Business, rhums & demoiselles [Intrigue II - Terminé]

L’avenir de l’entreprise pour laquelle il avait tant bataillé et tant travaillé depuis une dizaine d’années n’avait jamais été aussi incertain. Son portrait-robot était comme une épée de Damoclès au-dessus de sa tête, menaçant tout ce qu’il avait pu construire depuis qu’il avait cette enveloppe, soit une dizaine d’années. Il avait une terrible sensation d’inachevée en bouche : il y avait encore de concurrents à écraser et de parts de marché à gagner ! Si une bataille commerciale ne se menait pas à coup d’épées, d’haches et de boucliers, elle n’en restait pas moins sanglante. Il n’était jamais rare que les PDG ruinés se suicident ou que puissants Hommes fassent appel aux services frauduleux de quelques criminels. En somme, la Foudre avait trouvé une occupation des plus intéressantes et des plus passionnantes pour satisfaire cet amour des combats, de coups éclatants ou d’élaboration de stratégies pour vaincre autrui et l’humilier tout bonnement.

Or, il venait de subir un coup vicieux d’un ennemi des plus improbables, le Panthéon nordique, et d’un angle qu’il n’avait jamais envisagé depuis de nombreux siècles, le Panthéon celte ! L’Ennemi avait profité de les attirer, en utilisant Epona comme appât, pour porter un coup fort. Maintenant, il était question d’achever les Celtes en compromettant leurs enveloppes. En effet, suite à la libération d’Epona, un portrait-robot de cette dernière et de Taranis circulaient, et les dépeignaient comme des extrémistes politiques. Si jamais on venait à faire un rapprochement avec « lui », alors c’était tout bonnement la fin du jeu ! Qui voudrait encore négocier avec un homme embourbé dans quelques procédures judiciaires et politiques ? Enfin, ces dernières duraient plusieurs mois : une entreprise ne pourrait pas survivre autant, avec des comptes en hiatus et des fédéraux dans chaque pièce de l’entreprise ! Il voyait déjà ce début d’Empire s’écrouler pièce par pièce : soit il devait l’achever lui-même et en tirer le meilleur, à travers une liquidation, soit il devait confier ce bijou à des mains compétentes et de confiance, pour que l’entreprise continue à se fructifier et à briller de mille feux.

Esus s’était imposé à son esprit naturellement. Officiellement, ils n’étaient reliés par aucun lien de sang. Officieusement, le coup traître des Nordiques avait forcé chacun à sortir de sa retraite et de son silence et à faire quelques compromis et efforts. Si son frère acceptait l’offre, bonne nouvelle ! S’il refusait, il n’allait pas pour autant pleurer ! Les options ne manquaient pas, pour l’instant. L’heure du rendez-vous approchant, soit le début de soirée, il passe quelques coups de fils, récupère quelques demoiselles et quelques bouteilles ici et là, et il se présente devant la demeure du barbu. Deux jolies demoiselles l’entourant, chacune avec une ou deux bouteilles de rhums – ou d’autres alcools –, et lui avec un classeur sous le bras.

- Nous sommes là ! dit-il, avec entrain et bonne humeur lorsqu’il sonne et se présente. J'ai rencontré Cassy et Lil', en chemin. Et, évidemment, assez de rhums pour tout le monde.  

Le blond observe le lieu, avec un sourire amusé.

- Vous allez voir, les filles. Vous n’allez pas être déçu, promit-il. Esus avait des doigts en or, au sens figuré et pour bien des usages à bien réfléchir. Toujours est-il que l’homme savait « construire » et aménager convenablement, voire parfaitement.

