No space among the clouds ✥ [Intrigue I - Terminé]

Une fois n’est pas coutume, Celeste se réveillait avant son amante. Elle avait pris cette charmante habitude — sans trop savoir pourquoi —, et elle appréciait ces rares instants de silence et de tranquillité qui lui permettaient d’observer l’antre de son hôte. D’aussi loin qu’elle se souvienne, Celeste avait toujours eu l’impression d’être observée, en venant ici. Comme si les murs avaient des yeux, comme si on ne la quittait jamais du regard et que l’on attendait d’elle le moindre faux pas, la moindre petite incartade qui pousserait Pìa à la jeter dehors. Pourtant, l’italienne avait appris à accepter cette étrange sensation, avant de pleinement l’apprécier.

Les talents de Pìa pour la sculpture étaient indéniables, et l’invitée se promenait au milieu de grandes figures à taille humaine, ce ces statues qui parsemaient le logement de l’artiste. Celeste avait toujours trouvé un réalisme extraordinaire à certaines de ses œuvres, mais à force d’avoir découvert, déterré, restauré des œuvres antiques — ou plus modernes —, Celeste savait parfaitement à quoi s’attendre, en terme de qualités techniques. Et… Il n’y avait aucun doute que certaines des statues de Pìa revêtaient un caractère particulièrement extraordinaire tant le réalisme pouvait donner le vertige. Celeste aurait pu en rire, oui… Elle aurait pu poser mille questions, creuser un peu plus derrière le dos de son amante, mais elle n’en voyait finalement pas l’intérêt. Qu’est-ce que cela aurait pu lui apporter, en soi ? La déicide avait eu des doutes, sur l‘identité de sa maitresse, avant même de venir chez elle et ses doutes, ensuite, s’étaient cristallisés… Avant d’être irrémédiablement validés. Pìa avait la bouteille facile — entre autres choses — et bien des lunes plus tôt, il avait suffi d’un verre de plus que d’habitude, d’un flirt bien engagé et d’un éternuement. Une fraction e seconde qui aurait pu échapper à Celeste, si elle avait seulement cligné des yeux à cet instant. Ce qu’elle vit fut assez, pour conforter ses convictions, mais pas assez — Dieu merci — pour ne pas la terrifier à jamais. La tignasse de sa maitresse avait — alors qu’elle éternuait aussi gracieusement qu’un tractopelle sait danser la valse — disparu pour laisser place à une mélasse reptilienne. Celeste en avait perdu ses couleurs, avant de recracher sa gorgé de Bordeaux. Elle aurait pu rêver cette vision, l'imaginer complètement, mais Celeste savait faire confiance en ses sens.

Pourtant, alors que la conservatrice revenait vers son amante, elle ne savait quoi penser ; elle caressait ses cheveux, laissant ses doigts s’y perdre et s’y mêler, et elle se demandait : les serpents sentaient-ils ses caresses, ou étaient-ils insensibles, aussi insensibles à son toucher que ses yeux ne l’étaient à leur présence ?

— Réveille-toi, belle endormie.

Elle continuait de caresser ses cheveux, comme s’ils étaient tout aussi vivants qu’elle aurait aimer le croire.

Sthéno n’était pas vraiment du matin. D’aucuns s’amuseraient à dire qu’elle n’était pas de la journée du tout, et ils n’auraient pas entièrement tort. La Gorgone avait effectivement du mal à se lever, et à fonctionner. Il lui fallait au moins un verre de café, bien allongé de whisky, et un généreux petit-déjeuner, bien souvent composé de viande, pour qu’elle pût se mettre à peu près en route. Les serpents, eux, étaient réveillés bien avant elle. Partiellement parce qu’ils avaient beaucoup moins besoin de sommeil, également parce qu’ils étaient toujours relativement vigilants à leur environnement, et aussi parce qu’ils semblaient complètement amourachés de celle qui partageait bien trop souvent son lit ces derniers temps. Celeste se réveillait avant elle, et donc les serpents se réveillaient avant elle. Même si la mortelle ne pouvait pas les voir, ils semblaient quand même dévorer son attention. Ca n’aidait pas que la jeune femme semblât prendre plaisir à lui caresser les cheveux de temps en temps. Comme maintenant. Sthéno n’en était pas consciente mais ses serpents s’entortillaient autour des doigts de Celeste, même si cette dernière ne pouvait les sentir.

C’était un soulagement que son glamour restât en place alors même qu’elle était inconsciente. Sinon, il lui aurait été complètement impossible de passer une nuit chez une conquête sans que ça ne la trahît au petit matin. Ca aurait également rendu très difficiles les années 70, où elle passa plus de temps inconsciente à cause de la drogue ou de l’alcool qu’éveillée. Déjà que le contrôle de son pouvoir lui avait échappé une ou deux fois … Mais cacher son apparence ne l’empêchait pas de la ressentir en permanence. Il y avait le poids de ses ailes, qui refusaient parfois de se plier pour la laisser s’asseoir convenable, ses mains qui restaient perpétuellement froides, et ses serpents qui la distrayaient avec leurs commentaires à toute heure de la journée et de la nuit, la faisant passer pour une folle quand elle riait toute seule, ou comme une mal polie quand elle était distraite. Ce fut le sifflement constant qui finit par la réveiller, plus que la voix ou la caresse de son amante. Elle grogna, enterrant un peu plus son visage dans l’oreiller. Elle pouvait sentir les vipères bouger, s’enroulant autour des doigts de Celeste. Elle eut un instant d’inquiétude qui lui fit ouvrir les yeux : et si le glamour ne tenait plus ? Cela n’était probablement pas le cas, ou Celeste aurait pris ses jambes à son cou. Après tout, les serpents, c’était rarement accueilli les bras ouverts, et encore moins lorsqu’ils étaient en fait la chevelure d’un monstre mythologique.

Ne voyant plus d’autre échappatoire que de se lever, d’autant que le sifflement des vipères devenait un peu trop amoureux pour ses goûts, elle se redressa sur les coudes, et fixa Celeste d’un regard fatigué. « Bonjour … » Les doigts n’avaient pas cessé de caresser ses cheveux, enfin ses serpents, et la sensation était étrange pour Sthéno. Ce n’était pas comme si Celeste la touchait directement, mais elle pouvait sentir le plaisir qu’éprouvaient les vipères, ce qui la faisait frissonner en retour. Finalement un peu gênée, elle attrapa la main de la mortelle et la porta à ses lèvres, pressant un baiser contre sa peau. « Quelle heure est-il ? » Elle pouvait voir de la lumière à travers son appartement, illuminant stratégiquement certaines statues. Tirant sur la main de son amante, elle l’attira un peu plus sur le lit pour venir placer un baiser langoureux contre sa bouche. Se séparant, elle glissa ses doigts contre la mâchoire de Celeste, lui souriant. « Tu ne dois pas aller travailler, j’espère ? »

Elle aurait pu rester là des heures, à contempler Pía, à caresser ses cheveux — et tout autre chose aussi, soyons honnête — et à essayer de deviner ce à quoi elle pouvait ressembler... Elle en avait vu, des tableaux, des fresques et des gravures, au fil de sa vie, mais elle s'était toujours demandé si les représentations qu'on s'était faits des Dieux et des créatures de la Mythologie étaient parfaitement exactes. Il fallait bien qu'un Homme les ait vu, que ces créatures se dévoilent, pour qu'on ait encore aujourd'hui les traces de leurs témoignages... Était-ce commun pour eux de se montrer aux yeux des mortels ? Les légendes disent que oui, évidemment, mais dans le monde actuel, Celeste avait parfois du mal à imaginer Dieux et Humains se partager la Terre et vivre en toute harmonie ; les Hommes avaient du mal, avec ce qu'ils n'arrivent pas à contrôler, ou à comprendre.

