Il faut rendre à Esus ce qui appartient à Esus, grouille.

Elle aime chiner, Nyx. Rien d’étonnant, c’est une amoureuse du passé. Amoureuse des artistes, bien souvent. Elle a toujours aimé les humains qui travaillaient de leurs mains, elle, si intellectuelle, si peu manuelle. Elle, elle observe, elle réfléchit, elle déduit. Elle créé peut, mais reproduit bien. Les langues, en particulier. Elle a pris le temps, une éternité, pour toutes les apprendre. Arabe, latin, français, anglais, russe, mandarin, hawaiien, népalais, hindou... La Nuit est capable d’observer et de comprendre les secrets de tous ceux qui se perdent en elle, s’y oublient… Ce qui est souvent le cas des artistes, rattrapés dans leurs rêves par les muses que leur envoie son fils adoré, le Sommeil.

Elle aime chiner, Nyx. Les artisans d’antan ont un savoir faire qui s’est perdu, comme en témoignent les colonnes des temples grecs, encore debout contre vents et tempêtes malgré la perte de leurs somptueuses et pétantes couleurs, alors que les maisons modernes trépassent au premier souffle de vent. Il en va de même pour les meubles, autrefois savamment sculptés par les ébénistes, ou encore les pièces d’orfèvrerie qui, si grossières, n’en demeuraient pas moins uniques, contrairement à tout ce qui peut être acheté dans la modernité.

Elle flânait du côté des antiquaires de Montmartre quand elle a trouvé cette petite boutique. Le propriétaire ouvrait tout juste, elle était sa première cliente… Non de la journée, mais tout court. En primeur, la dame a eu le droit de faire le tour, et a remarqué plusieurs pièces, mais aucune digne de son intérêt. « Avez-vous d’autres articles susceptibles d’arriver bientôt ? » Elle a demandé, poliment, avant de se voir répondre par l’affirmative. Complaisant, le commerçant l’a laissée jeter un œil au catalogue de ses futures acquisitions. L’une d’entre elle lui tape à l’œil. Ce symbole, elle l’a déjà vu sur quantité d’objets, il y avait de cela bien longtemps… Elle se souvient des années 1400, du soleil du sud et de l’air bourru de l’ébéniste divin. Elle se souvient qu’il l’a faite rire, et séduite, un peu au moins. Elle pensait l’avoir séduit, un peu, aussi, mais non. Pourtant, le souvenir est doux. Il avait été doux avec elle, agréable. Il avait été, le temps d’un été, un compagnon avec qui discuter de façon plus approfondie qu’elle ne le fait avec les mortels. Il avait brisé un peu la monotonie de son éternité, et pour cela, elle lui en était reconnaissante. Aussi, elle n’a pas hésité. « Je tiens à acquérir cette pièce. Quand vous l’aurez reçue, appelez-moi. » Et elle a tendu sa carte au gérant, tout en lui donnant un bel à compte.

Voir son numéro s’afficher sur son téléphone a donc été une bonne surprise. La conversation qui a suivi, cependant, beaucoup moins. Les pièces façonnées par le divin ébéniste se font rares. C’est la première qu’elle voit depuis des siècles. Déterminée à l’avoir, elle interrompt rapidement la litanie du vendeur. « Ne le vendez surtout pas, j’arrive. » Et elle avait raccrochée, bien décidée à arracher la langue de ce cupide commerçant s’il avait le malheur de se séparer d’un bien qu’elle convoite d’ici à ce qu’elle rejoigne les deux hommes.

Quand elle ouvre la porte, elle est égale à elle-même. Peu de maquillage, un peu d’eye-liner pour embellir ses yeux étoilés. Un haut noir, décolleté et près du corps, aux manches longues, et une jupe de cuir rouge. Des bottes, une veste de cuir. La gravure de mode que tous les magazines la vantent d’être. Pour autant, sa surprise est manifeste lorsque son regard tombe, non pas sur le vendeur, qui la laisse parfaitement indifférente, mais sur ce qu’elle devine sans mal être le second acheteur de « sa » médaille. Elle demeure un instant figée, incertaine, avant de sourire. « La surprise est encore meilleure que ce que je pouvais imaginer… C’est un plaisir de vous revoir. » Elle lui glisse, sa colère envolée en un battement de cil. De son côté, le commerçant, qu’elle ignore, la fixe, incertain de la marche à suivre, avant de décider de se racler la gorge. « Monsieur se propose de racheter l’objet de votre attention, au double du prix proposé, Madame… »

Nyx l’ignore, n’ayant d’yeux que pour son visiteur un long moment, avant de finir par hausser un sourcil et de tourner un visage indéchiffrable vers l’antiquaire. « Le double ? Vraiment ? » Elle demande, son attention revenant vers l’ébéniste de son passé, cherchant, de façon évidente, à mettre le vendeur en difficulté, se voulant complice, une fois n’est pas coutume, avec un autre divin…

[Hj : Juste pour que tu saches, Nyx n’a jamais changé de tête, jamais perdu son enveloppe originelle ^^ Du coup, elle n’a pas changé du tout depuis qu’ils se sont rencontrés ]

Nyx garde d’Esus le souvenir d’un dieu joueur, ce qui se confirme avec la provocation qu’il juge bon de lui adresser, par l’intermédiaire du vendeur, auquel il fait savoir que son offre vient encore d’augmenter. Le voyant tourner autour d’elle comme un vautour ou peut-être un lion affamé, ou peut-être rien de tout cela et simplement un certain plaisir contemplatif, quoique déplacé en la compagnie d’un badaud, la Nuit croise les bras sous sa poitrine et lève le menton, semblant indifférente à cette analyse visuelle poussée, quoiqu’en s’en sentant plutôt flattée. Après tout, se voir redécouverte de la sorte non sans un certain plaisir par un tel représentant de la divinité masculine, habitué à côtoyer des beautés irréelles, a de quoi enorgueillir, rien qu’un peu.

