Dignes de la Nuit elle-même [Intrigue II - Terminé]

Toutes dérives ou toutes folies naissent d’une obsession ou d’un malaise. Dans le cas de Klaus Weber, le père d’Oyrania, sa « maladie » a débuté lorsqu’il avait découvert l’existence des Divins. Dès cet instant, l’homme avait eu à remettre en question toutes ses croyances et ses principes qui formaient les fondements même de sa personne et de son existence. L’érudit s’était aussitôt plongé dans les études des religions, pensant se reconstruire. Malheureusement, il n’avait fait que nourrir un mal plus profond et sournois. Celui-ci s’installe, tranquillement et sans gêner, dans l’organisme de son hôte : elle évolue à l’abri des regards, et distille son poison dans l’esprit au fur et à mesure des années. Petit à petit, sans même que la victime ne s’en aperçoive, celle-ci détruit ou détourne les nobles buts de ses actions quotidiennes.

Klaus n’échappe à la règle. L’homme qui avait créé la Communauté de la Nuit pour adorer et aduler Nyx, tantôt par des rites, tantôt par des sauvetages de la veuve et de l’orphelin dans les ruelles sordides de Paris en pleine nuit, n’existait plus. La folie commence à ronger sa raison, l’ambition prend le pas sur son altruisme, son désintérêt tourne à la cupidité et la chair appelle la chair. En l’espace d’une poignée d’années, il n’était plus que ce despote qui aimait contrôler chaque aspect de la vie de sa Communauté, ayant maintenant les allures d’une secte. Oyrania n’était pas à l’abri, malgré qu’elle soit de sa chair et de son sang. Au contraire, elle était même celle que le père gardait à l’œil et qu’il tentait de modeler depuis sa naissance même, pour atteindre un idéal presque « divin ».

Ses paroles, ses tenues, sa posture, ses mimiques … tant de détails que son père avait analysé, décortiqué et comparé avec d’autres données durant de nombreuses années. Il avait fini par prendre la décision d’intégrer sa fille dans tous les rites et célébrations au nom de la Nuit, en tant que Gourou. Du jour au lendemain, la petite fille était projetée sur le devant d’une scène, devant des étrangers, à jouer un rôle, celui d’une « demi-déesse », malgré qu’elle ne soit pas plus différente qu’une autre humaine. Elle devait maintenir l’illusion. Un travail qui excluait toute notion de libre-arbitre. Tout était contrôlé et scripté, dans son existence : Elle devait sourire à tel moment, froncer les sourcils à tel instant ou encore élever sa voix lorsque tel élément vient à perturber le bon déroulement d’un événement ou un autre. Ajoutons à cela que la secte attirait de plus en plus l’attention des forces de l’ordre, obligeant davantage la petite à se montrer prudente et alerte à tout instant de la journée.

Se sentait-elle captive ? Voilà une question à laquelle il lui était bien difficile de répondre. Par ses études et par ses voyages, Oyrania « savait » qu’il existe d’autres modes de vie, et que la sienne était toxique et insoutenable sur le long terme. Pourtant, elle s’y accroche car elle n’avait connu que ça, et qu’elle avait bataillé considérablement pour s’y adapter. Elle ne se sentait ni prête, ni courageuse, pour quitter ce monde de mystères et de secrets qu’elle avait tissé avec son père et qu’elle maîtrisait parfaitement, pour se jeter dans ce monde moderne dont elle ne connaissait ni les règles, ni la façon de vivre. Le seul instant où elle n’était ni dans le viseur paternel, ni dans celui des fidèles, était lorsqu’elle s’enfermait à double tour chez elle. Là, elle était libre de regarder, de se taire ou de parler, de rire ou d’être en colère, d’écouter ou non une chanson, de croire ou non en quelque chose …

Autant dire, lorsqu’une couturière commente le caractère tatillon et perfectionniste de son père, la demoiselle ne répond pas immédiatement. Elle avait appris à ne pas s’empresser à répondre, à réfléchir attentivement aux mots choisis, au ton employé ou aux gestes à faire.

