Un truc vieux et rare, comme tu les aimes ! [Intrigue II - Terminé]

Les membres directs et indirects de la famille Tessier étaient en émoi : Louis Tessier avait pour projet de revendre, ou de liquider, l’entreprise pour laquelle il avait tant suer, tant travailler et tant donner et qui, enfin, commençait à se faire une belle place dans le domaine des énergies renouvelables. D’autres folles rumeurs circulaient, comme le fait qu’il revendrait des œuvres d’art exceptionnelles, qu’il transfèrerait une grande partie de ses ressources dans quelques comptes obscures offshores et par des procédures détournées et qu’il se préparerait à un grand départ – mais on ne savait pas où. Naturellement, la mère de Masha ne tarde pas à avoir des chamboulements en question. Aussitôt, la vieille commère cherche à contacter ce cousin, pour avoir un peu plus de nouvelles et, surtout, d’informations de première fraîcheur. Malheureusement, le blond la connaît trop bien pour ne pas tomber dans le premier piège tendu par la mégère. Il se contente de rester extrêmement vague sur ses projets, la rassurant que tout va bien avec un ton confiant et heureux.

Cependant, cet appel lui avait rappelé que sa fille, Masha, était libraire et qu’elle était curieuse de nature pour tout ce qui touchait de près, ou de loin, à quelques antiquités. Animé d’un élan de générosité, il était décidé à lui faire un présent avant un potentiel et urgent départ. En effet, rien n’était certain avec un portrait-robot de sa personne circulant dans les médias : soit on était oublié, soit on se retrouvait avec des menottes aux poignets ! Il serait fort dommage de ne pas faire des adieux convenables et propres avec cette mignonne bouille ! A peine avait-il raccroché au nez de la matrone Lancaster, qu’il faisait déjà sonner Lancaster junior.

- Hey, Masha ! J’ai un présent pour toi ! Un truc vieux et rare, comme tu les aimes ! Rendez-vous à 21h, à un bar. Je t’envoie l’adresse ! Ciao !

Sans attendre sa réponse, il raccroche, et se concentre sur la montagne de fichiers et de papiers sous ses yeux. Ses deux avocats étaient en face de lui et travaillaient furieusement depuis de nombreuses journées, la cravate défaite, les vestes abandonnés et les premiers boutons des chemises défaites. Ils avaient pour rôle de transférer quantité de ressources et d’argents dans les règles de l’art d’un point A à un point E, avec toutes les étapes B, C et D. Un court instant, il se demandait s’il ne pouvait pas tout bonnement tout vendre à son propre frère, Esus. Officiellement, sur papier, Maël Eschene et Louis Tessier n’étaient pas reliés d’une quelconque façon. Officieusement, au moins, les ressources resteraient au sein de la « famille ». A peine l’idée le traverse, qu’il envoie un message à la personne en question.

Et la matinée se passe sans accroc supplémentaire, si on exclut les multiples appels des banques, des comptables et des « proches », ou encore les longs échanges avec les avocats sur quelques questions juridiques complexes ou sensibles. Lorsque l’heure du rendez-vous approche, avec la cousine, il quitte son bureau, offre quelques petites excuses à une épouse confuse et perdue, et s’éclipse presqu’aussitôt. Avait-il faim ? Naturellement, mais pas suffisamment pour engloutir une table entière. Non, ce dont il avait besoin, c’était quelques apéritifs, plusieurs bons verres et un cigare en bouche. Et c’est ainsi que Masha allait le retrouver, d’ailleurs, posé tranquillement et calmement sur la terrasse bondée d’un bar à la mode, sirotant un premier verre, machouillant le tabac entre les lèvres et le vieux livre enrobé dans un papier cadeau retrouvé dans quelques fonds de tiroirs posé sur la table.

Esus répond à son message, avec ce tact légendaire qui lui est propre, arrachant un sourire amusé à Taranis. Ce dernier se demandait franchement comment un tel caractère de cochon pouvait être le Dieu rattaché au commerce et à la prospérité. Aussitôt, il se souvient de leurs anciens fidèles, d’un caractère rugueux et difficile, deux traits qui rendaient les échanges commerciaux des plus houleux - mais assurément mémorables. Il se remémorait aussi de la capacité unique à faire des concessions appropriées de ce frère, au sein de la Triade : un talent dont été dépourvu Taranis, un homme qui préférait prendre que de négocier. Qu’il soit chef d’entreprise n’avait rien changé à ce défaut : Au sein de son entreprise, il confiait la tache de négocier les menus ou inintéressants contrats à des employés, préférant de loin suivre et mener les actions qui consistent à arracher des parts de marché ou de racheter des filiales aux concurrents, aux plus faibles et aux plus forts, avec peu ou aucun compromis.