Demeurant immobile tandis que le dieu gaulois emplit ses poumons d’un parfum de frais, de rosée, de pureté, du parfum de la Nuit, elle ne répond pas immédiatement à sa provocation, se contente, dans un premier temps, muette, de le dévisager, tout en lorgnant rapidement, de temps à autres, dans la direction du témoin, qu’elle trouve d’un coup bien importun… Du moins jusqu’à l’offre totalement déraisonnable du dieu celte qui lui arrache, sans doute malgré lui, un petit rire. Il a raison, Esus, cependant, d’occulter le marchand du négoce. Y-a-t-il, de toute façon, jamais été ? Nyx n’a jamais entendu se laisser faire, et, pire encore, elle n’a jamais entendu perdre. Quoiqu’il arrive, peut importe dont le vent tourne, la dame a la philosophie et la clairvoyance suffisante pour toujours gagner, si pas la guerre, au moins la bataille, de sorte à s’en sortir, à tout le moins, avec les honneurs. Face à Esus, elle ne compte pas se comporter différemment. Elle ne pourrait, de toute façon, pas le faire, même si elle le souhaitait, puisque ce trait de caractère fait partie intégrante d’elle-même, autant sinon plus que sa légendaire indolence.

Fidèle à elle-même, elle ne s’en dépare pas, malgré la question d’Esus qui la prend au dépourvu. L’espace d’une seconde, elle est tentée de le taquiner, de lui demander s’il parle du respect ou bien de quelque chose… De plus doux. Cependant, une toux discrète du vendeur lui rappelle à quel point ils sont exposés, ici, tous les deux, et elle se ravise, se contentant d’afficher un sourire sibyllin. « Vous n’espérez tout de même pas à ce que je réponde à ce genre de question, ici et maintenant… ? » Elle ne lui laisse pas le temps de répondre qu’elle ancre la main sur sa hanche avec l’habitude de celle qui fait souvent preuve d’autorité, et qui est obéie encore plus souvent. Sans aménité aucune, elle se tourne vers le vendeur. « Vous vous êtes engagé à me vendre cette pièce. Vous allez donc me la vendre au prix convenu. Vous n’êtes pas commissaire priseur, vous n’êtes donc pas habilité à vendre vos pièces aux enchères. Si l’appât du gain vous dévore à ce point, assurez-vous de vendre ce bijou à un prix qui vous permettra de vous sauver, malgré la perte de votre commerce, car dîtes-vous bien que je n’hésiterai pas, si vous optiez pour l’offre de mon partenaire, à faire savoir à toutes mes relations, sans exception, que vous n’avez aucun scrupule ni aucun amour des belles choses, seulement de l’argent. » Au milieu d’un quartier d’antiquaires respectables, cette menace représente une faillite pour le commerçant, qui rougit de honte et de colère mêlée. Seulement, Nyx n’en a pas terminé. Quand elle reprend, son regard étoilé s’est posé sur Esus. « Accepteriez-vous de m’apporter mon gain, plus tard dans la soirée ? Je vous inviterai à dîner, pour vous remercier. » Un fin sourire étire ses lèvres. Elle fait un pied de nez au dieu celte en l’obligeant à lui apporter le symbole de sa « défaite », mais en même temps, s’il ne peut lui concéder ce petit plaisir de dame pour la perspective d’une soirée en sa compagnie… Nyx n’est pas certaine de vouloir passer du temps avec lui. Avec les siècles, elle a appris à se ménager, et surtout à ne plus perdre son temps avec des hommes qui ne seraient pas prêts à lui faire plaisir.

Dans tous les cas, elle n’entend pas patienter que ces messieurs se décident. Sans attendre aucune de leurs réponses ni leurs commentaires, elle glisse l’une de ses cartes personnelles, noire comme la nuit, élégante à crever avec sa calligraphie fine et argentée, dans la poche de devant d’Esus, et se tourne vers le commerçant. « Je vous laisse le soin de préparer mon bien et de le remettre à cet homme… » Elle glisse, sa voix douce comme le velours et portant porteuse d’une menace sourde, discrète, intangible… Comme une ombre glissée dans les fourrées dont on ne parvient pas à discerner la nature, mais dont la présence, évidente, fait s’ériger les cheveux de la nuque. Ceci étant dit, sans plus de cérémonies, la Nuit enfile une paire de lunettes de soleil. « 19H, pour le dîner de ce soir ? » Question rhétorique. Devrait-elle subir l’humiliation d’un lapin, ce serait tant pis pour elle, bien sûr, mais également tant pis pour Esus, qu’elle n’accepterait plus jamais de revoir… Fin sourire au coin des lèvres, déterminée à savoir à quel genre de dieu elle a à faire, Nyx quitte sereinement la boutique, sans un regard en arrière.

D’aucun dirait « Jeu, Set et Match » en voyant Nyx quitter la boutique de l’antiquaire. Si Esus se présentait au dîner, elle aurait eu le beurre, et à, défaut d’avoir l’argent de sa vente, elle pourrait avoir le cul du crémier, ce qui serait un joli score. Pourtant, de retour chez elle, ses obligations gérées et n’ayant rien d’autre à quoi penser que ce dîner, Midnight ne peut chasser de ses préoccupations les délires de Taranis. D’après lui, elle avait embobiné un frère. Esus était bien son frère, non ? Elle en est presque certaine, de ce qu’elle a pu savoir et lire des informations subsistantes de ce panthéon, pendant longtemps oublié, mais la haine de Taranis est féroce et remonte à bien avant qu’Esus et elle ne se soient connus. Sur le marché, il y a de cela de si nombreux siècles, le celte avait eu l’air ingénu en faisant sa connaissance. Rien n’a pu laisser à penser à Nyx qu’ils se connaissaient déjà. Ne reste qu’un troisième frère. Teutatès ? ça ne lui dit rien. Elle ne se souvient même pas l’avoir rencontré. Alors qui ? Ogma ? Dagda ? Autant de noms qui, s’ils lui parlent, ne lui évoquent rien de plus que des souvenirs poussiéreux…

Quoiqu’il en soit, tâchant de chasser sa perplexité, la Nuit abandonne rapidement ses habits de jours pour les troquer contre d’autres, à la fois plus et moins habillés. Après un long bain chaud et de longues minutes passées dans son dressing, peignoir de mousse sur le dos, la déesse avait fini par opter pour une robe de grand couturier, toute de tulle, de velours et de soie. Noire, avec une ceinture bleu marine. Hauts escarpins aux pieds, elle est en train de terminer les dernières retouches de son maquillage quand on sonne à la porte.