Lorsque le regard de Taranis embrasse la belle scène qui s’offre à lui, un sourire satisfait s’étire sur ses lèvres. Rien ne pouvait le rendre plus heureux que de parler bataille avec un frère, entouré d’une bonne compagnie et avec du rhum ou de la bière à portée de la main. Cette joie sera de courte durée, malheureusement. Un élément crucial manquait à l’appel : le Dieu-Père. Ce dernier n’avait pas été invité par la Foudre, sciemment. Il n’était pas question d’une vielle rancune tenace, ou d’un orgueil mal placé. Les trois frères s’étaient séparés suite à une violente dispute, amers et déçus des uns et des autres. Pour sa part, il ne détestait pas - ou ne tenait pas en tort de leur situation - l’un davantage que l’autre. Dès lors, à l’instant où ce dieu tapageur acceptait de briser la glace avec un frère, il n’avait nulle raison d’offrir un traitement différent à l’autre.

Pourtant, c’était le cas.

Il n’était pas question d’injustice, ou de punition, mais de « confusion ». Lors de leur réunion, après la confrontation avec le panthéon nordique, le Dieu-Père avait fait une proposition particulière, qui faisait du sens, mais qui avait été une sonnette d’alarme pour la Foudre. Teutatès semblait avoir profondément changé, là où Esus et Taranis restaient fidèles à eux-mêmes et à leurs fonctions. Or le blondinet refusait de s’engager dans une quelconque bataille ou guerre avec quiconque, tant qu’il ne connaissait pas assez cet allié.

Teutatès tenait plus, à cet instant, de l’inconnu que du frère.

Il garde ses pensées pour lui, cachant son trouble derrière ce sourire éclatant et cet air confiant. Il y avait plus important à faire, ce soir, que de tergiverser sur quelques sentiments fraternels. Sans tarder, il troque son lourd classeur résumant tous les chiffres clés passés, actuels et futurs de son entreprise, pour une bouteille de rhum et des verres. Il profite de cet instant d’accalmie pour porter son dévolu sur l’une des demoiselles, celle qui avait un caractère plus docile et des manières un brin plus délicates. S’il aimait rarement un même corps, il devait admettre qu’il avait quelques préférences en terme de compagnie féminine pour ce genre de soir, où il y aurait quelques discussions plus ou moins longues. Ces deux demoiselles avaient déjà prouvé à l’homme, par le passé, qu’elles savaient exactement où se placer quand d’autres parler affaire ou encore quand intervenir délicieusement et sans gêner spécialement.

- Ma campagne de recrutement dépendra de toi, en partie, répondît-il, le ton serein. T’as le travail de dix ans, dans ce classeur. Elle peut être tienne, si tu y vois un intérêt. Sinon, je dois la vendre aux plus offrants … ou y mettre fin pour en récupérer quelques profits, tant qu’il est encore temps. Je préfère anticiper le pire et pouvoir encore décider, plutôt qu’attendre et être forcé à prendre une décision.

Il en profite pour sortir son téléphone, et montrer un portrait robot d’Epona et de lui-même. S’il était grossier, il y avait une belle ressemblance. Quelques secondes plus tard, il déroule la page internet où des informations supplémentaires sont fournies. C’était un avis de recherche, d’extrémistes politiques. Dès lors, la démarche de la divinité prenait du sens : saisir l’opportunité d’être encore « libre » de ses mouvements, avant d’être pris au piège - si jamais cette recherche ne tombait pas dans l’oubli.

Impatient de découdre avec l’adversaire, beaucoup pense à tort que le blondinet ne pourrait pas tenir en place et qu’il se jetterait dans la gueule de loup, armé uniquement de sa bravoure, sa bêtise et son courage. C’était mal le connaître. Quand il était question de préparer une bataille, Taranis pouvait être étonnamment calme ou patient. Tranquillement, et aussi intelligemment que possible, il rassemblait les forces et plaçait le tout stratégiquement. En somme, c’était le calme avant la Tempête.

- Mesdames, je trinque pour que nos verres ne soient jamais vides et pour que cette soirée soit excellente ! Dit-il, gratifiant la petite blondinette d’un clin d’œil. Ce n’est que lorsqu’il a avalé quelques gorgées de son verre qu’il reporte son attention sur Esus, ou encore sur sa demeure. T’as tout fait de tes propres mains, ou alors t’as acheté et t’as reconstruit ?