Et, maintenant qu'elle était certaine d'avoir entre ses mains une créature de ce monde là, elle avait parfois du mal à contenir ses pulsions et à ne pas se glisser dans la brèche pour lui poser toutes les questions qu'elle gardait jalousement dans un coin de sa tête, depuis qu'elle était gamine. Quelques années plus tôt, elle aurait peut-être eu du mal à jongler entre sa vie et son statut de déicide — et la conscience qui va avec —, mais maintenant que ses parents n'étaient plus, elle avait beaucoup moins de mal à conjuguer avec. De fait, elle aurait du finir par essayer de confronter Pía, pour lui soutirer des informations, pour la tuer, aussi — peut-être — mais elle s'était tant éloignée de ses principes premiers qu'elle n'y avait même pas pensé. Pas un seul instant. Elle voulait juste profiter, apprécier sa compagnie, et toucher d'un peu plus près le monde des Divins. Et, elle s'était attachée... Misérablement.

Pía se réveillait enfin, ouvrant ses yeux endormis alors que Celeste se laissait rattraper par la réalité ; sous ses yeux, elle était parfaitement humaine. Magnifiquement humaine. Lui répondant d'abord par un sourire, l'italienne se laissa attirer contre le corps encore chaud de son amante. Le baiser fut bref — trop, à son goût — mais elle ne put réprimer un rire moqueur. « Il est presque midi ! » — d’ailleurs, son ventre se manifesta sans une once de dignité — « Eeeet, non. Je ne travaille jamais le mardi, voyons. » — elle rit à nouveau — « Pour quelqu’un qui vivrait presque au Louvre, tu as souvent tendance à oublier que le mardi, tous les Musées sont fermés. » Elle se laissa ensuite un peu plus glisser contre Pía, l’embrassant à son tour. Le monde pourrait bien brûler et les portes des Enfers pouvaient bien les engloutir, Celeste n’aurait pas voulu bouger d’un pouce. Passant finalement le bout de son nez dans les cheveux de l’artiste, Celeste s’efforça de ne pas penser aux serpents qu’elle avait vus, et prit le temps d’humer le parfum de la jeune femme qui lui avait ouvert sa couche. Pourtant, le temps passait et son ‘mal’ n’allait pas en s’arrangeant. « Tu as faim ? Tu veux que je nous prépare quelque chose ? » C’était plus pour elle que pour Pía, très certainement, mais Celeste ne pouvait plus attendre.

C’était presque décadent d’être encore au lit à midi, mais c’était finalement une habitude pour Sthéno. Il n’y avait bien que la faim qui pouvait la sortir d’entre les draps, et apparemment c’était également la faim qui avait poussé Celeste à la réveiller. Elle pouvait bien la pardonner pour ça, c’était une raison parfaitement valable. Elle ne put s’empêcher de sourire en réponse au rire de son amante, se mordant légèrement la lèvre après quelques secondes. Le corps de la mortelle glissa contre le sien et elle lâcha un soupir, venant nouer ses doigts derrière son dos. « Ah, tu sous-entends que je sais quel jour on est, c’est un pari risqué. » Lui répondit-elle lorsque le baiser se termina à nouveau, plaçant un petit peck contre le bout de son nez. Le visage de Celeste glissa dans ses cheveux, et un frisson parcourut la Gorgone toute entière. Ses serpents étaient aux anges. Elle pouvait entendre leurs sifflements de satisfaction, et si une partie d’elle était à la fois irritée et gênée, l’autre s’en trouvait très satisfaite. Car Sthéno pouvait prétendre tout ce qu’elle voulait, mais les vipères étaient aussi indépendantes qu’elles étaient liées à ses émotions. Alors oui, elles avaient chacune leurs petits traits de caractère, mais globalement, leurs actions étaient influencées par les émotions de la Gorgone.

Alors ça l’arrangeait bien, finalement, que Celeste ne pût les voir. Pour autant, elle ne put s’empêcher de remarquer que la mortelle semblait aujourd’hui bien braquée sur sa « chevelure ». « D’où te vient cette obsession soudaine avec mes cheveux ? » Demanda-t-elle distraitement, caressant la peau de la belle jeune femme dans son lit. Puis l’appel du ventre se fit trop important et elle hocha la tête se redressant dans le lit. Les draps tombèrent au niveau de ses hanches alors qu’elle s’étirait distraitement. « Non, je vais t’aider. Sinon je sens qu’on va manger des graines. » Elle lança un sourire taquin à son amante avant de se relever, attrapant sur une chaise près du lit un peignoir en soi. Le vêtement ne lui arrivait pas plus bas que le haut des cuisses, mais ça lui permettait de passer devant les grandes baies vitrées sans que tout le voisinage n’eût le loisir de regarder sa forme. Ce privilège était réservé à ses amantes. Une fois dans la cuisine Celeste sur les talons, Sthéno ouvrit la porte de son frigo et commença à sortir de quoi faire un brunch. Elle avait toujours un stock impressionnant de nourriture, parce qu’elle passait tout de même pas mal de son temps à manger. A force, elle avait appris à cuisiner, d’abord pour elle puis pour les autres. Elle avait eu le temps, après tout.

Distraitement, elle commença à battre des œufs pour une omelette. Elle poussa d’une main la ricotta vers Celeste. « Tu peux nous en couper des petits bouts ? Et puis un peu de ciboulette si tu peux. » C’était bien parce que Celeste était là qu’elle se retenait de ne pas ouvrir le paquet de bacon pour le mettre intégralement à cuire. Elle avait encore des prétentions vis à vis de son image, et celle d’un ogre qui dévorait tout ne la satisfaisait pas. Déjà qu’on représentait les Gorgones avec des crocs de sanglier, elle ne voulait pas tomber dans le cliché. Une fois les œufs battus, elle rajouta du lait puis quelques assaisonnements, avant de mettre le tout à la poële. Elle rajouta ce qu’avait préparé Celeste et plaça un couvercle, venant prendre son amante dans ses bras le temps que le plat cuisît. « Alors, puisque tu ne travailles pas et que la matinée est bien heureusement terminée, qu’est-ce que tu veux faire de ton après-midi ? » Elle déposa un baiser contre les lèvres de la mortelle, caressant le dos de la jeune femme distraitement. Les deux serpents qui enserraient ses hanches et qui ne bougeaient d’ordinaire que très rarement vinrent également étreindre Celeste, et Sthéno lâcha un soupir.

Celeste snort avant de lever les yeux au ciel et de se languir contre Pía ; évidemment, son hôte vivait à un autre rythme, un qui ne demande pas d’être vissé à son agenda et à sa montre à toute heure du jour ou de la nuit. Parfois, l’italienne enviait sa nonchalance, cette faon qu’elle avait de vivre, de valser entre les responsabilité et de n’avoir que peu, si peu de préoccupations ; que l’on soit Mardi ou n’importe quel autre jour de la semaine, Pía semblait n’être inquiétée de rien, ou par personne. Bien malheureusement, il fallut qu’elles se séparent, mais pas avant que Celeste ne voit une fois encore les courbes gracieuses de son amante. Elle avait soudainement faim, mais ce fût d’un tout autre genre, cette fois-ci. Pourtant, sa question la glaça un instant, et si Celeste n’était pas parfaitement entrainée à ce genre de situations, elle aurait pu paniquer, se perdre en mots et se confondre en foutaises, mais non… Non, ce n’était pas son genre. Et puis surtout, elle avait l’étrange impression de ne rien avoir à craindre avec Pía. Pour autant, elle n’était pas prête, pas maintenant, pas comme ça, à lui faire part de ses doutes quant à son identité. Et puis… Elle avait peur que le sort se brise et que Pía la repousse, si elle-même avait peur d’être découverte. Dilemme Cornélien qu’était-ce là, mais dilemme que Celeste pu désamorcer assez facilement — cette fois-ci, du moins. « Me faut-il une excuse pour apprécier chaque partie de ce corps ? » — elle rit doucement, avant de la rejoindre et de se lever, elle aussi. — « Chaque jour qui passe, je découvre des petites choses que j’apprécie chez toi. Profites-en, avant que je ne finisse par compter ceux que j’apprécierai moins ! » — dit-elle, avec une légèreté toute taquine.