- Nous faisons partie d’une Communauté au sein de laquelle nous croyons en une divinité appelée la Nuit. Nous officions les différentes cérémonies. C’est un choix de vie et un choix spirituel à la fois, voyez-vous. Nous prenons donc chaque célébration et chaque rituel très sérieusement, répondit-elle calmement, le ton serein et posé à la fois. Elle était Gourou, certes, mais elle n’était pas encore cette prêcheuse surexcitée. Nous allons fêter la première célébration de l’année, avec nos anciens et nouveaux membres. Nous désirons que tout soit parfait.

« Nous ». Elle et son père étaient indissociables dans ce crime.

- J’ai une petite question vis-à-vis du dessous des bras. Est-ce normal que c’est si irritant ? demanda-t-elle, montrant déjà les premières rougeurs légères. Sa peau était très claire et, par conséquent, tout marque se voyait instantanément.

Oyrania avait passé les premières années de sa vie au milieu de philosophes, d’érudits et de scientifiques, travaillant ensemble dans le plus grand secret pour mettre la main sur des pièces d’art unique. Puis, elle a été arrachée de ce vivier d’intellectuels par son père, pour être projetée subitement sous les feux de projecteur d’un monde mêlant vérité, mensonge, magie, mystère et escroquerie où la masse n’était qu’une forme informe d’esprits simplets et aisés à manipuler. Autant dire, lorsque la couturière expose ses connaissances sur les vieilles entités associées à la Nuit, ou que son ton s’emprunte de respect et d’amour à l’énoncé de Nyx, elle se paraît aussitôt de tout l’éclat d’une étoile, éclairant un ciel bien obscurci par l’ignorance de la populace. La dame s’était subitement hissée de l’anonyme inintéressante à l’inattendue et intéressante rencontre du jour, voire peut-être de l’année.  

- Vos connaissances m’épatent. Rares sont les personnes qui savent encore les nommer, ou les connaître, souffle-t-elle. Nous adorons principalement Nyx. Si nous n’empêchons pas nos membres de prier d’autres Dieux, nous insistons qu’ils respectent ces rites et ces célébrations pour cette Déesse. Je pense qu’il est nécessaire que je précise qu’il n’est nullement question de sangs, d’horreurs ou de sexe, glisse-t-elle d’un ton détaché et ennuyé.

La fausse blondinette suivait Pénélope, du coin de l’œil. Elle était attentive au moindre signe qui pourrait trahir un certain jugement avant-coureur, ou une grimace de dégoût. Le Dieu Unique et ses partisans avaient fortement bien travaillé, durant de nombreux siècles, pour que les hommes et les femmes associent tout rite non chrétien – ou musulman ou juif et ainsi de suite – à des rites sataniques, charnels ou meurtriers. Les médias, notamment les séries à thématique « historiques » ou « mythologiques », n’aidaient guère, préférant mettre en avant davantage l’hétéroclite et le bizarre en avant, que la banalité et le standard de l’époque. D’ordinaire, et pour ces raisons, la demoiselle ne se serait pas autant confiée. Or, ce n’était pas une rencontre ordinaire : elle « sentait » qu’elle pouvait dire plus, et se confier davantage.

- Nous avons une approche où la Divinité n’est pas simplement une figure omniprésente, mais une représentation de nos idéaux, de nos aspirations, de nos espoirs et de nos terreurs. Or, ces éléments peuvent prendre diverses formes, dit-elle, récitant inconsciemment tous les préceptes que son père avait appris lui-même de Nyx et de ses nombreuses lectures.

Un court instant, la demoiselle était laissée seule. Elle en profite pour boire un peu d’eau, et glisser un petit bonbon en bouche. La paix fut de courte durée, car voilà que la couturière arrive avec une nouvelle robe, couleur bleu mat, pleine de voiles légères. Oyrania montre immédiatement un grand intérêt pour cette nouvelle pièce, l’admirant longuement.

- Je ne peux pas être entravée dans mes mouvements : nous ne pouvons pas doubler la robe que j’ai commandé, conclut-elle, la décision prise, tranchante, sans appel. Qu’importe ce que son père pourrait lui dire, elle refusait de porter ce « truc » et terminer comme une crevette – un coup rouge, un coup blanc – en fin de soirée. Cette robe est … belle. Très belle. Je pourrais facilement la sublimer davantage avec un bijou.