A son aise, la divine qui, sachant qui passait, avait congédié son personnel et demandé poliment à Sthéno de ne pas être là, au moins au début de la soirée, descend ouvrir la porte et sourit, un peu surprise, un peu satisfaite, à son invité, avant de s’écarter pour le laisser entrer. « Bonsoir Esus. Merci. Tu es très élégant. » Elle le complimente, appréciant ce juste milieu entre habillé et désinvolte. Du bout des doigts, elle se saisit de l’edelweiss que lui tend le dieu, plante très répandue dans les Alpes, du temps où ils se sont rencontrés. Avec un sourire, elle la glisse dans ses cheveux pour en sublimer sa coiffure. « Ca n’a pas dû être simple d’en trouver une dans Paris… » Elle lui glisse, se faisant, avant de prendre le paquet que lui tend ensuite le celte, non sans lui lancer une œillade pétillante. Avec patience et doigté, elle ouvre soigneusement le paquet, pour finir avec le médaillon dans la main. Maintenant qu’il est entre ses doigts, elle sent la magie résiduelle qui le parcourt… Et comprend mieux l’intérêt du celte pour sa création. Va-t-elle le lui rendre ? Rien n’est moins sûr, puisqu’elle passe un lien de cuir sombre dans l’anneau prévu à cet effet, et en tend les brins à Esus, avec le sourire, avant de tourner pour qu’il le lui attache, souhaitant que l’objet tombe, parfaitement à sa place, au milieu de son étourdissant décolleté. « Parce que l’honneur est une valeur primordiale pour vous, les celtes… J’ai acquis ce bien de façon légitime, donc tu ne me le prendras pas, puisque ça reviendrait à me le voler… Mais je m’attends bien à ce que tu cherches à le négocier autour du dîner… » Elle s’amuse, Nyx, et laisse négligemment retomber ses longs cheveux noirs dans son dos, une fois le cordon attaché. Sans autre bijou que ce talisman, ce dernier étincelle et capte toute l’attention. Exactement l’effet souhaité par la Nuit. « Je t’invite à boire un verre ? Nous avons le temps d’en déguster un avant que mon chauffeur ne nous conduise au restaurant… » Un restaurant chic et hors de prix, à n’en pas douter. Après tout… Esus ne pouvait s’attendre à ce que Nyx fasse à manger… Si ?

Hj : la robe de Midnight

Nous avons tous de grands principes, jusqu'à ce que nous soyons tenus de choisir entre eux ou notre survie. Nyx se fige, prête à se rendre, Esus sur les talons, jusqu’à son salon, et se retourne avec lenteur. « Non… Des principes sont des principes. Ils sont sensés transcender même la perspective de la mort. » Les sourcils de la Nuit se froncent légèrement. Esus avait-il toujours été si cynique ou n’était-ce que maintenant ? Impossible à dire. Les souvenirs de Nyx n’en faisaient pas mention, mais ils commençaient à dater… Ils datent tant et tant, en fait, qu’ils ne lui laissent que le goût d’un été, doux, sucré, sur les lèvres, mais l’impossibilité de dire s’il s’agissait d’avantage de sirop de violette ou bien de fraise. N’importe. A l’envolée lyrique du dieu celte, elle se détourne à nouveau de lui avec lenteur, et une expression, bien que souriante, peu convaincue. « Je n’espère rien, Esus. Je compte au contraire sur le fait que tu voudras récupérer ta babiole. » A nouveau elle se fige, et, quand elle se tourne vers lui, cette fois, elle le toise. « Je ne suis pas née de la dernière pluie, tu sais… Tu crois que je ne sens pas les réminiscences du pouvoir dont il est imprégné ? » Elle le dévisage de ses yeux étoilés, le visage insondable… Avant de laisser ses lèvres épaisses, et rouges, s’étirer en un sourire. « Je suis curieuse, vois-tu, curieuse de voir ce que tu serais prêt à mettre sur le tapis pour le récupérer... » Elle n’en fait pas part au Dieu, mais, pour l’instant, Nyx n’a toujours pas décidé de si elle va le lui rendre ou non. Tout dépendrait du déroulé de la soirée, sans aucun doute, bien plus que de ce qu’Esus aurait à lui proposer, la déesse connaissant déjà toute l’étendue du savoir-faire du celte.

Le sourire de Nyx se veut satisfait de la remarque de son invité concernant sa mémoire, et plus encore, teinté d’une certaine assurance, lorsque la déesse surprend le regard de l’homme la détailler. Il est toujours flatteur que de se faire observer ainsi par un homme de goût, en particulier quand la dame a mis du soin à choisir sa tenue. « Je pense bien avoir de tout… » Répond Nyx, nonchalante, en entraînant pour finir le celte dans son salon, un salon décoré avec goût et pureté… Mais du mobilier sombre. En bois sombre, voire noir, les meubles, noir le canapé, sans être de cuir, noirs les coussins qui l’habillent, parfois relevés de quelque motif doré… La lumière elle-même est tamisée, et brûle dans l’âtre de sa cheminée circulaire un feu des plus attrayants. Malgré les tons délibérément obscurs, l’ensemble est relativement chaleureux… Quoique légèrement inquiétant.

Servant les verres depuis sa réserve privée, sombres, évidemment, eux aussi, Nyx ne peut retenir un rire discret à la question de son invité. Elle est tentée de lui dire de regarder par la fenêtre et de laisser tomber son regard sur le premier écran publicitaire qu’il voudra pour y trouver sa nouvelle couverture. Mannequin de renommée mondiale, femmes d’affaires, actrice… Nyx cumule ces casquettes qui lui permettent de recouvrer presque tout de sa puissance d’antan. Au plus sa renommée avance, au plus elle est la première et seule et unique image qui s’impose aux mortels lorsque la Nuit est évoquée. Seulement, la tentation de se vanter auprès passe à la déesse aussi rapidement qu’elle est venue, et, ainsi, elle se contente d’éluder. « Je possède quelques clubs par-ci, par-là… » Un sourire modeste aux lèvres, elle revient vers Esus qu’elle invite d’un geste à la rejoindre sur le canapé, pendant qu’elle-même s’y assied, et lui tend son verre. « Tu sais, mes goûts ont très peu changé à travers le temps. J’apprécie toujours autant l’art, sous toutes ses formes, et ma tranquillité. » Délicate, elle vient faire tinter son verre contre celui du celte. « Et toi ? Je suis étonnée de te voir en ville. De mémoire, tu aimais les grands espaces vierges autant que moi… Qu’as-tu fait, depuis ? » Prête à écouter les différentes histoires d’Esus, la Nuit se cale confortablement dans les épais coussins de son canapé, tout en sirotant son verre de rhum.

