Bienvenue chez moi, mais pas trop.

Le soleil est sur le point de disparaître, quand Midnight est sur le point d'enfiler sa paire de boucles d'oreilles pour parachever l'élégance de sa tenue. Fidèle à elle-même, à ce qu'elle a toujours été, la Nuit n'a pas changé depuis sa création. Elle est toujours cette créature ténébreuse et recluse, tranquille, semblable à une araignée dont elle possède la finesse, et rien, pas même la présence de deux de ses filles sous son toit ne peut la changer. En fait, la présence de ses filles aurait tendance à exacerber son côté protecteur, voire de stimuler son agressivité dès lors qu'on menacerait son, et surtout leur cocon, car si Nyx a toujours voulu un havre de paix, ce n'est pas seulement pour sa propre tranquillité, mais aussi pour être certaine d'offrir un point de chute à ses enfants, le monde devrait-il leur dégringoler sur la tête... Une leçon qu'elle n'a que trop bien apprise le jour où Hypnos a dû se réfugier jusqu'en Tartare, car poursuivit par Zeus et sa colère... Si Nyx avait pu faire face face au roi de l'Olympe au faîte de sa gloire pour protéger son fils, elle n'en démordrait devant personne.

En l'occurrence, en ce moment, ce sont Oyrania et Lachésis qui ont besoin de son aide. Si elle ne néglige pas pour autant ses obligations ni la tenue de son club, les nuits n'étant pas extensibles et, avec l'été qui arrive, ce serait plutôt le contraire, ses minutes sont comptés et les distractions se font plus rares qu'elles ne l'ont jamais été. Une touche délicate de parfum entre ses seins, sur le creux de ses poignets et dans son cou, Midnight est sur le point d'attraper son sac pour sortir quand la sonnette de l'entrée retentit. Sa chambre étant dans les étages, elle entend plus bas son majordome répondre à l'interphone. Quelques secondes plus tard, c'est le téléphone de sa chambre qui sonne. La déesse décroche. « Oui ? » A l'autre bout du combiné, James, ledit majordome. « Madame, Klaus Weber est à la porte... » Au service de Nyx depuis des décennies, l'homme n'est certainement ni sans savoir la nature de sa maîtresse, ni sans connaître son histoire avec celui qui est devenu un gourou... « Faîtes le entrer dans la cour, je le rencontrerai sur le perron. » L'employé dévoué s'exécute, pendant que la déesse descend tranquillement les escaliers. Après avoir posé son sac à main sur un fauteuil dans l'entrée, elle finit par passer la superbe et grandiose porte en bois de sa toute aussi grandiose demeure, pour rencontrer le père de sa fille. « Bonsoir Klaus. » Elle le salue, tâchant de se montrer cordiale, et se souvenant même, une fraction de seconde, de pourquoi elle l'avait tant aimé quand le bleu électrique, si intense, de ses yeux croise les étoiles des siens. « C'est une surprise... J'imagine que tu es venu pour Oyrania ? » Refusant toute ingérence dans la vie de sa fille, Nyx ignore ce que Klaus sait et ce qu'il ignore, mais quoiqu'il puisse arriver, les secrets de sa tête blonde sont bien gardés par sa mère.

Aussi cordiale qu'elle puisse se montrer, la Nuit n'invite pas le mortel à entrer, ce qui en dit long sur son intention de ne pas laisser la conversation s'éterniser. Après tout, toute relation entre eux a cessé quand Nyx a estimé que Klaus allait trop loin. De ce qu'elle a pu voir de sa fille, loin de changer d'optique, il s'est entêté. Qu'ont-ils encore à se dire ?

