillent de reflets translucides comme un damier ciré, jeune, lisse et délicate, elle a la pureté d’une pierre précieuse. C’est plus le genre de femme qu’on imaginerait dans une profession de médecin ou d’institutrice que de juriste, mais sa beauté fait s’interroger, n’aurait-elle pas du essayer d’être mannequin ou actrice ? Le dénommé George lui a commandé une assiette de spaghettis carbonaras, à l’américaine. Les restaurants new-yorkais servent de généreuses portions. Après avoir fini, elle réclame une seconde assiette. La petite histoire mythologique a été oubliée il y a un bon moment. George s’était engagée à payer tout ce qu’elle commanderait, alors la fois suivante, il commande un rôti ficelé.
Où son appétit s’arrête-t’il, cette demoiselle serait-elle un ogre ? Flirter celle-là n’était peut-être pas une bonne idée, cela ressemblait déjà à une mauvaise idée d’accepter d’inviter à manger (et non d’accepter l’invitation, la nuance compte) l’avocate du parti adverse. À ce propos le procès est parti pour durer, d’autant plus quand aucun rythme ne semble éreinter cette créature – en revanche elle ne fait preuve d’aucun talent spécial si on peut être honnête, d’un style manquant un peu d’âme, n’ayant rien de vraiment incisif. Elle est suffisamment habile néanmoins, pour qu’en cas de défaite de son parti, le grand armateur qui l’a engagé ne lui en tienne pas rigueur. Arrivé au dessert toutefois, le cœur se dérobe presque, mais les jambes se sont fossilisées.

« Nous serons déjà heureux si aucun témoin ne raconte qu’il nous a vu discuter ensemble en mangeant. Si en plus de ça quelqu’un nous voyait entrer dans un hôtel... »
« Si en conduisant tu mourrais d’un accident ? À un palier suffisamment bas, on ne devrait pas considérer un danger comme tel. »
« Vous savez être convaincante mademoiselle … . J’espère que vous ne saurez pas faire aussi bon effet auprès du jury. »
« Ne mélange pas ton métier avec le reste, ça ne te va pas. »

C’est donc dans un immeuble quelconque que les galipettes auront lieu, dans une chambre avec une grande vue sur la ville sinon c’est la preuve qu’on n’a aucun goût. Et elles ont bien lieu… Les avocats ont la réputation d’être des personnes d’excès, elles aimeraient souvent le tabac, l’alcool, la bonne chère, la bonne chair. Nombres finissent dans le monde politique. C’est une sorte de reprise de l’affaire Paul Bismuth qui se joue ici, avec des personnes interdites de contact, qui s’adonnent à des contacts très très intimes. La tête aussi vide que les baloches, George ne dirait pas non à une heure de sieste. Mais même remplie, de nourriture et de glaires, son homologue féminine n’est pas du tout lasse.



« Tu t’inquiètes beaucoup pour les répercussions des rumeurs sur ta carrière. Mais pas du tout que ta rivale en procès puisse t’éliminer pendant qu’elle t’a attiré hors des regards. »
« Je n’ai pas l’imagination aussi vagabonde… Et nous savons très bien, en êtres doués pour la logique, que si je périssais dans cet hôtel, il te serait quasiment impossible de faire sortir mon corps sans te faire voir, même en plusieurs morceaux. S’il se savait que j’étais mort ici, pas la peine d’expliquer comment l’enquête te tomberait obligatoirement dessus. »
« Tu n’as pas tort. Quelle supposition ridicule, s’inquiéter qu’un avocat du parti adverse ai la volonté de nous faire disparaître, voilà qui manque grossièrement de bon sens. »

Des baisers déposés sur le visage avec douceur, voilà qui fait baisser la garde… Qui alourdit les paupières, et ne les fait se rouvrir que pour découvrir deux yeux jaunes fixes.

