L'évolution est-elle toujours une bonne chose? [Intrigue II terminé]

- Je me rends à Paris, pour une foire sur la navigation. Ils vont mettre en avant le nouvel engin développé selon tes calculs !, m’exclamais-je.

Les regards de mes voisins étaient rivés sur moi, s’interrogeant sincèrement sur ma santé mentale. A n’en point douter, ils devaient se demander si je parlais toute seule, ou si je m’adressais à l’un ou l’autre. Je ne m’en préoccupe pas pour autant : ils étaient un brin trop stupide pour saisir tout le concept et tout le système caché dans ce nouveau prototype minuscule, et presqu’invisible, de communication que Technologie et moi développions. Il n'était pas finalisé, encore, mais il était sur la bonne voie.

Mon interlocuteur me répond avec autant d’enthousiasme. Nous aurions pu continuer cette conversation longtemps, en ajoutant des détails théoriques complexes, si je n’avais pas à prendre un avion. Et quel engin ! Une véritable antiquité ! Quand l’Humanité cessera-t-elle de répliquer et dupliquer l’existant, pour se lancer dans une nouvelle course au progrès technique et scientifique acharné et furieuse ? La Guerre Froide me manquerait, presque ! Peut-être qu’une troisième guerre mondiale serait de bon ton, pour forcer ces hommes et ces femmes à sérieusement envisager la colonisation de la Lune, voire de Mars, et surtout à se lancer dans une véritable conquête spatiale !

A bien réfléchir, j’aurais dû m’établir en Chine, ou en Russie ou rester aux Etat-Unis. Je me serais épargnée tous ces voyages, et aurais atteint l’objectif que Gris et moi avions fixé plus rapidement. Pourquoi avais-je choisi Istanbul, déjà ? Ah, oui ! Son emplacement géographique des plus parfaits pour développer mon nouveau cluster de scientifiques et d’inventeurs de génie ! Pour autant, je ne compte pas abandonner maintenant : il était encore trop tôt pour réellement avoir un avis sur la situation en Orient. Il n’était pas question d’espoir, mais de statistiques. Mathématique, il était impossible qu’une population entière soit bête. Parmi la masse d’idiots, il y avait quelques diamants bruts qui n’attendaient que d’être découvert et d’être façonné pour devenir le phare de l’Humanité !

Je devais prendre mon mal en patience, et dénicher les futurs génies de ce continent trop sous-exploité. Je n’avais besoin que d’une poignée de pionniers. Puis, la suite viendra naturellement – entre dons de philanthropes ou subventions internationales. Leurs efforts contribueront à la destruction de l’ignorance, et à la construction d’un monde nouveau et meilleure, qui mettra un point d’honneur à une innovation constante !

Par exemple, adieu à tous ces navires en bois archaïques, et bienvenue à l’ère de la modernité, de la technologie et surtout de la durabilité ! Vivement que l’Espace devienne notre nouveau terrain de jeu ! Nous pourrions, alors, avoir accès à de nouveaux ressources pour palier à certaines faiblesses inhérentes aux matériaux présents sur la planète Terre. Mon sourire s’élargit lorsque je pose enfin mon regard sur ce nouveau bijou de la navigation ! Deux milles kilomètres parcourus : elle en valait la peine ! Et pourtant, mon sourire se crispe, à l’instant où je sens une essence divine mais sans reconnaître le moindre visage dans cette large foule.

Oh, non ! Un ancien Dieu ! Il semblerait que je n’en avais pas fini de croiser des antiquités désespérantes, aujourd’hui. Vivement que ces vieilles divinités soient oubliées et effacées de la Mémoire des Hommes ! Sans le savoir, ces Derniers s’épargneront de belles plaies ! Nous, les Nouveaux Dieux, ne balançons pas des rivières de sang, ou des foudres mettant sans dessus-dessous des territoires. Enfin, nous ne nous amusons pas à courir la gueuse sous des formes diverses … J’ose espérer que l’Unique et Argent savaient ce qu’ils faisaient. En voulant les écraser, qu’on ne les rende pas fort avec un regain d’intérêt de l’Humanité pour les mythologies des temps oubliés.

