C'est c'qui fait qu'tout tourne rond [Intrigue I - Terminé]

Pourquoi est-ce elle et non un de ses laquais qui se retrouve ici, et maintenant, sur cette chaise horriblement inconfortable à attendre le bon vouloir de femmes qu’elle a envie d’étrangler ? Nyx n’est même pas encore certaine, malgré l’heure d’attente passée, de l’avoir compris. Ce qu’elle sait, en revanche, c’est qu’elle manque de patience. Pas même d’Erik dans les parages pour la distraire… Une fois, pas deux. La prochaine fois que Zhu Li serait malade, elle lui trouverait une remplaçante, et ça ne sera pas négociable. Ou à tout le moins, elle paiera quelqu’un pour attendre à sa place, et se présentera avec les papiers requis quand son tour sera venu. Ne paie-t-elle pas déjà des fortunes à différentes personnes pour que ces choses ne lui arrivent pas ? Sa décision est prise. Dès que Zhu Li sera revenue de son rhume carabiné, elle lui demandera de dégraisser ses services, de faire tomber des têtes. A-t-on idée de négliger ses attributions au point que la patrone doive se déplacer en personne pour des affaires de ce type ?! Il ne manquerait plus qu’elle en vienne à devoir faire ses comptes, alors que ses comptables lui coûtent un bras tous les mois ! Ou lui coûteraient, si elle en avait quelque chose à faire de l’argent… Le fait est que la déesse, malgré son amour des belles choses, n’a jamais été vénale. C’est bien pour cela qu’elle ne voit aucun problème à arroser une armée d’employés, précisément pour s’épargner ces visites désagréables…

Cela étant, le côté contrariant de la chose, à son grand étonnement, gagne un cran supplémentaire quand elle voit le dernier pauvre erre à pénétrer dans cette antichambre de l’Enfer (et encore, selon elle, même le Tartare était plus exaltant que cette salle d’attente !), et le reconnaît comme étant cet hurluberlu de celte, qui l’a blâmée de tous les maux qu’a pu rencontrer son panthéon lors de leur dernière rencontre… Nyx retient un soupir, et se contente de détourner la tête, niant l’avoir vu… En tous cas dans un premier temps. Le coup de la surprise accusée, son étrange conversation avec un autre dieu celte, le soir de son agression, lui revient en mémoire. Qui de mieux que ce prince charmant de conte de fées fait homme pour combler ce qu’il lui manque de souvenirs, lui qui avait été si rapide à lui cracher ses torts au visage ? La déesse hésite. Elle n’est pas certaine de vouloir d’un esclandre, ici, ni dans ces conditions. Or, à leur dernière entrevue, il s’était montré très véhément. Fermant lentement les paupières pendant que ses yeux se levaient au ciel, Nyx tente de regrouper tout ce qu’elle a de courage, à savoir, pas grand-chose, et finit par se tourner vers le nouveau venu. « Bonjour. Bienvenue dans les Enfers. Votre Sidh a l’air bien plus agréable, si vous me le permettez. » Elle le salue, tentant de faire sonner sa voix grave comme relativement cordiale, ou à tout le moins, le moins agressive possible. Preuve de sa bonne volonté, elle lui tend la main, pour qu’il la serre, ne doutant pas un seul instant que son vis-à-vis, tellement belliqueux qu’elle en sentait l’atmosphère chargée d’électricité, la snobera avec superbe… Enfin, au moins, elle aura tenté. Cette fois, cependant, s’il décide de repartir dans une logorrhée, une diarrhée verbale impossible à arrêter, elle prendra des notes !

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Taranis était extrêmement impliqué dans la gestion de ses entreprises. La guerre et la confrontation pouvaient prendre bien des visages, tantôt sur un champ de bataille avec des armes, tantôt dans un tribunal pour obtenir gain de cause, tantôt sur des marchés où il fallait gagner autant de parts que possible et par tous les moyens. La Divinité n’hésitait pas à nager dans les eaux troubles où la Loi n’existait pas, et que la Jurisprudence ne donnait aucune opinion encore.

Autant dire, le blondinet était extrêmement pointilleux et exigeant vis-à-vis de ses collaborateurs, et s’assurait constamment d’avoir les supports nécessaires pour attester de la bonne foi de son entreprise si un pépin arrivait. Il faut dire qu’il s’entourait également des bons juristes et comptables ou graissait la patte de quelques politiciens ou personnes influentes pour éviter tous litiges ou contentieux inutiles. Pourtant, l’erreur était « humaine » et, à nouveau, l’humain qui devait lui offrir un travail parfait avait commis une erreur. Après avoir vertement réprimandé cette pauvre créature, il avait convoqué deux personnes supplémentaires pour l’aider à constituer un dossier solide, sans faute et convenable pour que l’entreprise ne subisse pas d’une amende ou fasse l’objet de nouvelles procédures.