« Mais tu te trompes, il existe un moyen avec lequel ton corps pourrait sortir tout entier de cette chambre. Ssssss. »

La langue fourchue qui caresse le cou de l’aimable amant, les écailles qui recouvrent le visage féminin, font penser à notre homme qu’il vient de piquer un gros somme. Mais les mains griffues qui lacèrent son estomac lui donnent la sensation troublante et douloureusement vivante qu’il n’est probablement pas dans le monde des rêves. Deux rangée de dents longues et tranchantes, articulées par une bouche béante, s’étirent, puis se referment en un claquement. Le cauchemar est-il vivant, ou la vie est-elle un cauchemar ? Du moins le peu qu’il en reste. Cette nuit, un humain de plus est devenu le dîner de la créature reptilienne. Il n’a pas pu résister à ses charmes, l’appât diabolique de la pseudo …

Peut-être aurait-il été un brin plus méfiant, au moins superstitieux, s’il avait su écouter jusqu’à la fin la petite histoire.
Héra était une déesse très jalouse et têtue, c’est pourquoi une fois identifiée, mon sort était scellé. Mais elle s’adonna à la vengeance avec patience (qu’est-ce que quelques années après tout, pour des immortels). Un époux, un prince que ma non-virginité n’avait pas trop heurté, avait déjà fait jaillir trois enfants de mon ventre fertile. Il faisait nuit noire, la demeure royale était presque vide, les serviteurs eux même dormaient et les gardes étaient en extérieur. Dans son berceau de la pièce voisine, j’entendis geindre mon dernier né. Réclamait-il du lait, avait-il seulement besoin que sa nourrisse se réveille ? Mais les pleurs continuant, je sortais de mon lit pour accourir. Mon époux s’était endormi dans une obscure fête, peut-être entre les bras d’une maîtresse, aussi cette première note inhabituelle suffisait à éveiller ma superstition. L’angoisse se joignit à l’horreur, lorsque je découvris l’enfant entre les bras d’une femme qui n’était pas du tout ma nourrisse.

« Celui-là n’est pas une progéniture divine. Quel dommage que son père ne soit pas celui du tout premier. »
« Rendez-le moi ! Rendez-le moi ou j’appelle la garde ! »
« La garde dort, aussi profondément que la nourrisse. Et que les enfants d’ailleurs... Il n’y a que nous deux éveillées, ici. »
« Donnez-moi mon fils, je vous l’ordonne ! Si vous ne le faites pas, vous... »
« J’ai connu des menaces bien plus intimidantes. Vois-tu, mon époux à plusieurs reprises, était disposé à me battre pour me châtier de ma désobéissance. Il n’a jamais estimé que ses infidélités étaient aussi répréhensibles, mais passons. Les fois où il s’est emporté le plus étaient celles où je m’en prenais à ses conquêtes d’un jour. Et je sais ce que je risque, pour ce qui va arriver ici… Alors tes menaces... »
« Attendez… ! J’ignore qui vous êtes mais je vous en supplie, ne leurs faites aucun mal… ! Ils sont innocents, et ce ne sont des enfants... »
« C’est vrai, que seule leur mère est coupable. Elle accepte donc et reconnaît mon courroux comme équitable ? »
« Non ! Je n’y étais pour rien non plus… J’ai été celle qu’il a choisit, mais je n’ai jamais cherché à le tenter... »
« Tu ne l’as pas repoussé avec force non plus. Et si tu n’étais pas aussi charmante et délicieuse, il n’aurait pas été tenté de t’attirer dans sa couche. »
« Je vous en supplie, non ! Je n’y étais pour rien, je vous le jure sur tout ce qui... »
« Aucune reconnaissance, aucune remise en question. Cette sotte séductrice n’a même pas cherché à endosser tout le poids de l’accusation pour protéger ses enfants. Puisque personne n’est coupable, alors tout le monde le sera. »
« PITIE, NE FAITES PAS… NOOOOOOOON !!! »

Mais le bras de la divinité retombait impitoyablement sur mon visage. Ce que j’avais pris pour un coup mortel, ne me sembla d’abord être qu’une simple gifle. Mais tandis que je reculais en titubant, je réalisai que mes yeux endoloris versaient de nombreuses larmes. Mes paupières étaient incapable de se rétracter pour se fermer. Horrifiée, je cru d’abord aux effets instables d’une crise de panique, mais j’ignorais qu’une malédiction m’interdisait à fermer mes yeux à jamais.

« Cela, afin que tu puisses regarder en face chacun des actes que tu commettras, sans fermer les yeux pour te mentir. Crois-tu que tu arriveras néanmoins à réinventer la scène qui arrive, prétendre que ce n’était pas toi mais une autre ? »

Perdre un enfant, c’est un supplice épouvantable. Le tuer de ses propres mains, cela dépasse toute raison. Dans ma peur égoïste de la mort, j’avais renoncé une courte seconde à me sacrifier pour ma progéniture et payai maintenant le prix pour avoir échappé aux flots du Styx. De la plus ignoble des manières. Je me vis poignarder mes trois enfants, le bébé en premier, puis découper leurs membres, les faire cuire, enfin les dévorer.