Perdu dans ses rêveries, ou plutôt happé par la jolie poitrine d’une rouquine non loin, il remarque bien trop tardivement la bouille brune anglaise. En guise de « bonsoir », celle-ci prophétise d’emblée sa mort, l’attribuant à sa consommation de cigares ou de nicotine. D’ordinaire, le blond aurait offert un simple sourire, et répondu par quelques phrases pleines de sous-entendues que seuls les personnes au courant de sa nature pourraient saisir pleinement. Ce soir, sa réaction était tout autre : son regard s’illumine, son corps s’agite, son visage rayonne et sa voix suinte la joie et l’excitation. Le Dieu était pris de cette frénésie avant tout grande guerre, avant que celle-ci n’use le corps ou le moral des troupes. Et, surtout, le Dieu est ravi : il ne mourra pas sans raison, pour se réincarner dans un nouveau corps et un nouveau siècle. Il trouvera la Mort dans une guerre pour son panthéon si Victoire n’était pas la sienne, puis il reviendra pour reprendre sa revanche. Ou alors, il sera perdu à tout jamais. Qu’importe, en vérité.

Cependant, intrépidité n’était pas synonyme de suicide, pour Taranis. Il n’était pas un chien galeux qui attaque le premier venu. Il était un guide et un guerrier, il savait qu’un plan de bataille doit être préparé en amont, avec l’aide d’alliés. Autrefois, il était soutenu par ses frères - ou il les soutenait, dans leurs idées. Aujourd’hui, désunis, soit il devait faire appel à d’autres alliés au sein du panthéon celte, soit il devait renouer avec ses frères. La seconde tâche lui semblait plus aisée, car moins blessante pour son orgueil démesuré, que la seconde.

- Je ne me suis jamais senti aussi vivant, et aussi heureux ! Et si j’ai à mourir, ce n’est pas ce soir et ce n’est pas de ce cigare.

Certes, il trouvait toujours son compte au sein de son entreprise, ou directement dans le sein de quelques demoiselles, mais tous ces plaisirs obtenus par quelques réussites entrepreneuriales n’avaient pas la même saveur que les plaisirs chipés après une bataille gagnée, dans le sang et dans la sueur. Enfin, et plus important, la perspective de pouvoir renouer avec son propre élément le galvanisait. Subir de plein fouet un coup de foudre, se déplacer d’un point à un autre en un éclair ou encore déchaîner les éléments sur une zone … voilà des pouvoirs qui lui manquaient.

- Et toi, comment tu vas, et comment se portes les affaires ? Demande-t-il, toujours un tantinet curieux par les découvertes de la demoiselle, surtout si elles se portent de près ou de loin à la civilisation celte. Oh, ta mère est simplement curieuse de savoir pourquoi je veux vendre ou liquider mon entreprise. Ou pourquoi j’ai mis aux enchères quelques œuvres. Rien d’intéressant, au final.

L’argent n’avait jamais eu de valeur pour Taranis. Ce n’était pas sa « fonction » que de cumuler des trésors, de les garder ou de les fructifier, et il n’était pas un « Humain » pour faire preuve d’avarice - ou son inverse. Ce n’était que la conclusion de ce qu’il faisait : gagner et arracher aux perdants, ou perdre et concéder aux gagnants.

- Tiens, tant que j’y pense. Nous devrions mettre à exécution ce plan que nous concoctons depuis quelques années : offrir quelques brownies magiques à ta mère. J’ai peut-être un projet de quitter Paris, quelques temps.

Ah, cette information pouvait être importante et seule son épouse était au courant. Si l’idée ne l’avait pas dérangée ou frappée de prime abord, son expression avait considérablement changé - et nullement en bien - quand il avait annoncé qu’il partirait seul, abandonnant femme, gosses et maison. Ce n’était pas le départ d’un homme infidèle, mais plutôt le départ impromptu et pressé d’un homme en fuite : elle était inquiète, et il en était conscient.

- Voyons Masha. Tu es une très belle jeune femme. Tout homme serait bienheureux si un tel événement venait à arriver, par malheur.

Il pensait sincèrement ce qu’il disait. Certes, il tombait aisément sous le charme de nombreuses demoiselles, qu’importe leurs natures – à l’exception des demoiselles du panthéon gréco-romains qu’il exècre par principe –, mais certaines sortaient du lot tantôt par leur charme naturelle, tantôt par leur caractère atypique, tantôt par un physique de rêve. Masha faisait partie de ces demoiselles que la nature avait comblé de bien de qualités et de talents. Elle n’était pas dépourvue de bravoure ou de courage. Forte et battante, elle avait une hargne qui ne pouvait que mettre un peu le feu dans l’âme d’un Guerrier ennuyé par cette paix mondiale …

- Par contre, que cela reste entre toi et moi. Diane est vite jalouse, souffle-t-il, avec un sourire amusé aux lèvres.