Malgré les longues nuits, le blondinet se présente avec un teint frais, heureux et lumineux auprès de l’administration. Il arrache un petit rire à la dame de l’accueil, il s’attire les foudres du chef de sécurité. Ravi de l’effet produit, le pas confiant et décidé, il se dirige tout droit vers la seule chaise disponible. Celle-ci semble être voisine d’une belle créature à en juger ces sublimes et longues jambes, se disait-il. Et puis son regard finit enfin par se poser sur le doux minois, et c’est la douche froide. Son visage si avenant, et prêt à séduire la divine beauté, se referme et fait preuve d’une indifférence considérable.

Il était tenté de ne pas s’asseoir mais il connaissait suffisamment l’administration française pour savoir qu’il passerait pour un idiot complet à rester planter comme un pic au milieu de cette salle, et avec le bras chargé d’un dossier considérable. Ravalant un tantinet sa fierté, il se décide à poser son popotin sur cette chaise voisine, refusant du moindre contacte avec la Grecque. Si pour certains, c’était une attitude gamine, pour les plus avisés, c’était une attitude sage. La rancune de Taranis à l’égard de Nyx était bien trop grande pour qu’elle s’estompe avec le Temps. Il fallait bien plus qu’une poignée de millénaires. Seule une Vengeance accomplie pourrait apaiser cette possible relation.

Malheureusement, la Déesse semble être d’un autre avis et voilà qu’elle lui tend la main, tout en papotant. S’ils avaient été un tantinet plus seuls, jamais, ô grand jamais, il n’aurait répondu à cette femme : il aurait craché son venin, il lui aurait promis encore et toujours une vengeance prochaine et il aurait tourné les talons. Sauf qu’ils étaient entourés par des humains et, surtout, ils étaient dans le Saint lieu de l’Administration, et l’avenir de son entreprise l’importait un tantinet plus que de tenter d’énerver une divinité stoïque.

La mâchoire crispée, il accepte d’offrir une solide poignée de mains.

- Bonjour. Merci beaucoup pour vos doux mots, ironisa-t-il. De quoi parlez-vous donc ?

Il connaissait bien le mot « Sidh » mais il ne saisissait pas du tout le lien avec leurs situations respectives actuelles.

- Je sais que les Grecs sont friands d’énigmes, et de traits d’esprit, mais ce n’est guère le cas de tout le monde. Pourriez-vous donc être un brin plus clair ? dit-il, à mi-voix, le ton à la fois impatient et tremblant.

L’animosité de l’homme est palpable, et Nyx regrette, dès qu’elle voit l’éclair de haine passer dans ses yeux quand ils croisent les siens, alors qu’ils étaient avenants juste avant, de l’avoir abordé. Sa rancœur n’est donc pas tarie, n’a, semble-t-il, pas changé de cible. Midnight, intérieurement, est agacée. Ça l’irrite profondément de nager en eaux troubles, de ne pas comprendre clairement de quoi cet hurluberlu l’accuse, ni si ces accusations pourraient avoir un fond de vérité ou pas. Face au peu de réponses qu’elle avait reçues de la part de son visiteur d’interpol, lors de l’attaque contre son club, elle a l’impression de devoir se faire violence pour discuter avec cet homme, qui la déteste. Seulement, quelle part de mauvaise foi mettrait-il dans son récit ? C’est bien ça, qui l’inquiète, dans le fait de le lui demander à lui. Il n’est pas détaché, ou indifférent. Sa colère est visible, palpable. Il n’y a donc aucune chance qu’il se montre complaisant, et encore moins objectif…

Midnight, l’entendant répondre, soupire discrètement et, moins joviale, en revient à son masque de neutralité détachée. « Et bien, je pensais que l’autre monde, chez les Celtes, était celui des Sidh, vos Enfers. J’ai dû me tromper. Je vous prie de m’excuser. » Si elle est réellement navrée de s’être trompée, elle estime qu’il n’y a pas de quoi se montrer aussi brusque avec elle. Nyx n’a jamais, absolument jamais, pris plaisir au conflit. Elle préfère, et de loin, la paix et la tranquillité, la solitude. Dans le monde animal, Nyx serait une araignée, tranquillement tapie dans sa toile, alerte de toutes choses. Ici, dans la bruyante et impatiente modernité, elle est loin de s’y retrouver. Encore moins aux côtés d’un celte.

