PROLOGUE
La naissance d’une sorcière.Elle n’a pas toujours été une sorcière. Lorsqu’elle repense à son enfance, Dréna se souvient d’abord de sa mère, une fermière maigrichonne qui possédait une dizaine de chèvres blanches. Leur lait se transformait en fromage et leurs poils en une laine grossière mais chaude. Oui, elle se souvient toujours de la laine qui grattait tout son petit corps d’enfant. Son père… ? Un homme fort, musclé par ses années de labeur comme bûcheron. Un métier terrible qui fait hurler les arbres. De ça aussi, elle s’en souvient. Est – ce que tous les humains entendent les arbres crier ?
Quoi d’autre… Les coups. Son père qui la gifle. Qui la poursuit avec une hache. Qui lui tire les cheveux, qui pince sa poitrine naissante, qui l’oblige à manger par terre, qui lui fouette les chevilles avec des ronces. Elle se remémore sa mère, silencieuse. Elle se rappelle de l’odeur de l’alcool, des repas constitués de choux fermenté et de pain sec. Elle se souvient avoir juré de ne plus jamais en manger.
Elle se revoit entrain de jouer aux osselets avec sa sœur et d’avoir détesté sa propre existence. Qui était – elle, après tout ? Rien de plus que la fille de la fermière et du bûcheron. Elle aspirait à tellement plus. Elle voulait apprendre, devenir quelqu’un, être crainte, pour que plus jamais on ne lui fasse du mal.
*
Elle se souvient avoir longtemps erré dans le forêt. Ravagée par la haine de ce père abominable, de cette mère trop docile, de cette vie sans le moindre sens. Elle sentait la rage couler dans ses veines, tout était devenu trop étroit, elle avait besoin d’espace, de hurler, de vomir, de frapper, de mourir. Alors elle sombra, loin, au fond du lac de la forêt. Elle n’essaya même pas de se débattre avec l’eau. Ses poumons brûlaient. Puis elle le vit. Le rosier bleu, au fond du lac. Le temps fut alors comme suspendu. Bien que sidérée, elle s’en approcha et le toucha. Alors elle su. Elle su que si elle cédait une part de son âme au rosier, au cœur de la forêt, elle deviendrait toute - puissante. Tout pourrait alors être accompli.
Elle accepta le marché. Une douleur aigüe tout au fond d'elle failli la tuer. Elle observa, espantée, le lambeau de son âme s'incorporer au rosier. La sorcière se réveilla, quelques heures plus tard sur la berge. Son corps lui semblait différent, presque monstrueux. Quelque chose lui manquait et lui manquerait toujours et ses nouveaux pouvoirs compensaient à peine le morcellement de son âme.
Ses pouvoirs...
La Baba - Yaga apprit à les connaître, à les dompter. Maîtriser ses dons fut un travail de longue haleine, mais grâce à eux, elle devint un être terrifiant, certes, mais respecté. Tant et si bien que plus n’osa prononcer son prénom qui tomba dans l’oubli.
La véritable histoire de Vassilissa la belle.
Il était une fois, dans un village lointain, une belle jeune femme qui avait épousé un tisserand. L’homme était robuste et gagnait bien sa vie, mais voyez – vous, il avait un vice. L’homme aimait les jeunes fleurs, comprenez les jeunes filles encore vierges, quel que fut leur âge, aussi se désintéressa t – il bien vite de sa femme et ramena dans leur charmante maisonnette sa jeune amante d’à peine douze printemps.
L’épouse, bien évidemment, fut révoltée de cela. Et s’en prit violemment à la petite en la frappant, espérant ainsi la pousser au départ. Malheureusement, chaque coup qu’elle donna lui fut rendu en dix fois pire par son mari, et ainsi resta la toute jeune maîtresse.
Mais l’épouse fini par comprendre la malédiction de l’enfant, soumise au désir d’un homme à qui elle n’avait rien demandé et la prit en pitié : l’amante aussi, était battue et menacée et comme elle se trouvait être orpheline, rester auprès de cet homme et tenter de le ravir, valait sans doute mieux que rien.
L’épouse mit donc un plan au point.
Sachant que sa sœur, vulgairement surnommé la Baba – Yaga, pouvait être de bon conseil, elle envoya l’enfant chez elle, espérant en son fort intérieur qu’elle la sauverait. La Baba – Yaga vivait à l’époque dans une forêt éloignée et elle était prête à accueillir la jeune fille quelques temps. Mais la petite comprit la manigance et fut terrifiée des conséquences : et s’il la retrouvait ?. Sous l’emprise de l’homme violent, elle prétendit se rendre chez la Baba – Yaga mais en vérité, elle erra dans la forêt quelques heures, avant de revenir au village, où elle prétendit que la sorcière avait tenté de la dévorer. Elle retourna ensuite dans la maisonnette et tint le même discours.