Si Louis Tessier avait réussi dans les affaires, sa vie de famille était tout bonnement un désastre ambulant. En s’emparant de ce corps, Taranis avait tout bonnement chamboulé toute l’existence de cette famille tranquille, délaissant les enfants de son hôte ou étant infidèle avec l’épouse de ce même hôte. Tous les éléments étaient réunis pour qu’il se détache de ces encombrants humains, et qu’il puisse vivre son existence paisiblement et sans avoir à rendre compte à quiconque. C’était sans compter sur la petite dernière, Diane, qui était une vraie diablesse ! Par ses bêtises et ses violences, la fille de son hôte avait réussi à stopper toute une procédure de divorce bien entamée, et à enchainer la Foudre pour une dizaine d’années dans ce simulacre de famille. La petite n’était pas son enfant – conçue bien avant qu’il ne prenne possession de cet hôte – mais elle avait une rage de vivre qui faisait plaisir à voir.

- Je ne sais pas, exactement. Je peux partir pour quelques jours ou quelques années, dit-il, en haussant nonchalamment les épaules.

Il ne se rendait pas compte de l’ampleur de la nouvelle qu’il venait de balancer. Il oubliait assez fréquemment que les mortels avaient une vie bien courte, et que leur mesure du temps différait grandement avec celle des divins.

- Par contre, je compte sur toi pour ne pas fuiter cette possibilité à ta mère ou à quiconque. Les gens sont déjà bien agaçants depuis qu’ils savent que je cherche soit à vendre soit à liquider ma boite, je ne veux pas imaginer lorsqu’ils apprendront que je pars pour une durée indéterminée. A ce jour, seules toi et Juliette sont au courant.

Depuis cette annonce, Juliette, l’épouse, était à l’image d’un iceberg : glacial, silencieuse et imposante à la fois. Elle l’oppressait par ses silences, par ses regards noirs ou encore par sa présence étouffante et constante. Où qu’il aille dans leur grande demeure, elle était là. De jour, comme de nuit. Il savait bien ce qu’elle faisait : user ses nerfs, sur le temps, pour ensuite frapper un grand coup avec une belle et mémorable dispute. C’était ainsi qu’ils fonctionnaient, et qu’ils s’entendaient il semblerait. Pour le moment, le couple était à froid … et Taranis cherchait bien des échappatoires.

- Tu peux déjà commencer par accepter ce cadeau, souffle-t-il, en glissant le paquet emballé vers la brune. C’est peut-être mon dernier, pour toi.

S’il ne lui demandait pas de l’ouvrir, pour ne pas être insistant, il espérait qu’elle s’y attèlerait. Il aimait toujours voir les prunelles brillantes d’une demoiselle heureuse, ou satisfaite. Voilà un spectacle dont il ne se prélassait jamais, bien souvent annonciatrice d’un rapprochement et d’une félicité à venir ! Cependant, il ne se faisait guère d’illusions avec Masha. Cette dernière posait la barrière de la « famille » entre eux, malgré qu’ils partagent à peine une parenté par le sang.

Taranis n’avait jamais saisi l’amour que les hommes, les femmes, les divinités ou les créatures pouvaient porter pour des biens matériels. Certes, il avait une « maison » des plus luxueuses et confortables au cœur de Paris ainsi qu’une collection des plus fournies que ce soit en livres, en objets d’art ou en armes et armures, mais tout découlait de la suite logique de ses actions - des entreprises fructueuses, qu’il avait su pérenniser en détruisant ou en rachetant ses concurrents.  Il pourrait abandonner toutes ces choses sans aucun remord, pour aller sillonner la campagne avec un simple sac à dos et une tente pour tout lit.

Pourtant, il n’était pas dépourvu de passion. Au contraire ! Il est capable des plus grandes folies pour cette dernière. Contrairement à ces collectionneurs, il préférait admirer ces belles créatures avec un prénom au féminin, caresser leurs courbes discrètes ou généreuses, apprécier la caresse de leurs lèvres sensuelles ou de leurs mains toujours plus douces et plus petites que les siennes, s’imprégner de leurs odeurs aux milles senteurs ou se rappeler d’un échange fugace, ou long. Lui, il préférait le vivant que l’inanimé. Lui, il serait capable de tout vendre ou de tout offrir à une femme, dans le fol espoir de lui arracher un sourire et quelques faveurs.

A cet instant-ci, de son point de vue, il n’avait pas perdu deux inestimables ouvrages. Il s’était simplement débarrassé de deux vieilleries, arrachant un radieux sourire à l’une des plus jolies et des plus désirables femmes qu’il connaisse. Dès leur « première » rencontre, la beauté particulière de Masha n’avait pas échappé à son attention. Son teint de porcelaine captivait, sa chevelure ondulée et brillante hypnotisait, cette bouche parfaitement dessinée donnait envie, son petit nez aquilin amusait et sa silhouette à la fois solide et voluptueuse attirait et plaisait. Elle était belle, l’Anglaise.