Avoir Klaus chez elle est contrariant. Durant ses longs siècles d'existence, Nyx avait frayé avec beaucoup de mortels, mais aucune de ses histoires n'avait eu de fin plus complexe que celle qu'elle a partagé avec Klaus. La faute aux temps modernes, avec sa sale manie de tout fliquer... A une autre époque, Nuit ne se serait posé aucune question. Elle aurait disparu avec sa fille et Klaus n'aurait plus eu que ses yeux pour pleurer. Et, à la place, voilà ce qu'elle a. Des entrevues désagréables avec un homme pour qui elle regrette d'avoir eu de la considération, à qui elle regrette d'avoir confié le secret de sa nature divine... Quand elle voit en quelle marionnette il a transformé leur fille, sur une déformation de vérité... ça la rend malade. Cet homme n'a plus le moindre principe, et devoir partager la garde de sa fille avec lui a été un véritable calvaire. Mais soit, il est là, et elle doit bien faire avec.

Elle ne s'offense pas qu'il l'appelle Nyx. Après tout, c'est son nom, et ils ont été intimes. C'est qu'il l'appelle d'une autre façon qui aurait été étrange, pour la déesse. « Beaucoup à faire, hum ? » Elle demande, ne cherchant même pas à cacher sa curiosité quant à ces choses dans lesquels Klaus pense embarquer leur fille...

Prête à lui accorder le bénéfice du doute, Midnight voit son visage se fermer à la pique ironique lancée par son ex. Si elle ne perd pas ses couleurs, il semble que ses traits se retendent, un à un, effaçant toute expression de contrariété, toute expression d'impatience, toute expression de bienveillance... Absolument toute expression. « Quel accueil aurais-je dû te réserver, selon toi ? » Le ton de la déesse est d'une totale neutralité, à tel point que ça en paraît déroutant. Et en plus, Nyx attend une véritable réponse. Elle laisse un très léger sourire aller et venir sur ses lèvres au compliment que lui fait Klaus, bien plus intéressée par ce qu'il va oser lui répondre... Il a déjà de la chance qu'elle l'accepte encore dans son jardin... Selon lui, il lui faudrait voir l'intérieur, son intérieur, sa tanière ? Le dernier endroit où la déesse a décidé de donner vie à son Tartare personnel, s'occupant entièrement de sa décoration, des oeuvres qu'elle expose... L'intérieur de Midnight est comme une plongée dans sa tête nébuleuse. Pour les spectateurs non-avertis, ce ne sont rien d'autre que les goûts spéciaux d'une femme, ou d'une déesse, ténébreuse qui a des moyens. Mais Klaus, lui, est un spectateur averti, et très fin psychologue. Rien qu'en regardant ses tableaux, la façon dont elle a agencé les meubles et les couleurs, les différentes oeuvres, il serait capable de lire en elle, relativement clairement. Même « relativement » est plus que ce qu'elle n'est prête à lui concéder... Cela étant, pour montrer qu'elle est de bonne volonté, elle fait un effort pour être polie. « Veux-tu un café ? James peut nous en préparer, et nous pourrions faire le tour du jardin en le buvant ? » Dans le jardin, Klaus ne mettrait le doigt sur rien du tout. Bras croisés, la déesse dévisage le mortel, qui doit bien avoir conscience que cette offre est déjà bien plus généreuse que la moyenne pour la Nuit, et que c'est à prendre ou à laisser...

« Elle ne serait pas dans cette situation si tu n'en avais pas fait un personnage public... » Répond froidement Nyx à Klaus. Plus que jamais, l'allure de la déesse se fait arachnéenne. Ses pupilles, dans leur nid d'étoiles, réfléchissent le peu de lumière qui les pénètre comme celles des grands prédateurs. La colère est là, sourde. Klaus, qui ose se montrer vindicatif et accusateur, alors qu'il est celui à avoir voulu exploiter cette facette de leur enfant pour son unique gain personnel... Quel homme détestable... Comment la Nuit a-t-elle pu passer à côté de cela ? Ou, comment, par Zeus, avait-il pu changer à ce point ? « Saches que si tu comptes exposer plus encore notre fille à des vendetta, je ne resterai pas les bras croisés, Klaus... » Pour la première fois depuis Nyx elle-même ne savait quand, la déesse menace... A son attitude effrontée, Nuit se rend bien compte que le père de sa fille, lui, ne réalise pas l'ampleur de cette menace... Si sa passivité, depuis sa création, fait d'elle une déesse discrète, sa puissance ainsi que son inventivité sont souvent sous-estimés. En l'occurrence, si elle doit emprisonner Klaus ET Oyrania pour le bien de sa fille, elle le fera. Elle gage qu'aucun des deux n'appréciera de vivre sous bulle, pour l'une de façon bien plus confortable que pour l'autre, mais, si elle doit le faire, elle le fera. Elle s'est déjà résolue à des choses bien plus radicales par le passé, pour le bien de ses proches. Elle espère, pour son propre bien, que Klaus y réfléchira à deux fois avant de la provoquer, secte ou non.