Elle jeta sur son dos son trench, avant de le reposer sur le dossier de la chaise et de jeter son dévolu sur quelque chose qui la rendrait moins ridicule : un drap. Ainsi drapée à la romaine — voyez un amas blanc avec deux jambes, deux bras et une tête toute engoncée — elle se glissa derrière Pía pour lui embrasser le cou, avant de répondre à ses directives. Elle coupa le tout — sans se couper les doigts, miracle ! — avant de les glisser vers la jeune femme et de la laisser faire la suite. Dire qu’elle savait cuisiner était risible, elle savait tout au plus avaler ce qu’on lui proposait, et se nourrir assez pour rester en vie. Elle n’avait jamais pris la peine d’apprendre à cuisiner, mais très paradoxalement, elle avait le palais « snob » pour beaucoup de choses. Enlaçant à son tour Pía, pendant que l’omelette commençait à embaumer la cuisine, l’italienne se laissa aller contre elle avant de la regarder, et d’examiner ses cheveux. C’était plus fort qu’elle, c’était hypnotisant, fascinant, grisant et parfaitement impossible de ne pas fixer cette tignasse brune qui avait, quelques jours plus tôt une toute autre apparence. « Après manger, tu veux dire ? Je ne sais pas… Je n’ai absolument rien de prévu, à vrai dire. » Elle ne voulait pas que le temps passe, elle aurait préféré le figer — beau jeu de mots, en présence d’une femme qu’elle pensait être une gorgone… — mais elle avait encore du temps, avant sa réunion de ce soir. « Qu’as-tu en tête ? » Elle sourit un instant, avant de glisser son nez contre la joue de Pía. « Je ne t’ai jamais vu sculpter… Tu me montreras, un jour ? Il y a tellement de statues ici, et j’aimerai te voir en faire naitre une, entre tes mains. » Piquée par la curiosité, Celeste voulait la voir à l’œuvre, ne serait-ce que pour se dire que toutes les statues, ici, ne venaient pas du regard de son amante.

Sthéno trouvait ça mignon, que Celeste aimât tant manger et qu’elle fût pour autant incapable de cuisiner convenablement. Au début de leur relation, la Gorgone n’avait pas osé lui dire que les plats qu’elle préparait étaient passables au mieux, et elle avait souhaité un peu bêtement que la mortelle eût un chien pour que Sthéno pût lui glisser discrètement certains morceaux un peu trop brûlés sous la table. Mais la Gorgone avait toujours apprécié l’attention portée par Celeste, jusqu’à ce qu’elle finît par lui dire que c’était rarement mangeable. Et donc elle avait pris la main sur la cuisine, ce qui la satisfaisait parfaitement. Sthéno avait pris l’habitude, dans sa longue vie, de profiter un peu de la richesse de ceux qu’elle fréquentait. C’était en partie à cause de Nyx : après tout c’était elle qui avait commencé à l’introduire à des gens riches. C’était en partie à cause d’elle-même, car il était beaucoup plus simple de passer sa journée au lit aux crochets des autres qu’à s’occuper de ses problèmes. Sthéno avait toujours travaillé, d’une façon ou d’une autre, mais elle n’avait pas réellement de passion pour ce qu’elle faisait, pas jusqu’à ce que quelqu’un l’introduisît aux délices du marché noir et des nombreuses œuvres qui y passaient, et qui cherchaient preneur.

Mais bref, elle avait appris à la faire la cuisine pour elle-même, et aussi pour ceux (celles, soyons honnêtes) qui la laissaient vivre chez elles. Ca n’était pas grand-chose sachant que ça n’était pas elle qui achetait la nourriture, mais pour Sthéno, c’était autant de remerciements. D’autant que contrairement à votre croqueuse de diamants classique, la Gorgone ne cherchait pas les cadeaux ni autres frivolités : elle voulait simplement quelqu’un qui lui prêtât son lit et qui lui payât son propre appartement pour les jours de solitude. Elle avait néanmoins un peu perdu cette habitude depuis qu’elle aimait son travail, payant son propre loyer elle-même, et elle avait arrêté de partager un autre lit que celui de Celeste, mais elle n’avait pas cessé de cuisiner. Elle se hissa d’ailleurs sur le plat de travail nettoyé pour attirer Celeste entre ses cuisses, jouant avec un bout du drap qui la couvrait avec un sourire. Elle avait bien des idées sur comment passer leur après-midi, des idées parfaitement décadentes et à l’inverse de la productivité mais qui seraient délicieusement satisfaisantes. Et Sthéno n’avait pas raté le regard qui se fixait à nouveau sur ses cheveux, et qui demandait à ce qu’elle détournât l’attention de Celeste. Elle savait qu’il était impossible qu’elle eût vu à travers son glamour, car elle était toujours là. Même les dieux qui l’avaient fait n’avait pas pu camoufler leur réaction. Et Celeste n’était certainement pas une déesse, n’est-ce pas ?

Sthéno glissa ses doigts contre les omoplates découvertes de son amante, tirant légèrement sur le drap pour découvrir le haut de ses épaules et venir y déposer un baiser. « Tu veux vraiment me voir sculpter ? Parce que c’est franchement pas passionnant, je peux passer des heures pour tailler un nez. » Initialement, la Gorgone avait commencé à sculpter pour essayer de camoufler la présence étrange d’autant de statues chez elle, et de leur donner une explication. Mais au fil des années, Sthéno s’était en fait attachée à l’exercice, et pratiquait maintenant plus par plaisir que pour tout autre raison. Elle était restée dans le classique, essayant d’égaler le talent de ses pouvoirs mais parfois elle taillait autre chose, des formes qui traversaient parfois ses rêves. « Mais si tu veux, je peux en faire un peu. Après manger ! » Avec un dernier baiser sur les lèvres de Celeste, elle la fit reculer pour pouvoir descendre, et s’occuper de l’omelette avant qu’elle ne brûlât. Le repas rapidement placé dans deux assiettes, Sthéno les installa sur son îlot de cuisine et glissa des couverts vers Celeste, avant de déplacer sa chaise haute pour la rapprocher de son amante. Une fois installée confortablement dessus, elle porta une main à la cuisse de la mortelle et commença à manger de l’autre main, du bout de la fourchette.

L’image était belle. Belle et symbolique. La plupart des gens n’y aurait vu qu’un couple, aimant, lors d’un bref instant de leurs vies, alors que pour Celeste, ce moment avait une toute autre consonance. Elle était là, ébahie, attendrie et en admiration devant Pía, qui s’était postée sur le plan de travail. Elle y était comme on se hisse sur un piédestal, et Celeste la plaçait — littéralement —  à sa place :au-dessus d’elle, au-dessus de son humanité et elle aurait presque voulu la voir sous sa vraie forme, juste une seconde, pour graver cet instant dans sa mémoire. Cela ne dura pas, pour autant ; Pía se savait irrésistible et distrayait facilement la conservatrice. Elle jouait de ses charmes d’ailleurs, glissant son visage dans le creux de sou cou et Celeste ne put résister : une fois de plus, elle glissa son visage dans la chevelure de son amante, espérant, peut-être naïvement, que si elle priait assez, les serpents seraient de nouveaux visibles. Elle s’imaginait le contact froid, l’étrange sensation de leurs mouvements sur sa peau, et elle dut se faire violence pour revenir à la réalité. « Hm ? » — il fallait qu’elle réfléchisse pour entendre ce que Pía racontait. — « Des heures sur un nez ? » Elle riait, embrassant à son tour la mâchoire de la brune. « Je te pensais plus talentueuse que ça ! » — elle voulait prendre le risque, lancer une pique, ouvrir une brèche… — « Serait-ce donc les œuvres de quelqu’un d’autre, que tu exposes avec tant d’ardeur dans ton appartement ? » Elle se détachait alors, laissant la cuisinière revenir à sa tâche et servir le repas chaud que son ventre allait avoir plaisir à engloutir.