Ses doux yeux noirs cherchant sans honte ceux de son vis-à-vis, elle incline légèrement la tête. « Je ne comptais pas vous déranger ni abuser de votre temps. Bonne journée, Monsieur. » Et, l’ayant ainsi poliment salué, la déesse ouvre son sac pour en prendre un livre. Un livre de physique, consacré à l’étude des trous noirs. Une petite partie d’elle-même s’interrogeait quant à la capacité de son frère et elle de manipuler, éventuellement, un trou noir. Auraient-ils assez de puissance ? Dans tous les cas, la déesse s’isole en elle-même, peu envieuse de subir la colère de son voisin. Si, de prime abord, elle était déterminée à tenter de lui tirer les vers du nez, son côté passif et détaché a rapidement laissé tomber l’idée. Le jeu n’en valait pas la chandelle. Elle trouvera les réponses à ses questions autrement…

Sans grande surprise, son désagréable voisin ne lui épargne rien. La glace du regard qu’il pose sur Nyx blase profondément cette dernière. Comment pouvait-on gâcher tant d’années dans la haine ? Certes, il n’était pas obligé de lui sauter au cou, c’eut été bizarre qu’il le fasse, mais à tout le moins aurait-il gagné temps et maturité à l’ignorer. N’est-ce pas, d’après le dicton, le plus grand des mépris ? Nyx décide-t-elle de mépriser le celte en adoptant une attitude plus distante et réservée ? Pas vraiment. Paradoxalement, son mépris a tendance à toucher d’avantage les dieux de son propre panthéon que ceux des autres. C’est un point qu’ils pourraient se découvrir en commun. Enfin, si la Nuit n’était pas la destinataire de l’entièreté de la hargne de la Foudre.

Se plonger dans un livre est donc, selon elle, la meilleure solution pour que chacun trouve la paix. Ainsi, le celte n’a pas à lui parler, et elle n’a pas à faire semblant d’être aimable. C’est étrange, tout de même, que de se retrouver à deux divins, en même temps, à subir les affres de la bureaucratie et de l’administration modernes françaises. Ils auraient pu échanger sur la question, comparer, discuter, en tant que membres historiquement fondateurs des peuplades qui ont évolué à travers le temps… Pour en arriver là. Toujours est-il qu’en spectatrice passive, comme toujours, la Nuit se fait très vite une raison. Plus rapidement, semble-t-il, que son voisin qui, étonnamment, revient à la charge. La surprise, dans les yeux étoilés de Nyx est aisément perceptible. Un rien d’agacement, aussi, face aux présomptions dont elle fait l’objet. Ne lui a-t-elle pas déjà dit qu’elle ignorait totalement de quoi il était question ? Combien de fois faudrait-il qu’il la traite de menteuse et déverse gratuitement son fiel à son encontre ? Bien qu’elle n’en montre rien, continuant d’afficher une paisible passivité, Nyx sait que sa patience s’amenuise… Le Tonnerre devrait-il continuer à la sabrer de la sorte, elle n’aurait d’autre choix que de réagir. Violemment. Ce qui, par les temps qui courent, n’est de bon augure ni pour lui, dont la puissance fait, aujourd’hui, pâle figure comparée à celle de la star internationale qui lui sert de voisine, ni pour cette dernière, qui s’exposerait à des représailles. Des représailles de représailles… Nyx retient un soupir. Nous avons, certes, de quoi nous occuper jusqu’à la Nuit des temps ainsi… N’importe. Une fois que tout cela n’existera plus, mon frère et moi éteindront la lumière et fermeront la porte…

En attendant, elle se tient silencieuse, se contente d’observer le celte qui, d’un coup, semble s’animer. En un instant, sa haine est mise de côté, remplacée par de la passion, palpable. Attentive, Nyx le regarde s’égayer, comme revenir à la vie, et retient un sourire qui menace de poindre au coin de ses lèvres. Pendant ces quelques secondes où son voisin oublie à qui il a affaire, et se laisse aller à ses conseils, il est beau, lumineux. Et, malgré elle, Nyx sourit. Un peu. C’est un plaisir pour elle que de constater que des choses, des sujets, en ce bas monde peuvent dépasser, et largement, l’inimitié qu’on lui voue. Le contraire serait d’une tristesse à pleurer, non ? Elle le pense, en tous cas. Aussi, quand la liste lui est tendue, elle la prend délicatement, du bout de ses doigts. « Merci beaucoup. » Et la glisse soigneusement en guise de marque-page dans son propre livre, avant d’y jeter un rapide coup d’œil. Elle retient notamment que l’avant-dernier est une référence dans le domaine. Ce sera donc sa lecture suivante. Le regard qu’elle relève vers son interlocuteur est emprunt de modestie. « Avant de courir, il faut savoir marcher… Même si on perçoit les grandes lignes de la théorie, entrer dans le détail permet d’en voir les subtilités, et certains sont meilleurs à les déceler que d’autres… » Elle lui sourit, gentiment, mais surtout sibylline. Impossible de dire si son message est à double-sens, les concerne eux autant que les trous noirs, ou pas, mais connaissant la dame… C’est plus que probable.