Cette essence persiste, et se rapproche jusqu’à être à mes côtés. Coïncidence, ou alors volonté propre ? Je ne saurais dire. Je ne parle pas immédiatement, encore trop perdue dans le spectacle de cette nouveauté. Enfin, je le brise, ce silence qui pourrait être vite inconfortable pour ceux qui aimaient le bruit, la conversation et l’échange.

- Vous vous connaissez beaucoup en navigation ? glissais-je. Ou douce manière de me renseigner sur son attribut principalement. Il n’était pas question de lui accorder de l’importance, mais de me renseigner simplement et discrètement sur son potentiel attribut. A quoi est-ce la Divinité se raccrochait désespérément et pitoyablement, comme une bouée de secours ? Leur hargne était louable, et respectable ; je devais bien leur reconnaître cette unique qualité.

L’idée d’avoir affaire à un Ange ou à un Démon me traverse l’esprit. Ah, décidément, Argent nous avait mis dans une position délicate. A qui pouvions-nous nous révéler aujourd’hui ? Une idée nait. Mes muscles se détendent. Oh, tout allait bien se passer.

Il saisit assez vite mon petit jeu. Bonne nouvelle ! Il n’était pas spécialement stupide, ayant quelques neurones en réserve pour aligner quelques idées à la chaîne – ou saisir quelques sous-entendus implicites. Il méritait donc un peu de mon attention. Il pourrait en avoir davantage, s’il me révélait que nous partagions une même vision, celle d’un avenir où je règne en maîtresse et où il est inexistant ! Il est temps que ces vieilles légendes comprennent qu’elles sont vouées à disparaître de toutes mémoires d’Hommes. Nul retour et repos dans l’Ether, nulle Mort Véritable, mais uniquement une Mort Naturelle, celle que tout Panthéon ayant trop vécu et ayant perdu ses fidèles expérimentent. Abandonner ce déni, et embrasser cette vérité leur feraient un grand bien !

Ah, il monte d’un nouveau cran dans mon estime. Il est franc, et il va droit au but ! Oh ! Vrai ! Mon Panthéon avait lourdement insisté pour que je ne révèle pas mon identité trop vite ! Nous revenions à nos premières années, où nous avions à faire profil bas jusqu’à ce que nos fidèles se multiplient et nous aident à supplanter l’Unique et les Anciens Dieux. Aujourd’hui, les temps avaient sensiblement changé. En raison du caractère belliqueux du Panthéon Monothéiste, ces derniers avaient déclaré la guerre à quasiment tous les Panthéons dits « Païens », s’alliant uniquement – et en secret – à notre Panthéon. Dès lors, il n’était peut-être pas bon ton de se présenter telle que je suis – ou en piquant l’identité d’un Ange ou d’un Démon, temporairement.

Il fallait que je gagne du temps, pour me décider.

- Qu’entendez-vous exactement par Anciens et Nouveaux Dieux. Si mon Panthéon est arrivé après le vôtre, nous sommes techniquement des Nouveaux Dieux. Et l’inverse se vérifie tout autant, glissais-je, jouant volontairement sur les mots.

Je réfléchis, toujours. Je le fixe, je le détaille. Il a une allure très européen. Il valait mieux que j’évite de prétendre être une divinité du Vieux Continent. Je n’avais pas non plus un physique très indien, ou japonais. Je ne pouvais me risquer qu’à un seul Panthéon, le premier que j’avais connu et qui n’avait pas déclaré la guerre à tous les Panthéons : Les Incas.  Je suis Mama Cocha, déesse des Mers et des Poissons, conclus-je, retenant un soupire exaspéré.