Docilement, elle prit place devant son assiette, déjà persuadée qu’elle allait — encore une fois — se régaler. Que Pía sache si bien cuisiner la ravissait toujours autant, et Celeste n’avait pas honte de dire qu’elle aimait la compagnie de cette femme, tant pour ses courbes que pour son assiduité à bien la nourrir. La première bouchée ne la déçut pas, et les suivantes non plus, alors qu’elle dégustait d’une main avide, l’autre s’étant posée sur celle de son amante. La domesticité de la scène prêtait à sourire, mais Celeste n’aurait troqué sa place pour rien au monde. Quelques minutes durant, le silence les accompagnait, seulement entrecoupé de quelques coups de fourchettes qui butaient sur les assiettes. Silence, qui fût finalement brisé, aussi, par Celeste qui décida d’exprimer sa joie. « Hmm… C’est fou. D’un rien, tu fais des merveilles… » Elle avait avalé son assiette à toute allure, oubliant parfois qu’à table, il fallait se tenir et garder ses manières. Plus jeune, on lui avait souvent dit qu’elle mangeait trop vite,  mais jamais elle n’avait pu résoudre ce problème, faire disparaître ce trait peu distingué… Ce trait-là, ni sa « sweet tooth », d’ailleurs. « Tu as encore de ce chocolat à tomber dont tu m’as fait grâce, la dernière fois ? » — elle l’espérait intérieurement, parce qu’en soi, elle avait presque tout bouffé, ladite dernière fois. « Il faudra que tu me dises où tu l’as acheté… Je pense qu’il faudra que je te réapprovisionne de temps à autre. » , dit-elle avec un sourire innocent. Elle avait hâte que ce repas se termine, elle avait hâte d’avaler son chocolat, et elle avait hâte, surtout, d’admirer Pía, encore et toujours… Il y avait bien des fois où Celeste se sentait prête à tout lui avouer. Pour ne plus garder ce secret, déjà, et pour — s’il y avait encore un infime doute — enfin savoir si Pía était ce que Celeste pressentait de plus en plus : une Gorgone. Un sourire rêveur placardé aux lèvres, Celeste porta la man de Pía à ses lèvres pour y déposer un baiser.

La pique lancée par Celeste sur ses capacités de sculpteuse la fit pauser pendant une seconde. Quelques détails qui commençaient à s’accumuler laissaient penser que la mortelle était en train de pointe vers quelque chose, de façon plus ou moins subtile. Le quelque chose était terrifiant pour Sthéno. Elle n’avait jamais été découverte pendant toutes ces années, en tous les cas pas après la débâcle des années 70. Elle avait pris grand soin de garder à peu près le contrôle d’elle-même pour cela ne se reproduisît pas. Alors il paraissait impossible que ça soit ce à quoi Celeste pût penser. Comment aurait-elle pu savoir, sauf si elle l’avait appris autrement ? Elle aurait pu être divine et voir à travers le glamour, mais Sthéno aurait mis sa main à couper que la jeune femme fût mortelle. La Gorgone ne pouvait pas forcément sentir qui était un dieu s’ils n’étaient pas un des siens, mais elle avait appris à les remarquer quand même. Ca n’était pas infaillible, mais elle préférait penser que si elle passait une partie de ses journées avec quelqu’un, et partageait son lit, elle aurait fini par comprendre qu’il était divin. « Je pensais qu’un conservateur de musée s’y connaîtrait mieux en processus créatif. » Elle lui sourit quand même, taquine. « Je ne suis pas narcissique au point d’exposer uniquement mes sculptures. » C’était à moitié un mensonge, car après tout, les statues n’étaient pas des sculptures mais de véritables victimes. Ce qui était certes beaucoup plus glauque.

L’omelette était prête à temps, détournant bien heureusement le sujet de la discussion. Même si une partie de Sthéno serait soulagée d’être découverte par Celeste, l’autre partie était tellement formatée au secret qu’elle ne savait même pas comment cette situation pourrait être gérée. Elle resserra ses doigts sur la cuisse de son amante à son compliment, lui offrant un nouveau sourire. « Même si j’avais la patience, tu es une cause perdue. » Elle atténua ses mots avec un rapide baiser sur la joue, avant de reprendre une bouchée de son omelette. Il était vrai qu’elle était particulièrement satisfaisante. Elle termina l’assiette plus lentement que sa compagne, secouant même la tête en la voyant manger à une vitesse folle. Fut un temps, Sthéno était également ainsi. Mais elle apprit rapidement que plus vite elle mangeait, moins elle profitait de son assiette, et donc elle avait appris à se modérer. La demande de Celeste la fit rire, et elle se redressa, poussant son plat vide plus loin. « Je suis obligée de le cacher maintenant. » Elle lui sourit encore, bien plus tendrement qu’elle l’aurait pensé. « C’est un secret. Et puis au moins comme ça je suis sûre que tu reviendras au moins pour manger le chocolat. » Car si Celeste abordait le sujet de façon détournée et légère, Pía commençait à avoir des doutes sur la connaissance de son secret. Et si Celeste savait, Sthéno ne l’imaginait pas rester longtemps dans son entourage.

Outre le fait qu’elle fût une créature mythologique, il y avait aussi le fait qu’elle fût une meurtrière et que les preuves étaient parfaitement bien exposées dans tout son appartement, et même dans un coffre caché quelque part en Grèce (Sthéno était sentimentale). Et la Gorgone avait la conscience plus que tranquille. Cela avait son rôle, à l’époque : terrifier les habitants au nom des dieux. Et elle ne l’avait pas choisi, pas plus qu’elle avait choisi sa nature. Aujourd’hui, elle aurait eu peut-être plus de scrupules à utiliser son pouvoir de pétrification. Le baiser déposé sur sa main la sortit de ses pensées, et elle tira Celeste à elle pour l’embrasser brièvement avant de se lever pour aller chercher le fameux chocolat. Elle fit mine de chercher dans plusieurs placards pour garder l’endroit secret, et elle revint avec un bout de tablette qu’elle présenta à son amante. Elle-même n’en mangeait que rarement. Si Celeste avait une préférence pour le sucré, c’était l’inverse pour la Gorgone. « Je suis sûre que tu n’es là que pour le chocolat. » Elle fit une moue boudeuse, posant sa tête sur son poing fermé. « Et pour fixer mes cheveux. Ne crois pas que je ne l’ai pas remarqué. » Elle ne pouvait pas s’en empêcher non plus, tel un papillon attiré par la lumière.

Que Celeste ne sache pas cuisiner était presque de notoriété publique, aussi, quand Pía le souligna à nouveau, l’italienne ne sut même pas feindre une moue insultée ; elle avait cessé de jouer un rôle — ou presque — auprès de son amante, et c’était quelque chose de grisant et de parfaitement reposant. Ne planait finalement entre elles que ce qui semblait être « l’ultime secret », que cette dernière révélation, de part et d’autre. Qu’un dernier mystère, si maigre et si énorme à la fois et qui risque, peut-être, de mettre en péril ce que Celeste avait enfin réussi à avoir dans sa vie : une relation avec quelqu’un. Durable, stable et presque parfaitement basée sur l’honnêteté.