Sa main se heurte à l’étiquette. Son regard ne tarde pas à tomber sur le nom écrit dessus. Ses traits sereins laissent place à la surprise, et son regard si calme n’est plus que deux eaux noires bien troubles. Elle avait la terrible sensation que, depuis son agression, sa mère était plus « présente ». Elles ne vivaient pas ensemble, elles ne se voyaient guère autant qu’à l’époque et pourtant, Oyrania avait l’impression qu’elle était « là ». Elle ne saurait expliquer ce sentiment, par contre.

- Oh, prononce-t-elle malgré elle, le ton plein de doutes.

Ses nombreuses années passées au sein de quelques groupuscules secrets, ses études en psychologie et ses entraînements intensifs pour les arts du spectacle lui avaient appris, bien vite, à maîtriser chacune de ses émotions. A moins d’être en grand danger, faire face à une profonde peur ou être sincèrement surprise par un élément ou un événement impromptu, la demoiselle restait assez maîtresse de sa personne – de son ton, de ses gestes, de ses traits. Si le nom inscrit sur l’étiquette avait chamboulé cette contenance, elle se reprend à temps pour ne pas flancher totalement et pleinement à la question des plus indiscrètes, quoique légitimes, de la couturière. La réponse, très complexe, éveille de douloureux souvenirs ou de terribles rancœurs, l’obligeant à prendre tout son temps avant d’ouvrir cette petite bouche.

- Elle est ma marraine, mais elle est comme une mère pour moi, ment-elle.

Lorsque la fausse blondinette avait atteint ses quinze ans, elle avait eu pour « ordre » - de la part de son père – de présenter Midnight Richards comme sa Marraine. Il avait expliqué qu’en raison de sa nature divine, sa mère ne « vieillissait » pas et, par conséquent, ne pouvait décemment pas avoir une fille de la quinzaine quand elle-même affichait une trentaine d’années à peine au compteur – physiquement. Or, tant que la Nuit ne désirait pas s’afficher entièrement et pleinement au monde, ils ne pouvaient pas se permettre de la trahir, en compromettant davantage son identité « humaine ». Si l’explication était censée, elle fut très mal interprétée par l’adolescente, croyant entendre que sa mère venait de la rejeter pour un souci de plastique. Cet événement avait été un coup dur à la relation mère-fille, entre la distance, les non-dits et les quiproquos. Aujourd’hui, jeune adulte, elle se permettait d’y penser un tantinet plus souvent à cet épisode et à tenter d’en saisir tous les éléments sous-jacents. Elle avait souvenir que sa mère, aussi sublime soit-elle, n’avait jamais été superficielle. Dès lors, ce prétendu « rejet » lui semblait tout bonnement improbable.

Dès lors, une seule question devait être posé : Pourquoi ?

- Je suis bien loin de sa taille, ou de ses mesures. Si vous ajustez cette robe, pensez-vous qu’elle m’irait aussi bien que ça ? demanda-t-elle, nullement gênée à l’idée de piquer la tenue de sa maman – payée ou non, quelle importance.

Si les rencontres étaient peu fréquentes et que l’entente était moyenne – davantage par la faute d’Oyrania, que celle de Midnight –, la petite avait vite compris que sa maternelle n’était pas le genre à se raccrocher désespérément à quelques biens matériels – surtout si l’une de ses filles semblait y avoir trouvé un réel et sincère intérêt.

- C’est une grande coïncidence que mon père et moi avons choisi la même couturière que ma Marraine, dit-elle, sans écorcher ou hésiter sur cette appellation. Elle avait eu une dizaine d’années pour s’y entraîner. On pourrait voir là un signe du … destin, dit-elle avec plus d’incertitudes.

Oyrania était une enfant rationnelle, qui ne croyait ni en la chance, ni au hasard. Déjà elle tentait de comprendre si cette journée était cet élément impromptu et incontrôlé qu’aucune science ne pourrait expliquer, ou alors le fruit des machinations de son père.  Elle avait exclu naturellement sa mère de la théorie du complot, étant que cette dernière semblait se complaire dans une forme d’observation et de non intervention dans l’existence de sa fille.