Une des filles glisse, avec plus ou moins de subtilités , que les présentations n’avaient pas été faites, pour Esus. Après réflexion, Taranis ne pouvait que leur donner raison : il avait bien introduit les demoiselles, mais il n’avait rien dit sur son frère. Il ne pipe pas un mot, pourtant, préférant laissant tout le choix à la divinité : qu’il choisisse quel mensonge il allait leur servir.

Le regard méfiant de son frère n’échappe pas à Taranis. Il voudrait bien le rassurer qu’il n’y avait rien à craindre de ces deux filles, qu’elles savaient exactement quand se retirer et laisser leurs clients – hommes ou femmes – parler de choses sérieuses. Si jamais elles surprenaient quelques échanges, elles savaient parfaitement se taire, soit parce qu’elles ne comprenaient pas « tout », soit parce qu’elles se contrefichaient royalement des magouilles qui se passaient sous leur nez. Taranis était quasiment sûr qu’elles avaient assez de secrets pour faire tomber quelques magnats des affaires, mais qu’elles en étaient bien inconscientes.  

Quand Esus se contente, succinctement, de se présenter comme un Business Angel, elles comprennent assez vite qu’elles n’en tireront rien de plus, et surtout qu’elles étaient un tantinet en trop dans cette discussion qui s’engageait. Sans demander leur dû, elles s’éloignaient, pour se balader de part et d’autre de la pièce. Elles papotaient de choses et d’autres, buvaient sans retenue, attendant patiemment que les deux hommes se lassent de parler d’affaires pours s’intéresser à elles.

A plusieurs reprises, Taranis ne pouvait pas s’empêcher de glisser un œil pour apprécier les courbes généreuses de l’une, ou pour admirer le galbe des cuisses de l’autre. Un tantinet distrait, il n’en oublie pas pour autant la présence de son frère, et écoute plus ou moins ses remarques.

- Si je dois la donner, je préfère qu’elle reste dans la famille, glisse-t-il, sous-entendant par là que Taranis était prêt à faire quelques efforts pour aller au-delà de vieilles rancunes.

Entre l’attaque traîtresse des Nordiques sur leur Panthéon, ou la possibilité que Meduna soit la nouvelle Reine de cette dernière, la Foudre avait compris qu’il y avait plus important que son propre égo. Cependant, plusieurs millénaires de froid ne disparaissaient pas du jour au lendemain. Leurs liens étaient encore trop ténus, et pouvaient se briser aux premiers doutes, coups d’éclat, colères ou mots mal placés. Une faiblesse qui pourrait largement profiter à leurs ennemis, surtout si Loki faisait partie du lot.

- J’ai actuellement 51% des actions de la boite. 49% appartiennent à différents actionnaires. Je pourrais donner 49% de mes actions à mon épouse et 2% à toi, en racontant quelques conneries du style « amis d’enfance », expliqua-t-il calmement. Il oublie, au passage, d'expliquer comment la divinité la plus infidèle et la plus volage du Panthéon pouvait avoir une "épouse".Il suffira ensuite que je te présente à ma femme, que je lui explique que t’es un chouette type et qu’elle doit te faire confiance. Après mon départ, tu gèreras directement avec elle la boite. Faudrait juste qu’on s’accorde nos violons. Elle commence à me connaître, la gueuse …

Déjà, la première résistance se manifestait dans son esprit. Avait-il envie d’introduire son propre Panthéon dans les rangs de la famille Tessier ? Avait-il envie de lui présenter l’unique femme, humaine de surcroît, qui avait su retenir la Foudre plus d’une décennie ? Enfin, et plus important, allait-il être convaincant lorsqu’il devra mentir et inventer quelques qualités ou bons souvenirs à celle-ci, au sujet de ce frère ?