On y revenait encore, à cet accroc dans sa vie, à son immuable incapacité à s’engager avec quelqu’un. Soit parce qu’elle était trop amoureuse de son travail, soit parce que son rôle de déicide l’empêchait de se projeter dans l’avenir. Pourtant, avec Pía, tout semblait simple, fluide et presque naturel. Elle aussi semblait bouffer par sa passion de l’art, aussi ne reprochait-elle jamais à Celeste de trop travailler. Elle aussi semblait avoir peur du demain, et de l’engagement, pour une raison qui avait échappé, jusque-là, à Celeste. Comment peut-on imaginer un lendemain avec quelqu’un, si l’on avait littéralement l’éternité devant soi ? La vie des êtres immortels devait être une suite de déceptions, de ruptures et de pertes que l’humaine n’arrivait pas à concevoir.

« Chocolat ». C’est bien son amour de ce chocolat qui l’arracha sans ménagement des limbes de son cerveau, lui tirant un sourire assez naturel pour ne pas être suspect. Pía le lui cherchait dans divers placard et Celeste la soupçonnait d’essayer de noyer le poisson et de garder son emplacement secret. Ah, et elle ne s’en cachait même pas, la fourbe. « Je t’assure, tu n’as pas besoin de ça pour me donner envie de revenir ici, encore et toujours… » Elle avait parlé discrètement, presque timidement, et avait fini par rejoindre son amante. Cet appartement recueillait bien trop de mets aux goûts de Celeste pour ne pas qu’elle se sente dans le besoin de revenir, et Pía était sûrement en tête de liste. Son autre remarque fit courir un frisson le long de son échine ; la terreur d’être mise à nue et l’excitation de pouvoir enfin tomber le masque se mêlaient. Aussi, elle plaça un baiser, étrangement tendre et peut-être rassurant, avant de prendre le chocolat — Hermé, véritable Dieu du Chocolat — et de filer devant l’une des sculptures de l’appartement. « Tes cheveux… » — elle cassa l’un des carrés entre ses dents avant de poser le reste sur une table, non loin d’elle ; l’italienne détestait que le chocolat se réchauffe entre ses doigts — « Je les trouve magnifiques. J’ai toujours aimer les femmes aux longs cheveux sombres. Mais les tiens… Les tiens ont un éclat désarmant. Les caresser, c’est un peu toucher à une relique. » Elle avait parlé tout en fixant la sculpture des yeux. Elle restait dans sa contemplation, effrayée, peut-être, de trop en dire si elle regardait Pía dans les yeux. « Ah, mais tu sais… Je suis peut-être un peu allumée ; j’accorde tellement d’importance au beau et dans mon métier, les cheveux ont une valeur particulière. Ils sont intemporels, ou imputrescibles, si l’on veut parler plus scientifiquement. L’on peut les retrouver presque intacts, sur des momies de plusieurs millénaires, n’est-ce pas fascinant ? » Elle s’égarait, tout en ne manquant pas de se rapprocher de la sculpture. Elle donnait l’impression de toiser une autre femme, alors qu’elle la regardait droit dans les yeux.

« Dans mon travail, aussi, on nous apprends à observer… Et la technique, comme tu le dis, on en connaît beaucoup. Pas toutes, mais assez pour voir ce qui a été sculpté, et ce qui a été… Moulu.» — noyer le poisson, encore et toujours. Celeste flirtait dangereusement avec la vérité, cette vérité qu’elle convoitait ; si Pía craquait, peut-être que Celeste pourrait à son tour avouer ? Avouer, quoi ? Qu’elle faisait partie d’un groupe monté pour les nuire, pour les tuer, eux, ces entités d’un autre monde, d’un autre temps ? Non. NON. Il fallait qu’il en soit autrement. « Et ces sculptures, ma très chères… Elles paraissent si vivantes. Elles sont violentes de réalisme, il faut avoir un talent hors du commun, presque surnaturel pour arriver à ça. » Elle rompit enfin le contact visuel avec la sculpture pour aller chercher un autre carré de son chocolat, sans regarder Pía qui n’avait pas beaucoup bougé. « Et une bonne partie de sculptures que tu as ici sont ainsi : si frappantes de réalisme que l’artiste n’a laissé aucune trace de sa technique. » Elle s’arrêta là, finit son chocolat avant de revenir vers son amante, un sourire tendre vissé aux lèvres. « La conservatrice en moi est jalouse qu’elles ne soient pas au Louvre et que je ne connaisse pas le nom de cet artiste qui semble avoir des mains en or. » Des doigts, des yeux… Celeste en était sûre, elle admirait peut-être le charnier figé d’une gorgone. Elle aurait dû avoir peut, peut-être, mais que voulez-vous… Le cocktail de Mort et de Mythologie avait tout pour l’attirer.

La réponse, murmurée du bout des lèvres par Celeste, arracha un sourire discret à Sthéno. Elle baissa un peu la tête, rougissant bêtement au baiser qui était déposé contre sa peau. Les serpents s’agitèrent à la proximité de son amante, et elle dut se retenir de ne pas les faire taire. Leurs sifflements créaient une cacophonie pour la Gorgone, et attaché à leurs émotions qui semblaient la submerger, la situation était gênante. Sthéno était certes attachée à Celeste, mais elle n’en était pas au même point d’adoration que semblaient l’être les vipères. A vrai dire, heureusement que la mortelle ne pouvait pas les voir, sinon elle pourrait les observer se pavaner pour la charmer. Elle craignait aussi que Celeste ne les rejetât, si elle les voyait : elle ne savait pas comment les vipères pourraient réagir, mais elle savait qu’elles auraient le cœur brisé. La brune disparut avec le chocolat et Sthéno suivit sa silhouette avec un sourire, avant de le perdre en la voyant se poster devant une des statues en marbre, une statue sans aucune trace de burin. Et Celeste était bien placée pour savoir que le marbre, ça ne se moulait pas. Elle porta une main à son orchidée bleue, caressant les pétales avec délicatesse, sans pour autant lâcher la conservatrice des yeux.

Le sujet de la discussion, bien qu’il fût sa faute, la gênait. Les vipères sifflaient, évidemment, ravies d’être évoquées en termes aussi flatteurs. Mais Sthéno se demandait maintenant sérieusement si Celeste n’en savait pas plus qu’elle ne le laissât penser. Mais comment ? Comment aurait-elle pu le deviner ? A cause des statues,  seulement ? Avait-elle vu les serpents un jour ? « Fascinant, oui. » Répéta-t-elle bêtement, sans même s’en apercevoir. Elle observait avec des yeux inquiets son amante se rapprocher de la statue. Les vipères se dressèrent un peu, et Sthéno passa une main contre le nid de serpent, caressant pendant une longue seconde la peau froide et douce de ses vipères. Et la discussion changeait, passant sur le reste de la preuve de l’existence de la Gorgone. Evidemment que Celeste s’interrogerait sur l’origine de ces statues. Elles étaient trop parfaites pour être simplement humaines, aussi talentueux pussent-ils être. Sthéno avait tout vu dans son immortalité, et en côtoyant les plus grands, elle avait bien remarqué les traces de leurs œuvres. Alors oui, ils étaient capables de créer un magnifique drapé, traçant les courbes de linges d’une finesse insoupçonnée, mais jamais sans laisser leur marque. Les statues de Sthéno étaient parfaites sous toutes les coutures, évidemment. Parfaites dans leur technique puisqu’elles étaient divines.