- Est-ce qu'elle est une cliente régulière ? demanda-t-elle. C’était sa première question d’investigation, pour comprendre cette situation et pouvoir la classifier convenablement.

Aussitôt que la couturière lui parle de destin, les noms et les théories se baladent et s’entremêlent dans son esprit, formant bien vite une grande et colorée tapisserie. Avec ses images et ses descriptions, Penelope encourage cet imaginaire déjà bien fertile par les nombreuses histoires et arnaques de son père. Qu’était donc le Destin exactement ? Etions-nous des forgerons, des voyageurs ou, tout simplement, des marionnettes ?

- Un cri d’enfant pour Clotho, celle qui tisse le fil de la vie. Une offrande d’adulte à Lachésis, celle qui déroule le fil de la vie. Un dernier soupir pour Atropos, celle qui coupe le fil de vie. Fatum, qui commande l’implacable Destin, poursuit Hécate, la Mystérieuse, la Magicienne, la Nouvelle Lune, dit-elle, dans ce vieux grec oublié par tant d’hommes et de femmes.

Si les paroles pouvaient s’apparenter à une prière, ce n’était pas le cas. Malgré une douceur dans sa voix, et un certain charisme émanant de sa personne, elle manquait de Foi. Lachésis, ou tout autre divinité citée, ne pourrait pas s’en nourrir, ou s’en complaire. Ces divinités grecques devront attendre que les mots bien creux d’Oyrania résonnent dans des esprits bien plus ouverts et respectifs qui écoutaient l’imposteur.

- Oh je m’excuse. Je me suis simplement souvenue d’une vieille comptine que mon père m’avait appris, afin que je me souvienne plus aisément de quelques divinités grecques. Qu’importe ce qu’est le Destin, en vérité. Nous naissons, nous vivons, et nous mourrons, commença-t-elle. La vérité est que je ne vois nul intérêt à gaspiller son temps, et son énergie, à changer quelque chose que l’on ne comprend pas. La vie est une suite d’opportunités offertes par nos paires ou par des forces qui nous dépassent. Dans les deux cas, il ne faut pas tergiverser et perdre son temps en courbette. Il faut saisir cette chance offerte, et réussir. Seulement après notre existence « vaut » quelque chose, et est alors le plus délicieux des présents que vous pourrez faire à une autre personne, ou à une divinité.

Sa vision mêlait le commerce et la spiritualité. A ses yeux, la notion d’altruisme n’était qu’une jolie hypocrisie de la société moderne. Tout le monde, qu’importe que ce soit des Hommes ou des Divinités, n’étaient que des prêteurs : ils crevaient d’envie de récupérer ce « don » avec intérêt. Cynique, chaque bonne action n’était qu’une expression d’une tare ou d’un manque dans l’existence d’une personne : celui qui aidait aux soupes populaires voulait être récompensé ou se sentir meilleur, celui qui faisait une grande donation souhaitait s’intégrer à une quelconque société ou réduire ses impôts, et les religions ou les sectes n’étaient qu’une bande organisée et reconnue d’arnaqueurs et d’escrocs.

Telle est sa vision déformée et pervertie du monde.

« Protégée de la Nuit ». Un frisson la parcourt, presqu’aussitôt. Son regard s’abat, implacable et perçant, sur la couturière. Et l’admiration de cette dernière la frappe – non pas pour elle, mais clairement pour l’image ou le souvenir qu’elle se fait de la Nuit. La petite humaine ne sait pas encore, que d’une certaine façon, elles sont effectivement de la même famille, partageant une même mère. Une vérité qui ne va pas tarder à éclater, tôt ou tard.

- C’est agréable de parler avec vous, souffle-t-elle, en ayant repris contenance. Je serais ravie de revenir, mentit-elle à demi. S’il était toujours bon d’avoir de nouveaux membres, généralement son père, ses sbires ou elle-même les trouvaient. Ce n’était jamais l’inverse et le sentiment était bien étrange.

La porte de la boutique claque. La silhouette de son père est là, lui rappelant un rendez-vous qu’ils avaient. Elle se hâte à aller dans une cabine, pour remettre ses propres vêtements. Après un bref échange de regard, et de quelques politesses, Oyrania quitte la boutique.