- Non, je n’ai pas encore rencontré ces Nouveaux Dieux. Mais qu’est-ce que je ne donnerai pas pour en croiser un ! Ils doivent même pas avoir de poils au menton. C’est peut-être encore des bambins. Ils doivent être tellement insupportables. Un peu comme nous, au début, ne put-il s’empêcher de dire.

Avant même qu’il ne se rend compte, le voilà happait par des très vieux souvenirs. Il se rappelait de leurs premières années sur cette Terre, s’éveillant tour à tour, au fur et à mesure des besoins des fidèles de la Tribu. Il y avait tant à faire, à construire et à conquérir … Avaient-ils eu peur ? Jamais. Avaient-ils hésité ? Jamais, encore.

- Par contre, je m'étais lancé dans une quête avec Meduna, pour mettre la main sur le Chaudron de Dadga. Il est censé rendre vie aux morts. J'avoue que j'aurais préféré mettre la main sur un objet un brin moins sinistre, mais on ne peut pas trop choisir sur quelle information on tombe. Si jamais ... j'ai des résultats convenables, sur une ou deux analyses, peut-être qu'on l'aura entre les mains bien plus tôt que prévu. Et à ce moment, on pourra réfléchir comment l'utiliser à  notre avantage, conclut-il.

- L’Ancêtre ne comprend rien au commerce. Il risque de couler ma boîte dès le premier jour, en la transformant en cour de Justice et en punissant tous ceux qui agissent « mal », répliqua-t-il avec une certaine moquerie dans le ton de la voix. Toi, je n’ai jamais compris comment tu peux être un bon négociant, ou commerçant, vu le nombre de personnes qui adore t’appeler « l’ordure ». Pourtant t’arrives à arracher des contrats à n’importe qui, dit-il, le ton pensif.

Le regard rieur laisse place à un regard bien noir, dès que son frère fait référence à son épouse en tant que « gueuse » ou qu’il l’interroge sur les connaissances de cette dernière au sujet de la véritable nature de la Foudre. A cet instant, Taranis comprend que la famille Tessier avait été un entracte particulier – mi-doux, mi-contraignant – à cette existence constamment mouvementée par des considérations et des querelles divines. Il se rend compte, également, de son erreur. En ayant cédé aux caprices de la petite fille, et en étant resté, il s’était attaché à chacun d’une façon ou d’une autre et il les avait mis en danger. Or, si la Foudre savait frapper, il ne savait pas protéger. Il connaissait bien des divinités, dont deux plus particulièrement, qui étaient des plus à même de remplir une telle fonction, mais il devrait mettre de côté cet égo démesuré.

- Elle ne sait rien, et je souhaiterai qu’elle n’en sache rien autant que possible, répondit-il, entre ses dents, le ton agacé. Voilà que son humeur s’était gâté un tantinet à la perspective que ce petit monde si agréable s’écroule d’un instant à l’autre. Si jamais elle vient à l’apprendre, c’est que la situation m’échappe. Si je ne suis pas là, l’Ancêtre ou toi pourraient décider de ce qu’elle doit savoir ou ne pas savoir, ou si elle doit être mis à l’abri ou non, concéda-t-il, avouant à demi-mot qu’il était bien prêt à confier ce qu’il pouvait avoir de précieux – vraiment – à ces frères.  

Il se tut, un court instant, pou réfléchir aux autres points.

- Rien à foutre de Dagda, si jamais j’ai son Chaudron. Nous avons dépensé trop d’argent et de temps et nous avons pris de considérables risques avec Meduna pour le récupérer. Si nous avons mis effectivement la main sur celui-ci, il est nôtre, dit-il, avec une certaine véhémence. Ramener Odin n’est pas une mauvaise idée, mais je ne sais pas si l’artefact peut ramener une divinité morte. Heureusement, y a que nous qui saurons ce que l’on peut faire ou ne pas faire, et rien ne nous empêcherait de mener en bateau ces Nordiques, ou les faire traîner avec de fausses promesses, si besoin.

Si les possibilités étaient nombreuses avec un artefact, il fallait avant tout s’assurer d’avoir le « bon » et non une pauvre ou réussie contrefaçon.