Déesse des Poissons ! Comment peut-elle contribuer au progrès avec ces créatures marines ? Oh, il y avait des analyses plausibles, des médicaments imaginables mais je doutais sincèrement que cette Déesse s’en intéresse. Enfin, elle était la seule qui pourrait justifier ma présence dans un tel salon ! Nous revenons donc, encore et toujours, à cette même question : Pourquoi ces Vieux Dieux existaient toujours ? Ils représentaient des choses abstraites, inintéressantes ou primaires – dormir, manger, se reproduire. Il était rarement question de futur par un progrès technique, ou artisanal. Quelques exceptions existaient, fort heureusement ! Je relègue ces questions pour un autre jour, j’avais à me concentrer.

- Quel est votre verdict ? Suis-je une Ancienne Déesse, ou une Nouvelle Déesse ?

A son tour de dire une vérité ou un mensonge. Mon regard capte son badge.

- Monsieur Maël Eschene.

Entre ondes et petit passage de ma main sur les lunettes que je porte – sous prétexte de remettre une mèche de cheveux en place – , je lance l’enregistrement. Rien ne m’échappe, allant de son visage, sa voix, les indices disséminées ici et là.

Il doute de mon identité. Était-ce en raison d’un excès de prudence de la part de cette vieille carcasse, ou de mes propos alambiqués et implicites ? Dans le premier cas, je pouvais comprendre sa paranoïa au vu des actions des plus agressives de l’Unique. Dans le second cas, j’avais fait mon possible : comment voulez-vous parler un langage mort - ou en voie d’extinction ?

Il distingue nettement et clairement les Anciens et les Nouveaux Dieux. Un bon point pour cette Antiquité ! Notre naissance est le fruit d’une rupture brutale entre les vieilles croyances animistes ou monogames – motivées par la crainte de l’Oublie ou des Enfers – et les nouvelles croyances bien plus pragmatiques et rationnelles – où la notion d’âme n’est plus qu’accessoire, où la longévité du corps et de l’esprit prône.

Il me questionne, vis-à-vis de mes alliances. Nous aurions pu affronter l’Unique, mais Argent avait opté pour une alliance. Malgré ces ententes, j’aime encore me considérer comme neutre, agissant uniquement parce que mon chef le demande, celui qui finance mes projets, celui qui m’a promis mon pré-carré loin de son influence vénale. Cependant, je suis certaine qu’aux yeux de l’Unique, nous nous sommes soumis : il a eu l’affront de nous embrasser, comme si nous étions ses enfants.

Enfin, il me met au défi. Si j’avais bien accepté de l’écouter, sans montrer le moindre sentiment, je ne peux pas m’empêcher de froncer les sourcils à cette dernière demande. Lorsque je comprends qu’il est bien sérieux, je lui offre un regard blasé et scandalisé. Si mes pairs critiquaient ma franchise, j’étais encore bien douce et gentille en comparaison de ce barbare.

- Contrairement à vous, j’ai au moins pris la peine de me présenter. Vous parlez, encore et encore, mais vous ne dites rien de plus. Vous exigez, encore et encore, mais sans rien promettre de votre côté, répliquais-je avec un ton critique. Je suis Mama Cocha, du Panthéon Incas. Mes allégeances vis-à-vis de cette guerre contre l’Unique ne vous regarde pas. Et sinon, mon intention présentement n’est pas de vous servir d’attraction ou de bête de foire, mais d’admirer simplement cette machine, répliquais-je. J’ai senti votre énergie, et j’étais simplement curieuse de vous connaître. Il semblerait qu’il aurait mieux fallu que je me taise. Vous êtes aussi agréables qu’un vieux flic grincheux et parano, ne pus-je m’empêcher d’ajouter. Si vous désirez savoir plus, à mon sujet, je vous invite à vous présenter en premier lieu. Je ne parlerai pas plus, sans un nom, l’avertis-je.