Le mari, enragé et pensant que sa femme avait tenté de tuer sa maîtresse, la fusilla sur le champs et sa sœur, la Baba – Yaga fut bannie du village.
De ce mensonge naquit un conte. Et ce conte devint une légende.
CHAPITRE I : LE TSAR
Naissance d’un amourLa nuit était parsemée d’un millier d’éclats lumineux et la lune, pleine et rousse, éclairait chacun de ses pas. Les doigts rougis par le froid, elle balança une dernière bûche de bois dans l’abri qu’elle avait construit de ses mains. Il y avait déjà bien longtemps que ses pieds foulaient le sol et que ses mains s’abîmaient. Elle était vieille, terriblement vieille. Si âgée, qu’elle ne se souvenait plus du jours de sa naissance. Mais, en fermant les yeux très fort, elle se souvenait de la moustache fournie de son père, de la façon dont il faisait rouler ses épaules avant d’abattre un arbre avec sa hache. Elle revoyait également le sourire de sa mère, elle sentait parfois encore son odeur. Elle se rappelait également sa plus jeune sœur et son terrible assassinat. Les hommes. Violents, pédophiles et hideux.
Épuisée après sa journée de labeur, elle se retourna pour retrouver sa petite cabane en bois, si reconnaissable, grâce aux deux pattes de poulet clouées sur sa porte, mais un cri d’agonie traversa la forêt. Elle fronça ses épais sourcils et plissa les yeux. C’était le bruit d’un être humain. Pas celui d’une bête. D’un geste de la main, elle ordonna à une chouette de partir en repérage. Il ne fallu que quelques minutes à l’oiseau pour revenir et lui indiquer qu’un « drôle de petit homme » gisait près du lac.
Étrange.
Quelqu’un avait donc réussit à s’introduire dans sa forêt sans qu’elle ne fut au courant. Ses pieds gelés auraient adoré qu’elle rentre s’asseoir au coin du feu. Mais son instinct lui dicta que quelque chose n’allait pas. D’un pas résigné, elle avança jusqu’au lac pour constater l’évidence : un homme avait voulu se déshydrater en buvant l’eau glacée. Elle s’approcha un peu. Il était faible et malingre. Elle s’étonna qu’il puisse encore tenir sur ses deux jambes… Sans doute pas. Sa faiblesse physique avait certainement provoqué sa chute dans l’eau. Il était désormais recroquevillé sur le sol, mouillé, tremblant de froid. Elle soupira.
Violents, pédophile, hideux, faibles et stupides.
*
L’homme dormait à présent là où elle – même aurait dû dormir. Et plus le temps passait, plus elle regrettait son geste. Assisse dans son fauteuil à bascule, elle enroulait distraitement une mèche de cheveux autour de son index. À la lumière du feu, elle avait reconnu les bijoux impériaux qu’il portait. Et les quelques portraits qu’elle avait vu de lui, le représentait assez fidèlement. Si ce n’est qu’il était bien plus maigre dans la réalité.
Elle avait sauvé la vie d’un tsar. Défaite, elle caressa la tête de son corbeau, ne sachant que faire. Devait – elle prévenir une quelconque autorité ? Pourquoi était – il seul, si loin de chez lui… ? Et s’il mourrait dans sa petite cabane ?
Son corbeau fit non de la tête.
Il avait raison. Dréna connaissait les plantes mieux que personne. Et, dans un élan de bonté, elle décida que cet homme devait vivre.
Encore une fois, elle regretta sa décision. Mais comment aurait – elle pu prévoir la noblesse d’âme de cet homme ? Dréna n’aurait jamais pu deviner à quel point se retrouver entre ses bras pouvait être merveilleux. Elle aurait pu tuer pour un baiser de plus, ou pour un de ses regards tendres. Oui, elle aurait pu tuer.