- Avant de décider comment nous allons piéger ou détruire ces enfoirés, faut déjà savoir qui va reprendre le flambeau du Panthéon, glissa le blond, en référence à la dernière réunion. T’en penses quoi de la proposition de notre frère, ou de son attitude, ou encore de sa dernière conquête ?

Esus allait, peut-être, lui apporter quelques réponses à ses propres questions. Ou, au contraire, il allait remettre le feu aux poudres. N'était-ce pas leur désaccord sur l'avenir de leur Panthéon qui avait séparé les trois frères pour bien des millénaires ?

- Ah oui, j’en avais oublié tes fameux contrats. Celui qui ne les respecte pas souffre mais, inversement, tu subis également quelques contrecoups, résume-t-il, plus ou moins grossièrement.

Il ne pouvait pas s’empêcher de jalouser un tantinet le brun, qui avait au moins un pouvoir actif qui était relié directement à son élément. Si Taranis pouvait encore voir ses ennemis des cieux, ou encore faire preuve d’une volonté d’acier face à des ennemis rusés et, ou, experts dans la manipulation de l’esprit, il n’avait plus aucun contrôle sur tout ce qui touchait de près ou de loin aux éléments composant un événement aussi naturel que la foudre. S’il pouvait crever d’une grosse décharge, l’ironie du sort veut qu’il recharge ses forces « magiques » que grâce à de micro décharges d’électricité. Le dernier combat contre les Nordiques ou cette quête d’un fragment du Chaudron de Dagda lui avaient coûté, et il avait eu grand mal à se remettre sur pied aussi rapidement : cette enveloppe de chair n’était pas habituée à être malmenée, et dix années de solides entraînements étaient encore bien insuffisants.

A croire que le Destin était de leurs côtés, voilà qu’il reçoit un mail. Les résultats étaient arrivés, vis-à-vis de l’analyse demandée. Un sourire se dessine sur ses lèvres. Il avait mis la main sur un objet authentique – ou plutôt un bout ! Il regrettait, un instant, qu’il a eu à courir derrière le Chaudron et non derrière l’arme de Dagda – un bout offrant la mort, et l’autre bout permettant la ressurection. Evidemment, il ne crachait pas plus sur l’objet : chacun avait son utilité, et chacun était trop rare et trop difficile à trouver pour faire la fine bouche. Maintenant qu’il avait quelques informations plus tangibles que des théories, il pourrait plus aisément trouver la trace des fragments restants.

- Je te tiendrai au courant pour le Chaudron, se contente-t-il de dire à Esus.

Certes, si le blond était venu avec une certaine volonté de faire une trêve à leur rancune, il considérait que la soirée était déjà trop généreuse à l’encontre de ce frère entre la possibilité de léguer une entreprise en bonne santé, assez de rhums et deux mignonnes. Il ne voulait pas donner, si vite, les indices sur l’artefact en prime.

- L’ennui est qu’il se tape la Morrigan. Elle, c’est un nid à emmerdes. Lui, c’est un romantique trop empathique, rappelle-t-il à Esus.

Si chacun avait un égo mal placé, ou un entêtement considérable, la plus grande faiblesse du Dieu-Père était son empathie même. Certes, il pouvait éveiller la fureur de foules entières, mais il était aisément trompé ou manipulé avec quelques émotions bien placées – ou fortes.

- Je refuse de lui obéir à lui ou à toi, tout bonnement. Y aura toujours un mot mal placé. On peut pas se contrôler, c’est tout. Soit on refonde la Triade que nous étions, soit nous devons nous accorder à un nouveau chef. Je peux accepter et tolérer Meduna.

Il fallait évidemment voir si Meduna accepterait un tel rôle et, surtout, si elle acceptait d’outrepasser ses propres rancunes pour un objectif plus grand et plus important. Il ne pouvait guère la critiquer, en sachant ses propres travers.

Au loin, il sentait la lassitude des demoiselles.