En silence, Nyx écoute les arguments que lui donne Esus. Il a raison, d’une certaine façon. De sa propre perspective, engendrée par ses errances, elles-mêmes conditionnées par sa nature profonde, définies lors de sa création, de sa sortie de l’éther, quand et comment les humains l’ont décidé… Ma bouche de la déesse se fend d’un sourire sibyllin. Il y a des choses contre lesquelles ils ne pourraient lutter, pas même avec tous les pouvoirs du monde. Nyx serait toujours la Nuit, Esus serait toujours un guerrier. Tous deux mourraient, instantanément ou à petit feu si on devait le leur enlever. Que ferait la déesse si elle ne pouvait se parer de mille étoiles ? La modernité a remplacé une poésie naturelle par une autre, les points lumineux du firmament pris dans son voile de ténèbres sont maintenant des diamants à son cou qui relèvent le noir de sa tenue… Mais, même à travers les siècles, Nyx est restée la Nuit. Rien ni personne ne pourrait jamais le lui retirer. C’est son principe fondateur, son essence, sa raison d’être. Même menacée de la mort véritable, elle ne pourrait être autrement, elle ne pourrait argumenter autrement, être différente. Effrayée ou pas, Nyx est la Nuit.

Et, en tant que telle, elle se désintéresse des débats, et abandonne donc Esus dans ses certitudes, sans les relever. Devenir humains, l’expression l’amuse, quand elle-même considère qu’ils sont une expression sublimée de la masse qu’ils représentent, ou ont représentés. De la même façon que les statues du Louvre, ils sont des témoins de leur histoire. Quel dommage qu’ils ne soient pas prêts à le concevoir… Et il est encore plus triste de se dire qu’ils ne le seront peut-être jamais.

Considérations bien sombres pour une soirée qui s’annonçait, jusqu’ici, bien plus agréable. Laisser ce point se perdre en n’y revenant pas, et enchaîner sur un autre sujet bien plus croustillant, plus distrayant, ne provoque aucun remord chez la déesse. L’éternité est bien assez longue pour philosopher, bien plus longue que ne le sera cette nuit. Autant, donc, en tirer le meilleur. Au sourire amusé d’Esus répond donc un sourire qui ne l’est pas moins de la part de son hôte, ses yeux étoilés pétillant, en sus, de malice. « En partie. » Elle répond, énigmatique, quant à la question induite par le dieu dans sa remarque sur son bijou.

Discrète, Nyx écoute en silence le résumé, très résumé, d’Esus. Elle imagine volontiers de quels partenariats il peut s’agir, mais elle ne désirerait connaître ce secret pour tout l’or du monde. La vie privée, le mystère, sont des choses qui, pour elle, n’ont pas de prix. Elle qui peut, potentiellement, tout savoir, aime à conserver des zones d’ombres. Rien de plus naturel pour celle qui s’est extirpée du néant, pour la jumelle des Ténèbres. Elle est elles, et elles sont elle. La déesse sourit donc poliment, et respecte ce qu’Esus tait. De toute façon, quel droit aurait-elle d’être invasive après tant d’années sans l’avoir vu ? Peut-être sa langue se déliera-t-elle en cours de soirée ?

A la question posée concernant ses prétentions pour le bijou cependant, Nyx ne peut retenir un petit rire, et incline la tête. « Je ne suis pas déesse du commerce, mais j’ai appris que les choses ne fonctionnaient pas comme ça, avec le temps… Vois-tu, je n’ai pas le désir de me séparer de ce bijou… » D’où le sourire énigmatique de plus tôt. Avec savoir faire et élégance, l’apparente jeune femme adopte une position depuis laquelle le médaillon est mis en valeur, impossible à ne pas voir pour le dieu qui le convoite, et poursuit sur le ton, badin, de la conversation. « Je suis curieuse de savoir la valeur que tu es prêt à lui donner, par contre… Et s’il te plaît, ne me fait pas l’offense de me prendre pour une imbécile. » Elle lui lance un regard entendu. Inutile, donc, d’entamer les enchères avec une boîte d’œufs, par exemple. « Tu vois… » Du bout de ses longs doigts parés d’une multitude de bagues d’argent, elle vient effleurer le collier. « … Ce n’est pas la finesse de ton travail, quoique divine pour l’époque, de l’objet qui m’a donné envie de l’avoir, mais le fait que ça soit toi qui l’aies fait… Je voulais un souvenir de toi. » Ayant brièvement baissé ses yeux étoilés, elle les relève, curieuse, vers ceux d’Esus. « Quel prix penses-tu donner à mon souvenir de toi ? »

A sa façon, Esus amuse Nyx. C’est un guerrier, et un marchand. Elle, elle est esthète, intellectuelle. Ils ne vivent pas dans le même monde. Elle, elle flotte dans la philosophie, les réflexions, l’intangible, d’une certaine manière. Elle est la Nuit, après tout. Personne ne peut l’empêcher d’arriver, personne ne peut la retenir, l’empêcher de partir. On ne peut que profiter d’elle tant qu’elle est là, construite par personne, et encore moins de main d’homme. Elle est une force de la nature, et s’exprime comme telle. Esus, lui, est un homme de raison et de mécanique, il est pratique, pragmatique, très ancré sur la terre. Il pourrait être la ficelle dont elle serait le cerf-volant, peut-être… Mais voudrait-il seulement effleurer les étoiles ? Le meilleur moyen de le savoir, c’est de le lui proposer.