Finalement, le regard de la Foudre s’éteint à nouveau, et, à nouveau, la Nuit doit affronter colère, haine et mépris. Ça ne l’atteint pas, ou en tous cas, pas vraiment. Elle a souvent été crainte et haïe, à tort ou à raison, à travers les siècles. Elle a l’habitude et a appris à s’en détacher tout à fait, à ce que ces contretemps glissent sur elle comme de l’eau sur les plumes d’un cygne. Elle laisse un petit peu de temps s’écouler, pour ménager les sentiments de son voisin, avant d’en revenir à lui, tout bas, et surtout sincère. « Vous savez… Je ne voudrai pas remuer le couteau dans la plaie, mais quand je vous dis que je n’ai aucun souvenir de ce que vous me reprochez, c’est la pure vérité… Je ne me souviens pas d’avoir rencontré aucun d’entre vous avant le XVe siècle… » Esus, un dieu des plus charmants, au demeurant. Cela étant, elle ne se souvient pas l’avoir trahi, en aucune façon. Alors quoi ?

En d’autres temps, d’autres époques et surtout d’autres circonstances, est-ce que cette Divinité grecque si stoïque et cette Divinité celte surexcité auraient pu trouver un terrain d’entente ? Assurément. Dès l’instant où une demoiselle présentait quelques caractéristiques physiques avantageux ou agréables, Taranis devenait le plus patient et le plus ardent des amants, courtisant sans relâche et sans compter – tout en gardant un œil sur d’autres dulcinées, naturellement. Il aurait pu chercher la faille ou un moyen de s’attirer les bonnes grâces de la Belle. Par exemple, il aurait largement profité de cet intérêt de la Dame pour davantage discuter puis, à terme, opter pour une invitation, et ainsi de suite !

Sauf que ce n’était ni un autre temps, ni une autre époque et surtout ni d’autres circonstances. Ils étaient là, avec leurs bagages respectifs, incluant des inimitiés et des haines considérables. Si Nyx n’était nullement vindicative à son égard, l’affaire était tout autre pour d’autres membres du panthéon grec qui avait subi avec violence et force les courroux des Celtes. Entre les Temples détruits, les Croyants mis à mal, les otages … Le mal a été fait, et lourdement, des deux côtés, éclipsant largement les longues et sexy jambes de la belle déesse de la Nuit.

- Nous pouvons nous tutoyer, sincèrement, répliqua-t-il, légèrement agacé par l’apparente courtoisie de la dame.

Il ignore le petit sourire de cette dernière, pensant à tort que ce n’était que le signe d’une malveillance ou d’une quelconque moquerie cachée. Une telle haine forcerait, en temps ordinaire, un homme à s’interroger. Est-ce qu’elle pouvait être justifiée uniquement pour une idylle entre deux divinités de deux panthéons différents ? Ne prenait-elle pas donc source ailleurs, dans des peines et des frustrations bien plus profondes ? Assurément que c’est le cas mais, il était toujours plus aisé d’accuser les autres que de chercher l’erreur dans sa propre personne.

Subitement, le visage de Taranis vire à un rouge pivoine. Il se retient, difficilement, à gueuler haut et fort qu’elle se fichait de lui royalement. S’il était déjà humiliant d’avoir perdu contre des gens qu’il aime traiter de tous les noms et des pires vices, il l’était davantage quand le vainqueur ne reconnaissait pas ses gains ou ses viles manipulations passées.

- Si tu désires rester courtois, il vaudrait mieux reconnaître quelques qualités aux perdants, surtout si l’un a carrément donné de sa personne pour satisfaire toi et les tiens, finit-il par dire, entre ses dents serrées et grinçant. Ou alors, tu joues carte sur table et franchement, et tu te fous de ma gueule. Joue pas sur les deux tableaux, c’est mon conseil.