Sthéno regarda son amante alors qu’elle revenait vers elle, et elle ne put s’empêcher de sourire alors qu’elle l’entendait parler d’elle. Même si c’était impossible, une partie de Sthéno était persuadée que Celeste savait. Et elle était encore là. « Je ne suis pas sûre que tu apprécies le rencontrer. » Répondit-elle dans un murmure, ignorant les serpents qui s’agitèrent suite à sa déclaration. Elle ne pouvait imaginer une Celeste au courant et toujours auprès d’elle. Les mortels avaient de nombreux défauts, et parmi eux, leur morale. La Gorgone n’en était pas dénuée mais elle était drastiquement différente. Pour elle, ces statues n’étaient que la conséquence du seul but de son existence, contre lequel elle avait fini par se rebeller. Aujourd’hui elle n’était plus un pion des dieux mais elle gardait les figures de marbre quand même, comme souvenir, par narcissisme, par vengeance. Il y avait peu d’innocents, chez Sthéno. « Elles viennent d’un temple, en Libye. » Elle haussa les épaules avec un sourire, détournant les yeux vers la statue. Ce n’était pas un mensonge. Elles venaient d’un temple, oui, le sien. « Maintenant que tu as fini de manger mon chocolat, je peux peut-être te montrer ma dernière création ? » Sthéno était généralement assez réservée quant à ses sculptures, mais elle voulait détourner l’attention de son amante, elle voulait qu’elle recommençât à l’associer à des œuvres tout à fait imparfaites. « Je me suis mise au bois. »

Les non-dits de Pía, ces courbettes pour éluder et son acuité à dévier d’un sujet à un autre amusaient toujours l’italienne. Toujours, sauf peut-être aujourd’hui. Une partie d’elle voulait la confronter, lui poser les questions, nue bonne fois pour toutes, mais elle se ravisait à chaque fois ; et si Pía la repoussait, si elle refusait de lui avouer la vérité, ou pire, si elle décidait de masquer ses traces et de se débarrasser d’un témoin trop gênant ? Celeste ne pouvait, ne voulait pas croire que l’artiste puisse effacer d’un claquement de doigt l’existence d’une conservatrice du Louvre ou qu’elle n’ait pas au moins assez d’affection pour elle pour y réfléchir à deux fois… Mais, encore une fois, si Pía était bien une Gorgone, peut-être avait-elle vécu assez longtemps, tué ou perdu assez de gens dans sa vie pour ne plus avoir à porter le poids de la peine ou de la culpabilité.

Aussi, drapée dans sa lâcheté, Celeste se contenta de lui sourire ; son sourire fut assez lumineux pour montrer l’adoration qu’elle lui vouait et qui ne cessait de grandir, mais il portait la tristesse d’une femme qui accepte qu’on lui mente et qui accepte, aussi, de mentir elle-aussi. « Pourquoi donc, c’est quelqu’un d’étrange ou qui fait peur ? » Elle ne put s’empêcher de rire doucement, parce que si l’artiste n’était autre qu’une Gorgone, alors oui, il était fort à parier que les sombres mortels — dont Celeste faisaient immanquablement partie — se pisseraient dessus en la rencontrant… Mais elle, elle l’avait rencontrée, cette Gorgone, elle l’avait aperçue et Celeste avait envie de lui hurler qu’elle s’en fichait, qu’elle voulait la voir encore, regarder dans les yeux — si elle le pouvait — la preuve que leur Monde abritait des créatures extraordinaires…

Mais, où en étions-nous, déjà ? Ah oui : « drapée dans sa lâcheté », Celeste se tut à nouveau, la rejoignant devant la nouvelle sculpture. « Un temple en Lybie… Il me faudra plus que ça, Pía » – dit-elle en riant. Évidemment, dans sa tête, les infos fusaient, se recoupaient et elle cherchait quelle région, quel temple, en Lybie pouvait bien recueillir de tels secrets. Il lui faudrait faire des recherches… Sa curiosité ne serait apaisée qu’une fois ce temple découvert et son histoire dépoussiérée. Se glissant derrière Pía, la conservatrice enlaça sa taille, faisant face elle aussi à la dernière création de l’artiste ; elle n’avait rien d’extraordinaire, elle, et Celeste eut peine à retenir un ’snort’. « Hmm… Se serais-tu pas en train de débuter ? Tu t’es lassée de ta perfection alors tu sors de ta zone de confort pour t’essayer à de nouveaux horizons ? » Elle riait, maintenant, se détachant un instant de Pía pour se rapprocher de la sculpture en question et pour la regarder d’un œil un peu plus attentif. Elle émettait des bruits, parfois approbateurs, mais souvent, elle fit mine de déceler des défauts, qui, pour la plupart, n’existaient pas. Cela dura un court instant et Celeste avait fini de faire son tour. « Hm… Et bien jeune fille, il y a du boulot… » — elle la regardait, faussement affligée — « Même moi je pourrai mieux faire ! » - souffla-t-elle, en riant. Elle savait Pía orgueilleuse et elle ne manquait pas une occasion de se moquer d’elle, quand elle le pouvait. Cela ne durait pas, pour autant : Celeste n’aimait pas que Pía boude ou qu’elle se vexe trop longtemps. Alors, elle se rapprocha d’elle, l’attira tout contre elle, et, son nez se campant contre ses cheveux, elle la rassura. « Tsss… Y aurait-il une seule chose pour laquelle tu n’as pas de talent ? » — elle embrassa sa mâchoire avant de relâcher son étreinte. « La seule chose que j’ai sculptée de ma vie, c’est un encadrement de porte… J’ai du tout faire changer, tu te doutes, parce que le bois s’est fendu d’un seul coup. » Elle rit alors, se remémorant l’accident avec nostalgie. Et, se retournant vers Pía, elle passa le bout de ses doigts sur le bois de la sculpture. « Tu veux bien me montrer un peu comment tu travailles ? » Entendez « Figes-tu encore les gens aujourd’hui ? Le ferais-tu devant-moi? » Mais, nous nous égarons.

Les deux, avait-elle envie de répondre. Quelqu’un d’étrange et de dangereux, pour un humain en tous les cas. Sthéno n’était dangereuse que lorsqu’elle le souhaitait, mais c’était accessoire pour les mortels. Les Gorgones étaient des créatures d’horreur dans l’imaginaire collectif et elles le restaient malgré les siècles qui passaient. Par le passé, Sthéno avait volontiers pris le pli de ce que sa réputation laissait présager, pétrifiant à droite et à gauche sans réfléchir, lorsque la victime se trouvait sur le chemin de sa vengeance. Aujourd’hui, elle n’aurait pas forcément plus de scrupules. Sa morale était différente de celle des mortels et elle n’était pas sûre que les mortels, la plupart en tous les cas, purent le comprendre. Et le petit rire que laissa échapper Celeste attira son regard curieux. Ce rire comme si elle savait. Sthéno préféra ne rien dire, et se détourna à nouveau pour placer ses yeux sur sa sculpture en cours. Elle ne put s’empêcher de sourire à la tentative sans subtilité d’en apprendre plus sur l’origine de ses statues et en réalité, ses origines. « Oh, je ne sais plus. Je les ai acquises aux enchères, il y a quelques années. » Sthéno s’enfonçait dans le mensonge car la vérité ne pouvait pas être dite à voix haute. Et de toute façon, ça n’était qu’un demi mensonge. Aujourd’hui elle n’était pas sûre de pouvoir replacer sur une carte moderne le temple de ses origines. Au fil des siècles, elle avait fini par bannir le lieu de sa pensée pour tout ce qu’il lui rappelait, afin de lâcher prise.