Si l'humain n'améliore pas son cas en enchaînant les piques grossières, Nyx choisit de leur opposer un dos rond. Pour cette fois, en tous cas, puisqu'elle réplique calmement. « La prochaine fois que tu me provoques, je te jette dehors... Avec un petit cadeau que tu n'es pas prêt d'oublier... » Un cadeau qui lui apprendrait à respecter la créature millénaire qui se tient devant lui. « Je me présente nue aux hommes dont j'ai envie. Il y a longtemps, j'avais très envie de toi, mais ça, c'était avant que tu n'abandonnes la raison pour la folie... » Un petit sourire mesquin étire les lèvres de la dame, qui sonne ensuite à l'interphone pour réclamer deux cafés à son personnel.

C'est sans surprise qu'elle accueille la remarque de Klaus concernant son choix de lui refuser l'entrée de sa demeure. Elle hoche la tête en signe d'assentiment. « Effectivement. » De cela, elle ne s'en était jamais cachée. Déjà du temps de sa pleine puissance, elle vivait recluse dans un endroit aussi difficile à atteindre pour les mortels que pour les dieux... La Nuit a toujours aimé les tours d'ivoire, ou plutôt, les grottes sombres, inhospitalières à tout autre qu'elle, presque. « Et tu notes aussi avec quelle fermeté je t'en tiens à l'écart ? » Elle sourit, cette fois de toutes ses dents. Il n'est pas né, le mortel qui pourra jouer au plus malin avec la Nuit, et prétendre pouvoir l'emporter sur son propre terrain... Mais, au cas où ça ne suffirait pas, la déesse enfonce le clou. « Je t'en tiens à l'écart parce que j'estime que tu es devenu quelqu'un de toxique, toxique pour moi, toxique pour notre fille, mais surtout pour toi-même. Tu n'apportes rien d'autre avec toi que des tentatives de manipulation... Tu ne sais pas converser avec quelqu'un sans tenter de prendre l'ascendant... La preuve, avec toutes tes remarques passives-agressives... Dis-moi, le fais-tu avec moi en partie parce que tu complexes de ton statut humain alors que le mien est divin ? » La porte s'ouvre, et le majordome sort, avec les cafés. La porte refermée derrière lui, James s'apprête à tendre sa tasse à Klaus, mais Midnight l'arrête d'une main. « Je ne suis pas l'un de tes esprits naïfs et ignorants, Klaus. Je suis Nyx... » Autour d'elle, les ténèbres commencent à se densifier. Petit à petit, elle semble s'agrandir... Ou peut-être est-ce bien le mortel qui rétrécit ? Dans ses yeux, les étoiles s'éteignent et ne demeure que la nuit, qui dévore la totalité de ses globes oculaires. Petit à petit, elle éveille chez Klaus toutes les peurs ancestrales de l'être humain, celle du noir, et des créatures de cauchemar qu'il renferme, qu'elle cristallise autour de sa personne. Pourtant, si la menace est sourde, réelle, elle s'arrange aussi pour que le mortel comprenne très clairement que c'est elle, et elle seule, qui détient les laisses des chiens... Et puis, comme c'est venu, cette aura de régression disparaît, lentement, laissant le monde reprendre ses couleurs et les étoiles reprendre leur place autant dans la voûte céleste que dans le regard de la déesse.