L’homme resta quelques semaines avec elle. Avec la fin de l’été et début de l’automne, ils passaient leur journée à profiter des derniers rayons du soleil et à manger des tartes aux mûres, cachés au fond lit, à l’abri des regards. Il aimait sa douceur, son impétuosité parfois. Il enviait sa liberté, sa vie sans contraintes apparentes. Il vénérait sa beauté, ses yeux étrangement verts. Il désirait ses lèvres, ses bras, ses seins. Bien sûr, il ne savait pas tout. Il n’imaginait pas son âge, il ignorait que sa véritable apparence était tout autre. Comment aurait – il pu savoir que son amante était bien plus âgée que son père et que son grand – père et qu’en vieille dame, elle était bossue et borgne. Il ne savait pas également qu’elle avait connu la guerre et la famine et que pendant ces périodes là, elle n’avait pas eu de scrupules à dévorer de la chair humaine pour survivre. Comment ce Tsar aurait – il pu deviner qu’il se trouvait en présence de la Baba – Yaga ? Celle dont on parlait à voix basse dans les villages, celle que les gouvernantes -qui écoutaient bêtement la rumeur - invoquait quand elles ne supportaient plus les bambins dont elles avaient la garde ?
Il était fasciné et peut – être même l’a t – il aimé. Quand il n’eut plus le choix de repartir au palais, il lui promis de revenir. Et il revint. Pendant de longs mois, Dréna connu ce bonheur immense d’aimer et de se sentir aimée.
Puis elle tomba enceinte.
Elle ne savait même pas que cela était possible, mais elle su immédiatement qu’il s’agissait d’une fille. Tant mieux. Si le Tsar faisait figure d’exception, les hommes lui inspirait toujours un profond sentiment de dégoût. Ils étaient faibles. Dréna, elle, voulait éduquer une femme forte et indépendante, qui prendrait le meilleur chez sa mère et son père. Cet enfant ne connaîtrait ni la misère, ni la faim. Son père était Tsar, elle pourrait s’instruire et peut – être même vivre au palais ?
Tant de naïveté…
La malédiction.
Le dernier éclat de douceur en elle s’était éteint. Elle n’était plus qu’une âme obscure et tourmentée. Son ventre avait grossi et l’être à l’intérieur lui secouait les entrailles. Mais elle ne bougea pas. Statique, son regard se fixa sur l’une des fenêtres du palais impérial. Elle savait qu’il se trouvait là – bas. Et il savait qu’elle était là. Pour la première il la craint. Il se revoyait dans ses bras couleur albâtre… À ce moment – là il se sentait en paix, entièrement entouré de son amour. Mais depuis leur rupture, une ombre planait au – dessus de lui. Il savait que cela venait d’Elle.
Et il avait raison.
Il n’y a rien de pire sur cette terre qu’un cœur brisé. Le sien avait volé en éclats en constatant la faiblesse de son âme à lui. Il était comme tous les hommes : sans force morale. Voilà des semaines que la rage s’était distillée dans son sang comme un puissant venin. Le paroxysme de sa haine fut atteint le jour des noces. Ce soir – là, ivre de chagrin elle avait mis le village le plus proche à feu et à sang, n’hésitant même pas à égorger de jeunes garçons, se délectant de leur sang sur ses doigts. Mais elle ne devait pas oublier, elle ne devait pas se tromper. La source de son malheur, c’était lui. Alors elle fit un serment : celui de lui prendre son premier fils, puis de le laisser endurer la douleur de sa perte, avant de l’achever.
Le Tsar Feodor III mourut de sévères troubles intestinaux après avoir mangé une tarte aux mûres.
CHAPITRE II : L’ENTRE – DEUX
L’Hymne des ombres.Ils ignoraient tout d’elle. Sa date de naissance, sa véritable histoire, ses joies et ses peines. Mais elle fut condamnée, sans aucune sorte de procès, puis exilée. Alors elle devint le monstre qu’ils prétendaient connaître. Ils voulaient une sorcière ? Très bien, elle serait la plus terrible d’entre toutes ! Elle prendrait leur enfants, la chaire de leur chaire. Elle vengerait sa fille, souillée par un fermier, en ôtant la vie du coupable, mais également celle de chacun des mâles de sa famille, exterminant ainsi la lignée directe d’une famille au sang nauséabond. Elle brûlerait leurs terres et leurs maisons et égorgerait les époux infidèles du village.
Le cœur de la forêt.
Mais elle n’était pas que cela. Elle était aussi celle qui sauva un Tsar, et celle qui protégeait la forêt. Elle était celle qui incinéra, de ses mains, les corps de chacune de ses filles. Ses chères enfants… Persécutées, maudites, assassinées, meurtries. Pas une ne resta en vie.
La Baba – Yaga avait fini par se convaincre que son utérus n’était qu’une machine à donner la mort. Alors elle se concentra sur son environnement, la faune et la flore qu’elle se devait de maintenir en vie. Elle apprenait beaucoup, de ses erreurs, de celles des autres, des livres qu’elle lisait et des expériences – parfois terribles – qu’elle menait.