- Pour les Nouveaux Bambins de ce monde, vaudrait mieux aller fureter à la Nymphée. C'est "the place to be" pour tout le monde, les vieux comme les jeunes. S'ils ont déjà passé un contrat avec toi, ils ont sûrement quelques promesses à Sequana également. Elle a dû flairer l'affaire bien avant toi ou moi. Si tu veux savoir s'ils auront une utilité, c'est par là que tu devrais commencer.

Il ne se propose pas. La Maîtresse des Catacombes avait une tendance à se montrer plus dure et moins affable à son encontre, comparé à ses deux frères.

Il y a bien des millénaires que Taranis n’avait plus fréquenté Esus. Le blond avait oublié le lyrisme particulier du brun, emprunt de sagesse, de vulgaire et d’amour du bois - incluant les arbres. S’il arrivait à suivre son frère, ce dernier le perdait aussitôt qu’il était question de métaphores, de comparaison ou d’expression de bucheron ou de menuisier.

- Sérieusement, faut que tu retravailles tes expressions. Ils sont vieux, et incompréhensibles. Tu pourrais remplacer le sapin par la chêne, que je ne saurais pas faire la différence, finit-il par lâcher. Je n’ai jamais su ce que tu avais avec ces arbres, marmonne-t-il.

Qu’importe qu’Esus défende la particularité de chaque espèce ou famille d’arbres, Taranis continuera à soutenir qu’ils sentent tous les mêmes, la sève et l’humus fraîchement retourné, et ont un même usage, des outils au service des humains. Par contre, s’il est question du ciel et de ses états, c’est au tour de la Foudre de faire preuve d’intransigeance et de passion. La critique est toujours plus aisée quand on oublie, ou on ignore, ses propres défauts.

- Soit tu m’as mal compris, soit je me suis mal exprimé, commença-t-il. Il n’est pas question d’aller à l’encontre de la proposition Teutatès. Elle a du sens. Je peux accepter que Meduna soit celle que nous suivrons et que nous soutiendrons dans le futur. Cependant …

Aussitôt, il adopte une posture, imposante pour ceux qui ne le connaissaient pas, inspirante pour ses guerriers avec lesquels il s’était tant battu et tout bonnement amusante ou désespérante pour des frères las et fatigués de ses numéros. Torse bombé, menton relevé, bras libres et non croisé, regard sur et traits confiants, la divinité se prépare à donner un discours, ou plutôt un monologue. Il ne manquerait plus qu’il passe ses mains dans ses cheveux ou encore qu’il secoue cette abondante crinière pour ressembler au Prince Charmant de Shrek ou encore à un mannequin de Head & Shoulders.

- Si dans deux semaines, Meduna refuse de son plein gré cet honneur ou montre clairement une réticence à accepter ce rôle, alors nous refermons la Triade. Il est hors de question d’attendre de nouvelles élections, ou de perdre davantage notre temps en discours. Je dois donner raison à l’Ancêtre et à toi sur ce point : nous n’avons pas le temps de tergiverser ou de réfléchir. Il faut agir, et vite.

Il se tait, sentant bien le poids de chaque mot.

- Si nous avons à refonder la Triade, un tel projet va nécessiter un nouveau mode de fonctionnement. Nous sommes assez intelligents pour éviter de reproduire les erreurs passées et, surtout, pour nous adapter à ce nouveau temps. Si nous ne l’étions pas, nous ne serions pas ici, à parler.

Il était fier, de sa déclaration, quoique un brin pensif. Il ne pouvait pas s’empêcher de repenser à la Morrigan et aux dangers qu’elle représentait, par sa seule folie. Il était plus « sain », et plus « sage » que Meduna prenne la relève, plutôt que les trois frères dont l’un s’était entiché avec une guerrière des plus imprévisibles. La première était gage de stabilité, là où les trois affreux étaient promesses d’une catastrophe à venir - contre les ennemis, et contre les alliés à la fois.