Elle rit, donc, à sa question quant à son désir de le voir ramper, et secoue lentement la tête en signe de négation. « Pas du tout… Ca veut dire qu’il va te falloir créer l’opportunité, et m’appâter avec quelque chose qui pourrait susciter d’avantage mon envie que ce bijou… » En soi, ce n’est pas très compliqué, si le Dieu y réfléchit. Un autre bien gravé de ses initiales suffirait. Après tout, si Nyx a acheté ce bijou, ce n’est pas pour ses qualités esthétiques, bien qu’indéniables, mais bien parce qu’elles portaient sa marque de fabrique. C’était une façon très subtile, très personnelle, de rappeler le dieu à sa mémoire quand ses yeux se poseraient dessus. Elle hoche donc la tête en signe d’assentiment quand il parle de valeur affective. « C’est exactement cela, oui. » Du reste, quand Nyx s’était-elle intéressée à l’argent ? Jamais, en fait, malgré l’empire qui s’est bâti autour d’elle.

Sans mot dire, sourire sibyllin aux lèvres, la déesse boit et laisse Esus défiler le fil de ses idées… S’en amusant, même. Logique purement masculine ou simplement cartésienne ? Impossible à dire. Le fait est que Nyx n’est pas du genre à accorder la même valeur à des équivalents, et certainement pas à des souvenirs. Sur ce point, ses réflexions sont diamétralement opposées à celles d’Esus. Comment le lui faire comprendre ? Délicate, elle pose son verre sur la table, et vient doucement chercher celui d’Esus pour qu’il rejoigne le sien, avant de se lever et de lui tendre les mains. « Viens avec moi… » Inutile de dire que sa poigne est faible, elle est celle d’une dame, toute en délicatesse et légèreté. Il n’empêche qu’elle guide le dieu celte à travers les couloirs de sa maison, et ce, jusqu’à un escalier de métal, à l’allure architecturale, qui s’enfonçait dans les profondeurs d’une cave. A leur passage, de douces lumières s’allument progressivement, pour finir par illuminer d’une clarté tamisée ce qui pourrait être qualifié de musée privé. Dans cette pièce à température et humidité constantes, Nyx conserve toutes les pièces qui lui sont les plus précieuses, les autres étant… Ailleurs. Il y a des statues, des tableaux, des livres, des bijoux… De l’art sous toutes les formes que peuvent revêtir son expression. Tous, du reste, n’ont pas d’incroyable valeur en dehors des murs de la déesse. La majorité sont… Des souvenirs, qui ne parlent qu’à elle.

Laissant d’abord au celte le temps de faire un premier tour et de prendre connaissance de ce qui l’entoure, elle finit, enfin, par lui expliquer. « Les souvenirs sont uniques, Esus… On ne peut pas les remplacer. Notre longue vie nous permet de les accumuler, pas de les superposer… » Elle lui sourit, gentiment. « J’ai voulu ce bijou parce qu’il possédait des initiales, et qu’en les voyant, j’ai pensé à toi, à l’été que nous avons passé ensemble, et ça m’a fait plaisir. » De ses cheveux, elle retire l’Edelweiss pour la lui montrer. « Dès demain, je la ferai enduire d’un mélange spécial pour la conserver, pour toujours. Ce sera mon souvenir de cette rencontre… Mais, souvenir n’est peut-être pas le mot adéquat, je te le concède. Le terme memento conviendrait plus à ce que ça représente pour moi… » En la tenant par la tige, elle fait doucement tourner la fleur entre ses doigts. « Notre rencontre, à un instant t, dans notre longue existence… Tu n’es pas le même qu’hier, et tu ne seras pas le même demain. C’est ce qui rend ce moment particulier. » Elle relève les yeux vers lui, des yeux brillants d’artiste. « Cet instant est unique… C’est ce que symbolise cette fleur… Je n’ai pas pensé à prendre de memento lors de notre première rencontre. Ce bijou s’est imposé comme une évidence. Mais si tu souhaites le récupérer, je te le cèderai contre un autre objet de ton choix, façonné par tes mains… Tout ce que je demande, c’est que tes initiales figurent dessus. » Qu’on ne dise pas, ensuite, que Nyx n’est pas de bonne volonté !

Le sourire de Nyx à Esus, malgré sa comparaison peu flatteuse à une truite, se veut complaisant. L’image la fait frissonner de dégoût, elle, la Nuit faite femme, réduite à l’état primaire de simple poisson, mais elle a le mérite d’être équivoque. Sans doute se serait-elle flattée s’il avait été question qu’elle soit une lionne après une gazelle, ou même… Une araignée, tissant sa toile, pour capturer sa proie. L’araignée, oui, voilà le prédateur dont l’image est parfaite pour elle… Quoiqu’il en soit, le celte est invité à admirer sa collection personnelle, ses mémentos, qui sont autant composés de pièces rares qui feraient le bonheur d’une vie de collectionneur, que de pièces à priori sans autre intérêt que d’être anciennes. Elle n’est absolument pas surprise qu’Esus ne partage pas son avis. A aucun moment elle ne s’attendait à ce que cela soit le cas. Le dieu du pragmatisme même, selon la Nuit. Comment reprocher à une divinité commerciale d’évaluer d’abord l’aspect pécuniaire de chaque chose ? Une part d’elle-même, bien mal placée, s’était déjà demandée s’il l’avait déjà évaluée, elle ?

Complaisante, elle hoche la tête en signe d’assentiment, abondant dans son sens lorsqu’Esus établit qu’il est naturel pour eux d’être opposés sur ce point, avant de s’étonner de le voir lui prendre la main à son tour, bien qu’elle n’en montre rien. Curieuse, elle lève ses perles d’onyx dans la direction des yeux de son invité, et s’attendrit d’un sourire quand il lui concède le collier. « Merci… J’ai hâte de voir ce que tes mains habiles me concocteront. » Quoique ce soit, Nyx est certaine que la pièce, qu’elle soit de bois, de métal, un meuble ou un bijou, sera somptueuse. La tête de la Nuit s’incline même face au baise-main qui lui est fait. Tant de galanterie… Esus ne l’a jamais déçue sur ce point. Elle lui sourit. « Ne me gâte pas trop, je pourrai finir par y prendre goût… » Elle souffle, pudique, avant de lui reprendre délicatement sa main.