Je n’étais pas d’humeur à jouer au jeu du chat et de la souris ! J’avais une pure merveille à découvrir, sous mes yeux ! Je n’avais pas du temps à perdre pour de telles bêtises. Je laisserai Technologie se charger de trouver des renseignements à son sujet, comme un historique de ses activités passées et actuelles et de ses fréquentations. A n’en point douter, nous pourrions obtenir des informations précieuses sur le panthéon associé et, ou, ses pouvoirs. Les miracles ou événements surnaturels sont souvent légions autour de ces divinités d’un temps passé et révolu.

Lorsque cette vieille divinité s’éloigne, clairement déçu et désenchanté, j’en suis des plus ravies ! Si seulement ils pouvaient disparaître de la surface de cette Terre, et donc de toutes les Mémoires d’Homme, aussi simplement ! Il était bien dommage que certains humains continuassent à s’attacher à de vieilles religions désuètes, aux concepts dépassés et aux divinités destructrices. Notre Panthéon aidait, en enrichissant les pays financièrement, culturellement et scientifiquement !

- Je vous remercie de faire preuve de quelques considérations à mon égard. Vous semblez avoir appris quelques manières, au fil des siècles, si ce n’est pas quelques millénaires, le gratifiais-je. Il semblerait que j’ai parlé trop vite, et que vous avez opté pour le langage fleuri de personnes vulgaires. Je vais donc me mettre à votre niveau, plus ou moins : allez voir ailleurs si j’y suis, lui répondis-je.

Dès que l’homme quitte ma compagnie, je m’en désintéresse. Je préfère me concentrer pleinement et totalement sur cette sublime machine qui me faisait face. Je profite d’une certaine proximité pour y mettre ma main, et en sentir et en apprécier chaque rouage et chaque cliquetis. Un frisson d’excitation traverse tout mon corps, arrachant un sourire béat sur mes lèvres. Oui, les Hommes avançaient tout droit vers une nouvelle Ere ! Si seulement nous pouvions conquérir l’Espace, avec des modes de transport modernes et moins archaïques.

Gris et moi-même travaillons d’arrache-pied, mais nous ne refusons pas d’aides supplémentaires. Si le soutient d’Argent et de Technologie était considérable, rameutant de la main d’œuvre ou accélérant quelques processus, il nous manquait sérieusement quelques bras supplémentaires. Est-ce que Racer pourrait apporter sa patte, ou restera-t-elle à vie cette marginale qui se gave du sang, du sacrifice et de l’adrénaline de ses fidèles ? A moins que l’Humanité ne nous offre une nouvelle divinité au sein du Panthéon, utile dans le cadre de ce projet ?

Une information arrive aussitôt. « Maël Eschene. Esus. Panthéon Celte. Dieu de la Prospérité et de la Guerre. Contrat de Sang ». Media l’aurait rencontré, selon Technologie. Elle me propose de me mettre en contact avec ce neveu intenable, mais je refuse. Je n’étais pas d’humeur à supporter de nouvelles inepties. Cependant, je comprenais aussitôt que j’avais droit à un potentiel ennemi par alliance. Je n’avais rien contre lui, sauf qu’il était vieux et inutile dans ce nouveau monde.

L’événement ne tarde pas à toucher à sa fin. Sans surprise, je suis la dernière à partir, presque jetée à coup de pied par la sécurité. Bon gré, mal gré, je monte dans la voiture et commence à mon petit bout de chemin jusqu’à l’hôtel. Cependant, subitement, la voiture tire vers la droite en faisant un bruit des plus bizarres. A contrecœur je m’arrête, et commence aussitôt l’inspection. Les pneus vont bien. Quoi qu’il se passe, c’est dans le moteur – ou sous la voiture. Loin d’être agacée, la joie me gagne. J’adorais mettre la main dans le cambouis, et réparer un petit bijou du progrès technique.

Je me débarrasse de ma veste, voire ma chemise – ne restant qu’en débardeur – et je m’attelle aussitôt à en étudier chaque centimètre.