Elle laissa échapper un souffle lorsque les bras de son amante vinrent enlacer sa taille, et elle frissonna légèrement. Celeste ne pouvait le sentir mais les deux serpents qui enserraient ses hanches se glissèrent contre la peau de l’humaine, s’imprégnant de sa chaleur sans attendre. Sthéno se laissa aller contre le torse de sa compagne, se détendant un peu. Trop bien installée qu’elle était, elle n’avait même pas foi de se détacher pour frapper le bras de sa campagne à sa pique. « Haha, trop drôle. Je te ferai remarquer que le bois c’est à des années lumières de la pierre. » Elle pinça doucement l’avant-bras de la jeune femme et lui tira la langue. Celeste s’échappa et Sthéno ressentit une soudaine froideur qui lui arracha un nouveau frisson. Elle croisa ses propres bras contre son ventre, observant son amante avec un sourire. « Je te mets au défi, alors. » Lui rétorqua-t-elle avec les sourcils froncés. Elle savait que l’humaine taquinait mais ça ne l’empêchait pas d’être tout de même piquée dans son orgueil. Elle aurait pu rivaliser avec Michel-Ange, et facilement ! Même sans utiliser ses pouvoirs. Elle se laissa faire quand même, retrouvant les bras de Celeste avec satisfaction. Elle commençait à avoir un peu froid. « Oh, j’imagine bien. Tu as dû y aller comme un bourrin au ciseau à bois et au marteau. » Elle tourna juste assez la tête pour embrasser Celeste doucement avant de lui sourire, laissant la jeune femme s’écarter une nouvelle fois. « Avec délicatesse, pour commencer. » lui dit-elle de façon espiègle, un éclat amusé dans les yeux.

Elle ne releva pas le possible sous-entendu, parce que les implications lui donnaient mal à la tête. Elle se demandait si Celeste lui poserait encore la question lorsqu’elle saurait, si elle savait vraiment. Elle caressa d’une main distraite le bois encore brut, ayant à peine commencé à le lustrer. La forme était acquise mais elle devait encore être raffinée. « Tu veux vraiment me voir travailler ? Ca n’est pas passionnant. » Non, la sculpture n’était pas comme la peinture. C’était plus bruyant, plus violent d’une certaine façon. Et parfois beaucoup plus long. C’était plus salissant aussi. Mais le bois était un bon entre deux. Elle s’assit tout de même devant l’établi, et attrapa la statue pour la placer un peu mieux devant elle. Elle l’observa un court moment, glissant ses doigts contre ses lignes, et entreprit de continuer à la polir. Elle relevait souvent les yeux vers Celeste, alors que ses mains s’agitaient dans un mouvement habituel contre le bois. Ils avaient des outils plus performants aujourd’hui, permettant de faire ce qu’elle était en train de réaliser plus rapidement, mais Sthéno était à l’ancienne, bien sûr. « J’ai entendu dire qu’une nouvelle collection arrivait au Louvre ? » Interrogea-t-elle d’une voix distraite, et faussement innocente. Des reliques sur la Grèce antique arrivaient au Louvre, oui. Et avec elles des objets plus précieux encore pour Sthéno, venus directement de l’autre côté de la Méditerranée, de ses terres natales.

Le naturel avec lequel Celeste pouvait évoluer autour de Pía lui donnait parfois le vertige. C’était à s’y méprendre : elles ne se connaissaient pas depuis si longtemps, mais il y avait entre elles une fluidité que l’on aurait pu prendre pour la force de l’habitude. À les regarder, l’on pouvait presque voir un vieux couple, si ce n’était… Si ce n’était pour les secrets que chacune se gardait bien de partager, encore. Il y avait bien un moment — très proche, Celeste en était persuadée — où l’italienne ne saurait plus retenir sa langue et où, elle le savait, elle allait tout cracher, dans un spasme de verbal diarrhea. Et, ça n’allait pas être beau. La paranoïa qui l’habitait depuis ces dernières semaines ne faisait que grandir, et cela ne l’aidait clairement pas à réfléchir ; elle se sentait entourée de divinités, et, si cela ne la dérangeait pas, elle détestait être dans le secret. Mais, si elle s’attendait à ce que son entourage soit franc avec elle, il faudrait, elle aussi, qu’elle fasse table rase et qu’elle leur avoue, alors, quel était son rôle… Et, plus le temps passait, plus elle se disait que la trahison qu’elle allait servir à Pía allait être difficile à avaler. Mais elle ne voulait plus de ce rôle, Celeste, elle n’en avait jamais voulu, et tout ce qu’elle avait espérer retirer de l’organisation pour laquelle elle « travaillait », c’était juste de trouver les Dieux — ses Dieux — qui l’avaient accompagnée dans toute sa jeunesse, alors qu’elle était vouée à la solitude de ceux qui doivent déménager trop souvent. Le temps pressait, et Celeste se promit de tout avouer, bientôt, à celle qui, vraisemblablement, lui avait fait tourner la tête.

Elle aurait pourtant voulu rester des heures durant dans les bras de la gorgone, mais elle la laissa s’affairer, ignorant tout bonnement le mensonge qu’elle lui servait… Elle finirait par retrouver le temple dont Pía parlait, quitte à retourner tout le globe. « Oh ! Je sais être délicate, quand il le faut… Tu le sais bien. » - ajouta-t-elle en rougissant imperceptiblement. « Mais remplacer une poignée de porte, j’avoue que c’était bien au-delà de mes capacités. » Elle rit alors doucement, s’installant à quelques pas de son amante. Elle ne put s’empêcher de trépigner d’impatience — même si ce n’était pas sur le bois, qu’elle aurait voulu la voir travailler — et s’assit sagement. « Ce n’est pas tant l’œuvre que je veux regarder, mais plutôt l’artiste. » - souffla-t-elle. Elle se trouva presque timide, et elle n’élabora pas plus. Elle voulait observer Pía, regarder la concentration dessiner les traits de son visage, contempler ses mains caresser son matériau et deviner l’œuvre émerger de ce qui, pour l’heure, ne ressemblait pas encore à grand-chose. Et, en toute franchise, Celeste espérait regarder son amante assez longtemps pour voir, encore une fois, le flash dont elle avait été témoin. Pour se rassure, peut-être, pour se persuader qu’elle n’avait pas rêver, aussi, et pour donner un sens à tout ce qu’elle pouvait bien sentir, autour d’elle.

Elle resta ainsi, dans sa rêverie, avant que la voix de l’artiste ne vienne l’en arracher. Elle sourit alors, et, incapable de s’en empêcher, se releva pour la rejoindre et se glisser derrière elle. « Hm… D’où tu tiens tout ça, toi ? » — elle glissa sa main contre sa nuque, déplaçant ses cheveux sur une épaule. — « C’est bien vrai… Rien de bien fou ni de passionnant, ou en tout cas pas pour moi. » — dit-elle en minaudant légèrement, taquine — « Les pièces viennent de la Mésopotamie du IIIème siècle avant notre ère. » C’était bien connu… Si Celeste vouait une passion à l’art en général, ses périodes de prédilection restaient la Grèce Antique, l’Égypte et la renaissance franco-italienne ; elle faisait partie de ce genre de cliché, tout à fait... « Mais bon, il est dit que dans tout ce fatras, une bricole ou deux viendraient de notre belle Grèce Antique. Je ne sais pas grand choses pour le moment. » - finit-elle, innocemment. Elle haussa les épaules, alors — faussement désintéressée —, avant de venir embrasser le cou de l’artiste. Sa main, elle jouait toujours avec sa chevelure… Parfois, elle avait l’impression de sentir quelque chose, contre sa main, mais elle continuait de se persuader que ce devait être dans sa tête, car même si elle avait appris à garder son corps attentif et en alerte, il y avait certainement des choses que son imaginaire devait forcer. « Dis… Tu ne veux toujours pas exposer quelques-unes de tes sculptures au Louvre ? Elles y aurait leur place, je pourrai faire le nécessaire, tu sais… » - susurra-t-elle contre son oreille. Régulièrement, elle tentait de faire plier son amante, toujours en vain.