Comme un fait exprès, un discret klaxonne interrompt leur intermède, Nyx se tournant, après un petit sursaut, vers l’escalier avant d’en revenir à son invité. « Nous devrions remonter. Le chauffeur est là. » Invitant, de nouveau, Esus à la suivre, elle remonte les marches jusqu’au rez-de-chaussée, laisse la domotique moderne s’accommoder du verrouillage de sa demeure après avoir pris son élégant manteau, et finit par s’engouffrer dans la porte arrière d’une limousine, ouverte par son chauffeur, qui la referme une fois Esus entré à son tour. Bien sûr, la vitre séparant le conducteur et les passagers est fermée, Nyx tenant à son intimité.

La voiture démarre, et, si la Nuit observe le celte avec intensité, il s’écoule un certain temps avant qu’elle ne rompe le silence, pour elle, reposant, qui s’était installé. « Que penses-tu de Paris ? » Elle finit par demander, de façon plutôt incongrue, mais sincèrement curieuse. Elle, elle déteste ce qu’est devenue Athènes, et plus largement, la Grèce moderne, mais peut-être que le celte sera plus conciliant face à ses propres héritiers ?

De toutes les réponses qu’Esus aurait pu faire à Nyx, celle-ci est la moins attendue par la déesse. Celle-ci écoute, cependant, sans jugement, même si elle n’est absolument pas habituée à la grossièreté. Dans aucune des langues qu’elle connaît. Cela étant, ça ne l’empêche absolument pas de saisir le fond, sans jamais se braquer sur la forme. Le contenu du message est toujours plus important que son emballage, selon elle, même si rien n’aurait pu la préparer au fait qu’ils passent si rapidement au sujet de la mort d’Odin. Nyx darde des yeux noirs de curiosité sur Esus. Elle, elle avait été au courant grâce à ses pouvoirs, mais lui ? Comment ? Que voulait-il dire par « se sortir les doigts » ? En ce qui la concerne, la déesse avait prévu de tirer, autant que possible, cette histoire au clair, à savoir qui avait voulu tuer le Père de Tout et pourquoi, et d’éviter de marcher dans les pas du Voyageur. Une technique d’évitement, de fuite peut-être, mais une technique efficace depuis des millénaires. Du reste, Nyx n’avait jamais pris part à une bataille, pas une fois, pas même lorsqu’il était question de soutenir ses fidèles contre ceux du Dieu unique ou les Celtes. Pourquoi sortirait-elle les armes maintenant pour un conflit qui ne la concerne pas ?

Esus, quant à lui, semblait affecté. La déesse l’était moins, parce que les armes capables de les tuer avaient longtemps circulé, avant d’être oubliées. Seule une certaine solidarité, un code d’honneur, et le souci de conserver le libre-arbitre des mortels les avaient jamais empêchés de se tuer les uns les autres. Mais maintenant ? Des dieux étaient-ils demeurés si belliqueux, pendant aussi longtemps ?

La réponse du celte lève beaucoup de questions chez Midnight, qui se laisse surprendre par les réciproques de la part d’Esus. « Je n’aime pas la ville. » Elle répond, simplement, de ce ton pince-sans-rire qui laisse hésitant quant à la présence d’un humour quelconque de sa part, avant de profondément soupirer. « Je l’ignore… J’ignore même ce qui va arriver. » Parfaitement consciente que ce qu’elle est sur le point de dire pourrait mettre Esus très en colère, elle ancre son regard dans le sien avant d’établir, le ton presque sans âme. « Je ne suis pour rien dans cette mort, et ne tiens pas à être prise dans une guerre qui ne me concerne pas… Je ne sais ni qui a tué Odin, ni pourquoi. Je vais faire attention à mes enfants, ainsi qu’à moi-même, mais j’ignore quoi faire de plus… » Elle marque une petite pause, son regard se portant sur les lumières de la ville à travers les vitres teintées de la limousine. « Si nous entrons dans une ère où nous nous permettons de nous tuer entre nous, peut-être n’accepterai-je pas de revoir des dieux ? » Elle lui demande presque, sourcil haussé, avant de lui adresser un petit sourire mutin. « Et toi… Comment tu te vois dans ce qui vient ? »

Pacifiste, donc? "Absolument pas." répond Midnight, se sentant insultée comme jamais par une telle assertion. "Entretuez-vous gaiement, tous autant que vous êtes, si ça vous démange... Je demande juste à ne pas être prise à parti, tout simplement parce que je me moque éperdument de l'influence d'un panthéon ou de l'autre. J'ai affronté et survécu à tous les âges de ce monde, avec des pouvoirs qui me semblaient illimités, ou bien avec la seule compagnie de mon immortalité... Si j'ai survécu à la bêtise des hommes, j'aimerai survivre à la bêtise des dieux." Elle assène, courroucée, vexée qu'on la prenne pour l'une de ces potiches tout juste bonnes à prêcher l'amour universel... Non, Nyx, l'amour universel, elle n'en a que faire. En revanche, ce qu'elle refuse par-dessus tout, c'est de se retrouver entre deux feux, et si elle se souvenait des déboires qu'a causé sa relation avec le frère d'Esus, elle n'en serait que plus fermement persuadée encore.

Prête à mordre Esus lorsqu'il répond à sa question, la Nuit se radoucit quand il nuance ses propos. Elle a d'abord pensé qu'il foncerait dans le tas sans réfléchir, sous le couvert d'être un dieu de la guerre, mais non. Mieux que se radoucir, l'ombreuse créature se cale plus confortablement encore dans le cuir des fauteuils de la luxueuse voiture. "Je te comprends. Dieu de la guerre n'est pas synonyme de dieu de la stupidité..." Encore que certains semblent l'oublier. Elle sourit gentiment au celte, avant de secouer la tête négativement, et avec lenteur, lorsqu'il aborde les armes divines. "Moi je pense que c'est l'occasion qui fait le larron... Voire, peut-être, un accident. Après tout, nous nous sommes écharpés entre nous pendant des siècles, avec ces armes prodigieuses à porté de main, et pourtant, jamais aucun d'entre nous n'en a jamais utilisé sur ses pairs..." La mystérieuse déesse, le coude en appui sur la portière et son index manucuré frôlant le dessous de son menton marque une pause, tout en dévisageant Esus avec intensité. Ses pensées lui demeurent closes un moment, avant qu'elle ne finisse par parler. "Voudrais-tu parier avec moi? Je me sens d'humeur joueuse... Et si on ne joue pas à la fin de notre temps, quand pourrons-nous jouer?" D'amusement, les yeux de Nyx se mettent à pétiller. Esus se montrera-t-il joueur?