« Tu peux essayer d'entrer dans ma tête de force, Klaus, mais tu ne t'exposes à rien d'autre que des gifles sévères en réponse. » Quel dommage, quand on sait qu'elle lui en a ouvert volontiers les portes à différentes reprises... Ceci étant dit, elle baisse la main qui retenait James. « Tu peux venir prendre ton café, ce que j'interpréterai comme toi ayant compris mon message et cessant d'utiliser des techniques agaçantes auxquelles je ne suis sensible que si je le souhaite. Si tu n'as pas compris, je t'invite à prendre la porte. » C'est clair, net et précis. A peu près comme l'esprit de la Nuit.

Notre fille a fait le choix de prendre son héritage avant ma mort. Oh non, quelle surprise ! Le visage de la Nuit demeure de marbre. Ni surprise, ni empathie... Rien. Le père de sa fille s'attend-il à ce que la mère de la Peur, du Destin, de la Vengeance et même de la Mort montre de la compassion face à un parricide ? A-t-il seulement conscience de chez qui il met les pieds ? En vérité, Nyx serrait plus que satisfaite de voir Oyrania tuer Klaus, avoir la force, et surtout le libre-arbitre, de ce qu'elle ne peut se résoudre à faire... Des millénaires de vies et de morts, et la Nuit n'est toujours qu'un témoin passif. Si elle ne reculerait devant rien pour protéger la vie de ses enfants, sa petite dernière ne voit « que » sa santé mentale qui soit menacée par Klaus. Et encore. Manifestement, il est bien plus en danger que son bébé... Et cette pensée suffit à donner à la mère un sourire carnassier. Oyrania prendra le dessus sur son père, ce sera beaucoup plus satisfaisant à voir que n'importe quoi qu'elle pourrait faire elle-même. D'ici là, libre à elle de le tourmenter autant qu'elle le souhaite, non ?

Oui. Et libre à lui, aussi, d'en faire de même, quelque part. Cela étant, sur toutes les piques lancées par son ex depuis son arrivée, Nyx parvient tout de même à en éviter un certain nombre, jusqu'à balayer d'indifférence, par l'absence de réaction, la hargne du mortel concernant un mépris supposé pour les humains. « Il n'y a que toi pour voir du mépris dans l'annonce d'un fait. » Après tout, c'est aussi vrai qu'il est humain qu'il est vrai qu'elle est déesse. Reconnaître ce fait à voix haute n'implique aucun jugement moral. Par contre... « Je suis donc encline à penser, vue ta réaction et la façon dont tu sembles vouloir d'avantage te convaincre toi-même que, moi, une entité millénaire qui a, sans aucun doute, déjà eu cette discussion un bon millier de fois, tu te crois et sens méprisé parce que tu es humain... » Les yeux de la déesse se plissent légèrement et ce qui devait arriver arrive. Klaus paie le prix de son insolence...

Pas encore assez cher, semble-t-il, puisqu'à peine debout et café en main, il s'obstine à la provoquer. En ultime tentative pour le faire taire, et commençant réellement à perdre patience face à son attitude puérile, telle la drama queen qu'elle est parfois, Nyx s'avance gentiment de Klaus... Et le gifle, sans doute comme jamais il n'a été giflé. Après tout, il n'y a que cela que les vilains garnements comprennent, non ? « A la prochaine parole déplacée qui sort de ta bouche, je coupe ta langue... » Elle lui sourit, mauvaise. « Je suis curieuse de voir comment tu feras pour subjuguer tes fidèles une fois que tu seras muet... » Si Klaus pense pouvoir s'en tirer à si bon compte de se comporter comme le dernier des cons face à la Nuit, il va déchanter... La seule limite que la mère s'impose, pour protéger sa fille, est le meurtre de son père. Pour tout le reste... Klaus est une toile vierge qu'elle se fera un plaisir de souiller à son gré, s'il continue de s'amuser à vouloir la pousser dans ses derniers retranchements... En mère des Rêves, la Nuit est dotée d'une imagination plus que fertile...