Mais, à chaque fois qu’une noble âme, sans préjugés et innocente se présentait à sa porte, Dréna lui venait en aide, sans jamais rien attendre en retour.
CHAPITRE III : Les temps modernes.
Le changement du vent.Elle ne peut les voir, mais elle les sent. Ils sont partout et nul part en même temps. Visibles et invisibles. Ils font souffrir la forêt. Sa forêt. Son regard perçant surplombe la cime des arbres. Elle analyse et écoute. Voilà plusieurs siècles qu’elle existe, maintenant. Elle a vu son pays souffrir de nombreux maux et aujourd’hui, elle constate que la ronde du monde est à nouveau modifiée. Il est temps qu’elle aille à la rencontre de ce nouvel univers qu’elle ne connaît pas encore.
Moscou. 28 août 2000. Circonspecte, elle se tient devant l’écran, un peu raide. Elle n’aime pas cette chose, cet… Ordinateur. Mais elle sait qu’elle doit apprendre à connaître son ennemi. Avec lenteur, le professeur d’informatique lui explique comment utiliser un « moteur de recherche » puis comment envoyer un « mail ». Les autres élèves ont l’air plus avancé qu’elle dans le programme et cela l’agace prodigieusement, mais elle ronge son frein. Depuis quelques temps, sa nouvelle devise pourrait être : « Ne pas faire de vagues », ou quelque chose dans le genre. Alors elle écoute, prend des notes, étudie. Puis quand le professeur tourne le dos, elle tape son surnom dans la barre de recherche : « Baba – Yaga ». Les sourcils froncés, elle lit les histoires, souvent déformées, qui content sa propre existence. Sa langue claque contre son palais. Ridicule. Une cabane perchée sur les pattes d’un poulet ? Elle soupire et perd encore un peu plus foi en l’humanité… Enfin, au moins il n'y a aucune photos d'elle, ni même de données tangibles. À côté d’elle, une homme rougeaud lâche un rire gras.
«
Baba – Yaga ? Tu t’intéresses à ces vieux trucs ?! J’racontais ça à mes gosses pour leur faire peur… »
L’espace d’un instant, elle est tentée de se transformer en vieille dame, juste pour voir l’horreur sur son visage. Mais elle doit être discrète. Discrète, mais certainement pas polie. La sorcière lui lance un regard en coin, sans cacher son mépris. L’homme la rebute profondément, sa chemise, trop petite, baille au niveau de son gros ventre poilu. Sans gêne aucune, il se gratte l’aisselle et renifle ses doigts, avant de rire à nouveau. Elle sent d’emblée un vieux reste de vodka dans l’air.
Alcoolique avec ça.
Son regard glisse vers l’écran d’ordinateur. Lui – même a entré dans le « moteur de recherche » :
« Les plu belles femme de Russie ».
Analphabète, alcoolique et concupiscent.
Paris. 15 Septembre 2015.Elle pose avec élégance le C.V qu’on lui a envoyé sur son bureau. Sa crèche propose plusieurs espaces bilingues et elle a encore besoin d’une professionnelle dont la langue maternelle est le chinois. Lassée par son labeur, elle appuie son front blanc contre ses mains. Les taches administratives ne sont pas faites pour elle. Si elle a, par hasard, exercé quelques emplois à certains moments précis de sa vie, elle a toujours préféré sa vie de semi – recluse dans la forêt, à vivre de ses propres cultures. Et puis entendre des bébés geindre toute la journée la fatigue, cela lui rappelle constamment les cris que la plupart de ses filles n’ont jamais pu pousser - puisque mortes trop jeunes. Nostalgique, son regard émeraude se fixe sur les 41 poupées russes entassées sur l’étagère. Elles contiennent des secrets. Les plus doux et les plus terribles des secrets : les cendres de toutes ses filles.
La sorcière se lève et se dirige vers la fenêtre. Elle contemple le monde extérieur qui grouille de petits êtres vivants. Elle sait qu’elle a eu raison de partir, elle sent les prémices de quelque chose de terrible.
12 Décembre 2020.Elle sent le souffle de la mort dans sa nuque. La Baba – Yaga hésite, elle est parfois tentée par un repos éternel, mais que deviendrait les cendres de ses filles et sa forêt ?
Non.
Il est temps d’entrer dans la danse. De retrouver ses anciens pouvoirs. De leur montrer à tous qui elle est et ce qu’elle a fait. Elle est puissante et intrépide. Elle nettoiera le monde des âmes impures, libérera les femmes du joug des hommes. Elle sera la main armée de la Justice. De Sa Justice.