Esus promet qu’il va voir Sequana. Taranis se tait, et ne commente pas. Pourtant, un œil affuté pourrait voir ce regard subitement fuyant et lointain. Il était pris d’une bouffée de nostalgie. Cet instant émouvant est bien vite interrompu, lorsque le brun fait une annonce des plus inattendues, sourire aux lèvres.

- Je ne comprends pas, finit-il par dire après cinq bonne minutes de silence.

S’ils étaient deux acteurs d’une petite série, des rires éclateraient en fond. Quoi de plus drôle ou stupide que l’homme marié, avec une bague au doigt, outré que celui qui n’est pas engagé maritalement se montre fidèle ?

- Une seule et même femme pour plusieurs semaines, mois ou années … Non, je ne comprends vraiment pas, conclut-il en avalant une gorgée de sa bouteille. Allait-Il interroger davantage ? Absolument pas. Il s’en fichait de savoir où son frérot trainait. Ah, j’ai peut-être une question à son sujet : Elle a toute sa tête ?

Il est étonnant de se dire que devant les demoiselles, l’homme a le langage le plus fleuri et le plus romantique - sans aucune ironie.

Il avait bien un vague souvenir de Ceridwen, Déesse celtique de la Lune, mais il ne saurait plus dire s’il était doux ou désagréable. Suite à la désunion et l’éclatement du Panthéon, Taranis avait réussi à maintenir un lien solide qu’avec une petite poignée de divinités. Le reste avait adopté deux attitudes bien distinctes. Certains avaient préféré disparaître dans la nature, en se contentant d’un échange courtois s’il venait à les croiser. D’autres avaient décidé de lui tourner le dos, en l’insultant copieusement à chaque rencontre. La Déesse lunaire faisait partie de ce premier cas de figure, se fondant dans un paysage nébuleux et paisible.

- Tu fais une grossière erreur, je peux te l’assurer. La fidélité est la mort du plaisir. Je l’ai vu à tant de reprises auprès de tous ces maris que j’ai eu à supporter et à écouter, assura-t-il, coulant un regard sincèrement désolé à l’encontre du brun. Je t’en prie, peut-on véritablement dire que je suis monogame avec une humaine qui n’a plus que quelques petites années à vivre, et toujours quelques maîtresses ? répliqua-t-elle un brin trop promptement.

La vérité était que ses aventures extra-conjugales s’étaient considérablement réduites sur ces dernières années, en comparaison de ses folles années. Il n’était pas question de choix – le monde n’avait jamais été autant peuplé –, ou de vigueur – il était encore ce boute-en-train insatiable – mais de « talent » : l’humaine bien terre-à-terre et perspicace avait su tisser sa toile autour de l’insaisissable Foudre, tantôt par sa beauté et son charme, tantôt en trouvant un terrain accommodant pour les deux. Elle avait réussi ce qu’une ou deux femmes seulement s’étaient targuer d’avoir accompli avec Taranis, sur ces derniers millénaires. En somme, la brunette était exceptionnelle alors qu’elle n’avait « qu’une poignée d’années à vivre », en reprenant les propos du blond.

- Si tu ne veux pas de cette charmante compagnie, je me dévoue donc pour leur offrir la meilleure nuit de leur courte et éphémère existante, promit-il. Je te laisse à ta solitude, à ta réflexion et à ta main droite. J’espère que tu vas prendre goût à la … monogamie. Je respecte tes choix, saches-le, conclut-il, le ton clairement moqueur.

Il claque des mains, attirant l’attention des deux demoiselles. Il s’en approche, glisse une main sur le bas de dos de chacune et susurre quelques mots doux à leurs oreilles arrachant soit un gloussement, soit un regard plein de défi. Aussitôt après, il clame qu’il est temps d’aller faire la fête, et que cet endroit était bien trop lugubre pour y danser ou pour s’y saouler pleinement et totalement. Aussi heureux et fier qu’un paon, voilà qu’il quitte cette scène avec les deux beautés qu’il avait déniché.