Elle se trouvait toujours amusée de la pudeur de Celeste. Elles avaient pourtant passé de nombreuses heures dans les bras l’une de l’autre, et ça ne l’empêchait pas de rougir lorsqu’elle faisait allusion à leurs ébats. Sthéno ne dit rien, ne souhaitant pas l’embarrasser. Elle se reconcentra sur sa sculpture, attrapant ce qu’il lui fallait pour tailler son bois comme elle le souhaitait. Cela faisait un peu de bruit, mais Celeste n’avait pas l’air dérangée. Elle reposa les instruments après de longues minutes et elle passa ses doigts à nouveau contre le bois, appréciant en sentir les entailles et la dureté. Elle ne craignait pas les échardes, bien sûr. Son amante revint s’installer près d’elle à sa question et Sthéno se laissa aller contre son torse dans un soupir, frissonnant en sentant cette main décaler les vipères pour caresser son cou. « Celeste … » Murmura-t-elle du bout des lèvres, tournant juste assez la tête pour offrir sa peau. Ses mains retombèrent du bois pour se poser contre les cuisses de son amante, effleurant la peau distraitement. « J’ai mes sources. »  lui dit-elle mystérieusement, la voix basse. C’était bien là un autre secret que Pía peinerait à divulguer. Son statut divin était une chose, mais son travail bien mortel de vol d’œuvres d’art, lui, serait probablement très mal vu par l’une des conservatrices du Louvre. Enfin, c’était un problème pour un autre jour.

Les doigts de Celeste étaient toujours perdus dans ses ‘cheveux’, et les vipères, si elles l’avaient pu, auraient ronronné sous l’attention. Elles se contentaient plutôt d’essayer de se glisser le plus possible contre la peau de la jeune femme. « Mmh, tu en sais plus que ça, mais soit. J’irai soudoyer tes collègues. » Elle se faisait taquine, elle-aussi, nullement bernée par le soi-disant désintérêt de son amante. Celeste était tout aussi passionnée que Sthéno, pour des raisons différentes, mais le résultat était semblable : la conservatrice obsédait un peu sur les reliques grecques, et c’était d’ailleurs à cause de ça qu’elles s’étaient rencontrées. Selon les sources de Pía, néanmoins, c’était bien plus que « quelques bricoles » qui l’attendait patiemment au Louvre. Elle avait même ouï dire qu’il y avait un morceau de fresque de Gorgone. Et cela la titillait. La main qui ne cessait ses caresses sur ses ‘cheveux’ la rendait distraite, et ce sentiment était accentué par le boucan infernal que faisaient les vipères à chaque fois qu’elle touchait leur dos. Assez distraite pour frissonner sans réaliser immédiatement ce qu’avait dit Celeste, mais pas assez pour ne pas s’agacer un peu. Encore le même refrain.

« On dirait Midnight. Décidemment, vous n’arrêtez jamais. » Elle se releva alors, s’écartant de Celeste. Elle ressentit son absence immédiatement et elle resserra son peignoir autour de son corps refroidi. En réalité, ses ailes aussi s’enroulèrent un peu autour d’elle, comme pour la protéger du froid. « Aucune des œuvres que je sculpte n’a sa place au Louvre. Ou dans n’importe quel autre musée. » Elle fronça les sourcils, faisant un tour de son atelier. « Elles n’ont rien de plus que celles des autres, aucun intérêt. » Elle s’arrêta devant l’une des sculptures en bronze, passant une main dessus, toujours contrariée. Le métal semblait encore plus froid que ses doigts. « Elles sont imparfaites. On peut voir les traces, tu comprends ? On peut toujours voir les traces de création. » Elle changea de statue pour une réalisée en plusieurs pierres différentes, pour le même constat. La trace des outils lui sautait à l’œil, la répugnait presque. « Certains y voit tout l’intérêt de l’art mais je déteste ça. Je les veux parfaitement lisses, parfaitement … » … Divines. Mais elle ne pouvait pas le dire, pas sans se trahir complètement. Sthéno n’exposerait ses œuvres que lorsqu’elle serait parvenue à les rendre aussi parfaites que celles créées par ses yeux, et ça n’était pas demain la veille, oh non. Elle tourna le dos à Celeste, sa forme tendue. « Ca ne m’intéresse pas, désolée. »

Soudoyer ses collègues, Pía en était tout à fait capable et Celeste ne doutait pas qu’elle puisse parvenir à ses fins ; elle savait être persuasive et tout à fait charmante. Pour autant, l’artiste n’allait pas tirer grand-chose des petites gens du Musée : la cargaison qui dormait dans les caves recelait quelques pièces inestimables que l’on avait traitées avec le plus grand secret. Et, sans faire partie des expéditions précédentes ou du cercles très fermés des conservateurs, il était virtuellement impossible de savoir ce que contenait les lourdes caisses en bois que l’on avait encore laissées scellées… Pourtant, plus elle réfléchissait, plus Celeste avait envie de se laisser tenter par une promesse qu’elle avait faite à l’artiste, lors de leur vraie première rencontre. Aussi — et avec ce que la cargaison contenait de précieux — l’italienne pourrait peut-être en savoir un peu plus sur son amante. Après tout, ce n’était pas tous les jours que l’on pouvait confronter une potentielle gorgone avec une supposée représentation d’elle, authentique, et que l’on venait de déterrer. Qu’en penserait Pía, comment allait-elle réagir face à cet aveu à demi voilé que Celeste avait, depuis quelques temps déjà, des soupçons sur sa véritable identité ?

Elle n’eut pas le temps de s’étendre sur la question tant le changement dans l’humeur de Pía se faisait sentir. La tension était presque palpable et Celeste regrettait d’avoir encore ouvert sa bouche… Quoiqu’elle regrettait surtout que son amante se soit éloignée d’elle. Elle ressortait les mêmes excuses, encore et toujours, le même refrain qu’elle récitait également à Midnight, sûrement. Celeste la laissa finir sa tirade, sachant parfaitement que de toute façon, elle n‘aurait toujours pas gain de cause. Et puis… Le plan qui commençait à prendre forme dans sa caboche — infaillible, l’espérait-elle — valait bien qu’elle ne se fatigue pas aujourd’hui ; comme elle déplierait l’Histoire devant ses yeux, Celeste priait que son amante finisse par se dévoiler.   « D’accord, d’accord… Je ne t’embêterai plus avec ça, alors. » — pour l’instant, pensait-elle.  Se relevant pour aller la rassurer et passer autre chose, Celeste fut stoper dans son élan par la sonnerie de son téléphone. Urgh… Pourtant, en voyant le nom d’Erik s’afficher, elle n’hésita pas à décrocher. S’en suivit une conversation brève — à propose de Louis — et rendez-vous fut pris pour que la marraine rejoigne son filleul. « Je vais devoir te laisser, cara, Erik a besoin de moi. » — souffla-t-elle après avoir raccrocher. « Je déteste partir, encore plus lorsque tu sembles m’en vouloir. » Elle se glissa derrière elle et embrassa son cou avant de l’enlacer. « Voudrais-tu venir au Musée, mardi prochain ? On va commencer à déballer nos trésors ce week-end, ils seront prêts et mis en place pour un brin de restauration mardi. Ça serait l’occasion de te faire enfin entrer dans les caves du Louvres, si ?  » Elle retourna Pía entre ses bras pour lui faire face. « Peut-être pourras-tu me pardonner, alors ? » Elle déposa un baiser sur ses lippes avant de desserrer son étreinte pour se préparer. Elle réenfila ses vêtements de la veille, se pressant juste assez pour ne pas drag plus que nécessaire les aux-revoir, sans pour autant donner l’impression qu’elle n’attendait que ça, de partir. « Je t’appelle ce soir, dolcezza. » Un dernier baiser à la volée, et Celeste quittait l’appartement de Pía pour aller retrouver le petit bambin qu’elle devrait garder le temps que son père règle son urgence.