Nyx ne peut s'empêcher de hausser un sourcil à la remarque d'Esus, concernant l'attitude des dieux, soit disant à l'image des hommes. Le nez de l'ombreuse déesse se retrousse, tant son désaccord est profond. "Nous ne sommes absolument pas à leur image, Esus... Ils nous ont créé pour incarner les principes qui guident leur existence, pour jalonner leurs succès et punir leurs défaites... Nous incarnons les codes moraux et les idées partagées par des milliers de personnes, ce qu'ils ont aspiré à être, des idéaux qu'ils espéreront toujours atteindre, sans jamais y parvenir... Dire que nous sommes à l'image des mortels est la justification des paresseux d'esprit, et ceux qui ont perdu de vue ce que nous étions, ce que nous incarnions, avec ou sans fidèles..." Le regard de Nyx s'était durci pendant son plaidoyer. Pour qui est une ombre, autant de rigidité d'esprit peut décontenancer... La Nuit n'en a que faire. Elle est au clair avec ses opinions, ses réflexions, et c'est bien la raison pour laquelle elle se permet de les partager avec autant d'assurance. Peut-être trop?

"Ce sera peut-être le cas. J'y suis prête. Mais peut-être pas, ce que je préférerai." Elle répond ensuite, au voeu généreux d'Esus, en tournant vers lui ses yeux étoilés, brillant avec une forte intensité. "Mais, si d'aventure, je devais me retrouver mêlée à cette histoire, je serai expéditive..." Après tout, en tant que mère de la Vengeance, Nyx n'a pas à rougir de ses capacités en la matière.

Pensive, elle écoute et intègre la position d'Esus. Lui, pour sa part, n'est pas plus tranché que Nyx ne peut l'être elle-même. Humain ou dieu responsable de la mort de l'un des leurs, il est indécis. C'est intéressant. Après tout, dans la guerre, les points de vue des dieux de la guerre ne peuvent être qu'intéressants, non? La Nuit, elle, se souviendra que le celte n'a pas d'éléments qui lui permettent de trancher dans un sens ou dans l'autre, ce qui est déjà une piste en soi.

Cette fois, elle ne rebondit pas, et demeure pensive un long moment, avant de finalement proposer à son invité un pari. "Dis-moi ce que tu aimerais gagner. Moi, de mon côté, j'aimerai un témoin de ta toute première incarnation... Quelque chose que tu avais, dans ta première vie. Ca peut être quelque chose de neuf que tu auras fabriqué comme tu le faisais à l'aube de ta vie, l'âge a moins d'importance que l'objet en lui-même... Quand tu m'auras dit ce que tu veux, je te proposerai mon pari." Elle lui sourit, avant que ce sourire ne se fane quand Esus aborde à nouveau la guerre qui se dessine. En même temps, que peut-elle espérer d'autre d'un dieu belliqueux? Sans s'en cacher, elle soupire. "Les troyens ou les grecs ne se sont jamais posé la question de mon parti... J'ai continué à rythmer les cycles des deux nations, la nuit, le jour, et ainsi de suite. De tous les conflits dont j'ai été le témoin, je n'y ai jamais trempé le moindre orteil. Je n'entends pas commencer aujourd'hui... Qui se fâcherait de ma neutralité n'aurait pas le moindre respect pour moi, et je ne vois pas pourquoi je m'allierai à des créatures qui ne me respectent pas." Après tout, Nyx ne se fait pas un secret de dédaigner la compagnie de la quasi totalité de ses congénères. Il ferait beau voir qu'on oublie sa mysanthropie légendaire par opportunisme!

Finalement, la voiture s'arrête. Ils sont arrivés. Le chauffeur de la limousine descend, et vient ouvrir à la déesse, qui sort élégamment du véhicule. A l'extérieur, l'environnement est enchanteur. Un bord de lac, une unique table (la leur), beaucoup de bougies et de guirlandes. Midnight enfile sa cape en hermine. A une distance idéale, un feu de joie réchauffe allègrement l'atmosphère. "Je me suis dit qu'un dîner en extérieur conviendrait mieux à un homme de ta trempe, qu'un restaurant guindé..." Qu'ils se le disent, ils vont, quoiqu'il arrive, se régaler, mais le décor aura le mérite d'être intimiste et naturel. D'un geste leste de la main, la déesse invite son invité à prendre place à table, s'il le souhaite.

« Justement, c'est tout le contraire... » Contre Nyx, avec un sourire amusé. Contrairement à Esus, elle apprécie beaucoup leurs désaccords, qui lui donnent l'occasion de philosopher. « Si tu pars du principe que ce sont eux, leurs désirs, rêves et aspirations qui nous crééent, alors ta seule raison d'exister devient d'incarner cet idéal, et ne pas le faire est piétiner la foi de tes créateurs... » La Nuit sourit gentiment au dieu aux mains habiles. « Je crois que nous nous sommes perdus quand nous avons décidé de nous battre pour une Foi qu'ils plaçaient déjà en nous. Peut-être que si nous avions été plus dédiés à l'exécution de nos tâches, même les moins spectaculaires, la Foi que plaçaient en nous nos créateurs n'aurait pas décliné ? » Elle n'en est pas convaincue, mais c'est une question à se poser, selon elle, parce qu'elle remet en perspective non seulement les guerres de religion, mais aussi la part d'orgueil qu'elles contiennent, et pose la question du rôle du divin, dans ce maelstrom.

L'arrivée au restaurant tasse quelque peu le sujet de la place du divin dans la vie des mortels. Ce restaurant, Esus ne peut pas encore le mesurer, est très spécial. Ils ne sont pas encore assis à leur table que la déesse peut lui concéder, avec un sourire. « Ce n'est pas une bien grande faveur que tu me demandes, je n'ai jamais eu pour habitude de suivre aveuglément mes pairs... Mais si cela peut te rassurer, je te promets que je te laisserai tout le temps que tu le souhaites pour t'expliquer, à condition que tu ne me sois pas hostile. » Pour des raisons évidentes, Nyx n'est pas naïve au point d'inviter un ennemi potentiel entre ses murs... Encore que, la maîtrise du terrain lui donnerait un avantage certain.

