Mae Misaka – C'est cosy chez vous !

Les histoires à mon sujet ne sont que peu nombreuses à se bousculer. Ame no Uzume no Mikoto, la divinité du panthéon shintoïste de la gaîté et de la bonne humeur. Les représentations de moi ont toujours été plus ou moins étranges. Parfois, on m’attribue des vertues de fertilité. On a érigé un phallus taillé dans un cyprès en mon sanctuaire. Je trouve ça un peu paradoxal : le bonheur et la fécondité sont deux choses à mes yeux étroitement liées, mis il semble que d’une perception à l’autre, on me voit comme les deux faces d’une même pièce.

Si j’ai eu bien des représentations au fil des siècles, c’est mon sourire, qui s’est avéré être toujours mon plus fidèle attribut. Parfois grosse, parfois mince, parfois belle, parfois laide, parfois élégamment vêtue, parfois modestement. Au sein de mon panthéon, je me suis toujours perçue comme une fourmi. Celle dont l’action individuelle n’est que peu remarquable et à qui on ne fait que moyennement attention, mais dont l’absence laisse un vide. Après tout, j’ai bel et bien aidé les Dieux à ramener la lumière en dansant nue, devant la caverne d’Iwayado, mais je n’étais pas ladite lumière, ni sa porteuse. Ca a toujours été comme ça et ça me convient parfaitement.

L’apogée de mon existence, fut peut-être mon mariage à Saruta-Hiko, plus arrangé et politique qu’un mariage d’amour à proprement parler. Indirectement, aux côtés de mon mari, j’ai toujours assisté les dieux primordiaux, les six. Mais en retrait. Celle qui fait une blague pour détendre l’atmosphère, qui bouscule les choses dans l’ombre en œuvrant pour le bien de tous. Cette position était la plus confortable pour un dieu si paradoxal que moi : on dit souvent que le bonheur des uns fait le malheur des autres. Quand c’est le cas et que j’en ai bien conscience, je ne peux rien faire. C’est probablement ma plus grande faiblesse. Je n’ai jamais influencé et l’influencerai jamais le cours d’une guerre, même si ça peut impliquer l’extinction des miens ou ma propre extinction. D’une part, parce que je ne le souhaite pas, mais également parce que j’en suis tout bonnement incapable.

Au gré des siècles, j’ai joui d’un avantage non négligeable par rapport à mes semblables : s’il existe une quantité astronomique de « kamis », plus de huit millions, mon lien à Saruta-Hiko m’a toujours protégé de l’oubli. Mais surtout, chaque fois qu’un japonais se sent bien, il tend à oublier de scander mon nom, tandis que quand le malheur frappe sur lui, mon nom revient « comme par magie ». En un sens, il parait évident de ne pas désirer ce qu’on possède déjà, c’est quelque chose que je suis en mesure de comprendre. Mais de manière plus vaste, cela implique que tant qu’il y aura de la tristesse sur Terre, j’existerai. Aussi paradoxal que se soit, la mort, la guerre, la torture, la violence, sont les grands chemins de mon existence. J’imagine, que le jour où je disparaîtrai, j’aurai transcendé ce monde en un eldorado suffisamment vaste pour n’exister que dans le fin fond d’une poignée de mémoires.

Un Dieu est mort. J’ai oublié de quel panthéon, de quelle civilisation, de quelle région du monde. J’étais trop occupée à rire, lorsque j’ai ressenti cette chose au fin fond de moi. Comme si une part de mon être venait de disparaître. C’était un sentiment assez paradoxal : pas agréable, pas désagréable, mais tout de même présent. Il a été question de se mêler aux humains, pour enquêter, agir. Le ton des réunions entre divinités primordiales était trop sévère pour que mon mari me donne même le droit de piper mot. Ils étaient tous persuadés, au vu de la gravité de la situation et de la vitesse à laquelle ça dégénérait que je jouerai mon rôle d’une manière ou d’une autre. A vrai dire, j’imagine qu’ils pensaient à une vaste blague lorsque j’ai répondu « En jardinant ! » à la question de « Comment comptes-tu nous aider ? »

C’était probablement la blague de trop. J’ai été répudiée par mon ex-époux. Pas vilipendée, loin de là. Ca n’aurait pas été en l’intérêt de qui que se soit au panthéon. Mais il avait besoin d’avoir à ses côtés des guerriers. Des âmes fortes, aventurières, prêtes à brave tous les dangers, bla, bla, bla. Enfin, le discours typique de ceux qui ont besoin de prouver qu’ils ont la plus grosse. Cela dit, en les voyant tous partir, pour s’incarner et aller faire leur petite guéguerre, j’avoue que la solitude et l’ennui me gagnait assez rapidement. Pas que j’étais malheureuse : je ne peux pas. Mais en un sens, sans personne à faire sourire, est-ce que je suis heureuse aussi ? C’est la question qui frappait mon esprit en quittant la campagne pour rejoindre la ville et ultimement, un avion me guidant en région parisienne.

Il m’a fallut un temps d’adaptation : me rappeler des coutumes humaines. Et aussi paradoxale que ça soit, aussi extravertie et accueillante, je ne me sentais clairement pas à l’aise en dehors de mon sanctuaire, de mon chez moi. J’y suis restée un moment et c’est au 27 décembre que j’atterrissais du Japon à Paris, me mettant en tête de faire ce que je savais faire de mieux : rendre les gens heureux. Pour ça, il me fallait gagner mon influence et cela impliquait un foyer. Un nouveau sanctuaire. C’est ce qui m’a guidé à reprendre la gestion de chambre d’hôtes d’une petite dame qui partait en maison de retraite, moyennant une somme relativement modique, en banlieue.

Je sors, parfois. Faire des courses, me promener. Mais j’ai bien conscience d’être vulnérable. Sans ressentir de la peur, j’ai bien conscience que ma place est dans mon petit bout de jardinet à accueillir ceux qui n’ont plus le cœur à la guerre, ou qui ont besoin d’une pause pour retrouver quelques instants de bonheur et d’innocence. Le paradoxe du bonheur est tel que si mon hôte a pu tenir des siècles durant sans jamais céder, c'est bien parce que j'ai toujours eu un rythme de vie sain, spirituel et qu'en un sens, sans scander mon nom, chaque individu sur Terre me recherche. Sans savoir que je me reposais, à la montagne, ne me déplaçant que pour les réunions de famille à travers le Japon, mais que j'étais constamment à portée de mains.

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