- Je suis très heureux que ce cadeau t’a plus, répondit-il, la gratifiant d’un regard rieur et satisfait. Je dois garder mes sources secrètes. Sinon, comment vais-je pouvoir te surprendre, dans le futur, si tu déniches les perles rares bien avant moi ?

Il profite du contact de leurs mains pour y exercer une pression un peu plus forte, insuffisante pour lui faire du mal, mais assez pour qu’elle la ressente. En prime, il plonge son regard dans le sien.

- C’est peut-être la dernière nuit où nous rions et échangeons ainsi, Masha. C’est maintenant ou jamais que tu peux m’avouer tout ce que tu as sur le cœur. Si c’est notre dernière rencontre, quittons-nous sans rancune et sans regret.

Il se tait, et il patiente.
Il ne savait pas exactement à quoi s’attendre. Il venait simplement de lancer une petite pierre dans un lac des plus calmes mais également sombres. Que savait-il exactement de cette brunette ? Peu, ou rien, concrètement. Elle était une humaine à la vie trop courte, aux yeux d’une divinité qui avait déjà quelques millénaires au compteur. Malgré tout une humaine qui avait droit à quelques égards de la part de la Foudre.

Plus elle parlait, plus son sourire s’élargissait. S’il était un tantinet déçu qu’elle soit plus intéressée par cette encyclopédie ancestrale sur une liste hypothétique de démons, plutôt que l’autre ouvrage, la joie qu’il lisait sur les traits de la brunette étaient tout ce qui lui importait. Il se rappelle aussitôt d’un premier poème, écrit par un anonyme.

- Enfant ! Si j’étais roi, je donnerais l’empire,
Et mon char, et mon sceptre, et mon peuple à genoux,
Et ma couronne d’or, et mes bains de porphyre,
Et mes flottes, à qui la mer ne peut suffire,
Pour un regard de vous, dit-il, gratifiant la belle d’un regard ardent et enflammé.

Louis Tessier, l’humain, n’était pas connu pour être une âme poétique. La donne changea à l’instant où Taranis décida que cette enveloppe lui servira de réceptacle. La Foudre n’était pas un barbare rustre sans la moindre éducation. Au contraire ! Dès qu’il quittait ses armures et qu’il lâchait ses armes, il courait la jouvencelle et les damoiselles à coup de poèmes, de chants, ou de quelques balades sommaires, simples mais des plus agréables à entendre.

Elle se confessait. Il s’enhardissait. Voilà que ses doigts entrelacés se détachent. L’index effleure et caresse le dos de la main. Puis, il ose remonter, jusqu’à explorer le poignet de la cousine. Le blond fige ce geste aussitôt, cherchant à voir s’il avait outrepassé ses droits ou si, au contraire, il avait répondu à un silencieux et inconscient appel.

- Tu n’es pas une femme comme les autres, Masha. Et je ne veux pas que tu le croies. C’est insulter tout ce que tu as accompli, et ignorer tes forces, commence-t-il. Qu’importe ce que tu penses être, ou que tu es, ce que je vois est une femme forte, déterminée, passionnée et franche. Une femme qui a tant accompli, tout en restant fidèle à elle-même, et à ses ambitions.

Il se tait, sentant qu’il pourrait briser à tout instant cette intimité instaurée avec un discours enflammé et féministe à la fois. Contrairement au panthéon monothéiste où il semblerait que les hommes avaient prôné la supériorité de leur sexe, arbitrairement, les Celtes n’avaient pas fait une telle distinction. Chacun avait son rôle au sein de la communauté, mais surtout tous avaient pour devoir de protéger la tribu. La femme avait un statut un brin plus sacré, en raison de sa capacité à enfanter, à donner la vie.  

- Et puis, qui que tu sois, tu as le plus beau sourire que je n’ai jamais vu, dit-il. S’il était sincère, il en oubliait qu’il servait cette même rengaine à un paquet de filles … Ah, les coureurs de jupons ! Et qu’il va me manquer, où que j’irais, et où que je serais.

Bien des sourires, bien des odeurs, bien des chevelures et bien des corps allaient manquer au chenapan. Malgré que les dames soient en nombre, certaines l’avaient marqué bien plus que d’autres. Ces dernières allaient vivre dans sa mémoire non pas pour une décennie, mais pour des siècles, voire des millénaires. Il ne saurait dire pour Masha. Elle n’était ni une aventure passagère très vite jetée aux oubliettes, ni cette passion dévorante et marquante. Elle était « l’inconnue », celle avec qui il s’embarquait vers on-ne-sait-où.