Leur table est en bordure d'un bel étang. Les bougies sont suspendues dans des bouteilles, qui donnent l'impression de flotter dans les airs. Il n'y a qu'une table sur la terrasse-ponton, et très peu de service, ce qui leur garantit une totale intimité. Ce qu'Esus ignore, c'est que cet endroit est un havre en plein coeur de Paris. Ici, rien de technologique n'est admis, les montres s'arrêtent, les portables sont brouillés. Le restaurant est tenu par les membres de sa secte, très discrets. Ils fournissent à leur déesse un endroit où discuter avec ses pairs sans risquer d'être surpris ou entendus par des oreilles indiscrètes... Élégante, comme toujours, Nyx prend place. « Non, du tout. En réalité, c'est un endroit où je n'emmène que mes pairs. » Cet endroit est minuscule, de par la logistique technique qu'il représente, et bien caché. La déesse ne prendrait pas le risque de le compromettre avec un humain.

A peine installé, l'un des serveurs s'avance avec un gin tonic pour la Nuit, ainsi qu'un whisky pour Esus. « Si tu veux boire autre chose, n'hésite pas à leur demander. » Elle glisse au celte, avec un geste de tête vers les serveurs. Verre en main, et porté à sa bouche, Nyx ne peut que laisser échapper un petit rire à la question d'Esus. « Non, pas même dans ce cas-là... » Jamais, ô grand JAMAIS Nyx ne partirait en guerre... Elle protégerait ses enfants, pourrait aller jusqu'à les séquestrer par amour si elle le doit, mais la Nuit n'a pas et n'aura jamais un tempérament guerrier. Rien que le fait de se mettre en marche contre un soit disant ennemi jure profondément avec toutes les fibres de son être. « Je peux t'accorder un asile si tu le souhaites, Esus. Tant que tu ne nous portes, à mes enfants ou moi, aucun coup, je t'accueillerai les bras ouverts. Mais je ne ferai jamais la guerre... » Si la Nuit doit se mettre en colère au point d'en arriver là, ça sera très soudain, et extrêmement destructeur... Mais jamais Midnight ne pourra faire, ou être, autre chose que ce qu'elle est ce soir, à savoir passive et profondément détachée des intérêts qui devraient être les siens, parce qu'ils sont ceux de la majorité de ses semblables. « Cependant, je suis curieuse. Qu'est-ce qui te fait penser que nos panthéons pourraient à nouveau se faire la guerre ? Après deux millénaires et la suprématie qui a changé de main plusieurs fois depuis, j'aurai cru que le fiel se serait tari... » Elle demande, curieuse de se tenir informée, sans malignité, de ce qu'il se passe ailleurs que dans ses propres bulles. Restait juste à savoir si Esus accepterait de partager ces informations ou non...

Beau joueur, Esus se prête au jeu philosophique des « et si », et maintenant que Nyx le ferre, elle ne compte pas le lâcher de si tôt. « Je ne te parle pas de favoriser l'un ou l'autre... Je te demande d'essayer, si tu le peux, d'évaluer la part de responsabilité d'un divin dans le déclin de son panthéon, quand son esprit est plus occupé par l'idée d'étendre son territoire que par celle de cultiver ce qu'il a déjà... » Est-ce que, si les dieux s'étaient contentés de soutenir les expansions de leurs fidèles plutôt que de les pousser à la conquête, et d'entretenir le terreau fertile de leur foi là où ses racines étaient profondes... Avec le temps, Nyx avait fini par comprendre que les déités créées sont à l'image de la terre qui voit naître les mortels qui les conçoivent. Les nordiques sont aussi rudes que l'étaient les hivers à l'aube du premier millénaire de l'ère moderne. Les celtes sont des guerriers des forêts, principal environnement des Gaules. Les grecs sont frivoles, et terribles, parce que la terre grecque est généreuse, mais parfois cruelle. L'expansion d'un panthéon est limitée, selon la grecque, par l'accord entre les morales des peuples, développées par esprit de survie, donc liés à l'environnement dans lesquels ils vivent, et les morales des mythes. La vraie clé du succès du monothéisme, vu sous cet angle, est l'efficacité de son système d'évangélisation, et l'adaptation à ces différents mythes. Chaque fois que le Dieu unique est arrivé quelque part, il a repris les mythes et morales des Fois précédentes pour se les approprier, les absorber, en quelque sorte... L'histoire connaît la suite.

« Ce serait trop tard, de toute façon. » Rétorque-t-elle alors concernant les celtes et leur mauvais caractère. « Nous avons mis le doigt dans l'engrenage de la vengeance. Je connais plutôt bien le sujet... » Amusée, elle gratifie d'un clin d’œil son invité. Après tout, elle est mère de Némésis. Si quelqu'un la connaît, c'est elle. « Ces signes sont visibles par tous, Esus... J'ai rompu les vertèbres d'un Kitsune en plein Paris... Le temps des présages est passé. » Elle confie, donnant ainsi à Esus l'information selon laquelle le panthéon japonais pourrait en avoir après elle... Encore cette histoire de vengeance. « Cela étant, je ne peux m'empêcher de penser que s'écharper précisément maintenant, après tant de siècles de statut quo, est d'une stupidité sans nom. Par ailleurs, dans le temps, nos élans guerriers étaient au moins conditionnés aux conquêtes de nos fidèles... Si nous nous lançons dans cette guerre qui n'a aucun sens, quand saurons-nous qui a gagné ? Quand cesser le feu ? » Elle soupire et lève les yeux au ciel. « Viens frapper à ma porte si tu as des ennuis, Esus, mais je ne plongerai jamais sciemment dedans.» Elle hausse négligemment une épaule, et reprend un peu de kir.

La question suivant la prend de court, au point de la faire rire un peu. A nouveau, elle hausse une épaule désinvolte. « Il n'y a jamais eu que toi qui ait été gêné par la barrière des panthéons, Esus. Je suis moins intéressée par les globalités que par les individus. » Elle lui sourit gentiment... Avant de laisser un soupçon de malice pétiller dans ses yeux étoilés. « Pourquoi ? Tu as de regrets ? » Difficile pour elle d'imaginer qu'Esus, avec son caractère si assuré, puisse regretter quoique ce soit dans sa vie... Ce qui rend, du coup, justement la plaisanterie amusante !