La suite ne ressemble qu’à un irréel spectacle d’ombres. Échappant à ceux qui voulaient me purger de mon crime et fuyant la compagnie de tous les vivants, j’ai fuit loin, loin, le plus loin que pouvaient me porter mes jambes. Je ne me suis arrêté qu’après avoir traversé un désert, une mer, puis des montagnes. Me suis enfouie dans des tunnels souterrains de Phocide. Dans le plus profond des noirs seulement, mes yeux pouvaient trouver le repos. Mais la faim et la soif me poussait toujours à sortir, chercher de longues heures des fruits, des racines et des petites bêtes, puiser dans des sources et ruisseaux… Le soleil grec brûlait mes yeux et la solitude asséchait mon âme. Seule avec mes souvenirs, enfouis avec moi dans les ténèbres silencieuses, j’étais seule avec mes cauchemars, avec la folie qui empoisonna doucement toute mon âme. Mes vêtements tombaient en poussière, je n’étais plus qu’une sauvageonne nue hantée par la folie et les remords. On me prenait pour une prophétesse ou une magicienne, mais on ne tardait pas à me voir pour ce que j’étais, une fois que je me vengeais des plaies encore brûlantes de mon âme, en décharnant toute ma furie désespérée sur les exécutoires vivants que je trouvais. Les enfants disparaissaient, enlevés par une créature infâme qui les tuait et les dévorait. Cette créature était en fait encore humaine, au début de ses méfaits, mais c’est progressivement, par mes actes même, que mon corps se métamorphosait en même temps que mon âme. La chair tendre que je pilait et déchirait était un poison, qui couvrait mon corps d’écailles, effaçait doucement toute ma beauté.

Je ne serais jamais sortie de ce cauchemar éveillé si Zeus en personne n’était pas venu pour en sortir. Il m’a sorti des ténèbres, m’a lavé, rhabillé, m’a donné de la vraie nourriture. Il m’a donné une nouvelle peau humaine, pour dissimuler mes écailles. M’a fait don du pouvoir de retirer mes yeux des mes orbites, pour pouvoir me reposer. Mais même après avoir dormi des journées entières, même après tous ses soins, motivés par des remords que j’aurais cru possible venant de lui, je n’ai jamais pu guérir entièrement. Des parties de mon âme s’étaient fissurées et ne pouvaient être réparées, notamment mon empathie, mon altruisme, ma bonté, morts. Et la chair humaine, même si je resterait répugnée à jamais par celle des marmots, avait un goût délicieux que je ne pourrais que désirer à en saliver, pour tout ce qui concernait l’avenir.

Ainsi s’achève la légende de Lamia, petite fille de Poséidon, fille la moins connue du roi Bélos de Lybie et de la naïade Anchinoë, mère de Hérophile la Sybille, prophétesse qui annonça la guerre de Troie.
Lorsque la légende s’achève, une existence moins tragique et presque banale se poursuit. Lamia, dont la vie ne s’est pas achevée depuis (trop de sang immortel coulait dans ses veines par son père et sa mère) est restée en Grèce et a vécu discrètement parmi les humains lorsque l’influence des dieux s’est réduite, changeant d’identité grâce à sa peau modifiable à souhait, alternant les mariages, tuant pour jouir des biens de son époux quelques décennies, feignant son enterrement et déménageant à peine pour mener une autre vie sous une autre peau. Elle a conservé sa réputation de magicienne et d’autres peu louables rumeur, durant l’invasion des Grecs par les Macédoniens, des Macédoniens par les Romains, ne renouant avec la discrétion et la fuite que lorsque le monde romain s’est christianisé. Voyageuse invétérée, mais toujours séductrice de passage, ardente et funeste, elle a semé d’autres mystères dans toute l’Europe qui ont inspiré l’image du vampire. C’est quand son pays s’est délivré de la domination des Mahométans, au XIXème siècle, qu’elle a tenu à y retourner et réanimer ses ambitions. La (re)voila grecque depuis, même si, lorsque sa carrière fonctionne bien, elle peut éventuellement emménager à l’étranger.

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