Voici la question qu’il se pose : devait-il être déçu, ou amusé, que la divinité ne se souvient pas de son amant, soit son frère ? Assurément, s’ils étaient encore en contact, Taranis aurait charrié considérablement le Dieu-Père vis-à-vis de ses compétences au lit ou de ses attributs masculins. Esus aurait sûrement participé à ces bêtises, ou aurait cherché à défendre Teutatès en rabaissant « gentiment » l’orgueilleuse Foudre. Sauf qu’ils ne se parlaient plus et chacun menait une vie indépendante. Si c’était un modèle fort et admiré par les humains, ce n’était point son propre sentiment.

La Tribu lui manquait.
Le Panthéon uni lui manquait.  


- Rien que pour que tu lui dises ça, et que je vois sa tête de con faire un gros "oh" de chien battu, je serais prêt à le retrouver et à lui reparler. Putain, il a toujours le chic de choisir les femmes, en tout cas, conclut-il, se reportant sur les papiers devant lui. Au moins, c'était plus intéressant qu'une divinité qui jouait les snobs ... se disait-il.

Quoique Nyx fasse, le celte demeure agacé. La déesse en fait définitivement son deuil. Quoiqu’elle dira sera interprété comme étant de la mauvaise foi ou du mensonge. Bien. La Nuit est blasée, de moins en moins certaine qu’elle a envie de continuer cette conversation, de plus en plus certaine de ne plus jamais vouloir croiser ce dieu désagréable, qui la tiendra sans doute responsable de l’explosion de la terre, quand le temps viendra, s’ils devaient survivre jusque là. Il veut qu’ils se tutoient, d’ailleurs, mais, si elle ne réagit apparemment pas, Nyx n’en a pas spécialement envie. Le vouvoiement instaure une certaine distance qui oblige, indirectement, à rester courtois. On passe plus difficilement d’un « Madame, vous exagérez » à un « ta gueule, grosse pute ». Le fait est que Nyx est incapable de savoir comment elle réagirait si Taranis devait s’oublier et s’adresser à elle de la sorte… Elle l’ignore, tout simplement parce que ce n’est jamais arrivé. Pas récemment, en tous cas. Le dernier à s’en être pris à elle l’avait traitée de coureuse de remparts. Lui-même court encore les remparts aujourd’hui, à l’état spectral, maudit à jamais.

Comme le prouvent les paroles qui suivent du celte, le tutoiement induit un certain relâchement au niveau du langage, qui se fait beaucoup moins châtié, beaucoup plus vulgaire. Plus agressif, aussi. D’une certaine façon, la menace tonne dans les propos du dieu Foudre, qui, comme elle le craignait, s’oublie en s’adressant à Nyx.

La Nuit est timide, parfois, mais elle est bien plus souvent totale, entière. « Je ne vois pas de quoi je pourrai bien triompher… Nous ne vous avons qu’à peine subsisté, tous éclipsés par les serviteurs du Dieu unique… » Elle souffle, laissant l’agacement la trahir dans sa voix, cette fois. « Je commence à être fatiguée de devoir me justifier à chaque fois que nous nous adressons la parole… » Cette fois, elle tonne, tourne ses yeux d’étoiles dans la direction du dieu. Alentours, les mortels semblent être mal à l’aise, s’inquiéter, regardent derrière eux, comme en proie à une légère paranoïa… La mauvaise humeur de la Nuit en appelle à la régression chez les mortels, mais elle n’est guère en mesure de faire mieux, en pleine journée. « Si ma bonne volonté ne vous suffit pas et que vous ne pouvez entendre une phrase complète de moi sans vous écrier au menteur, je pense que nous ferions mieux d’en rester là, Monsieur… » Particulièrement froide en début de phrase, elle se radoucit sensiblement sur la fin, se réchauffe, car elle préfère largement la paix, même s’il devait continuer à la détester, le celte ne pourrait ajouter d’avantage d’eau à son moulin si elle demeure polie, et, surtout, d’une certaine façon satisfaite de se dire que s’il la déteste autant, il lui donne l’excuse parfaite pour qu’ils en reviennent au silence, lui à sa haine et elle à son indifférence. A ce stade, c’est ce qu’elle peut faire de mieux, selon elle…

La Nuit ne réagissait pas à ses provocations et niait le rôle qu’elle avait joué dans la guerre opposant son Panthéon à celui de la Foudre, à nouveau. La brunette n’était pas la seule usée par cette situation, le blondinet était tout autant. Il avait tout tenté, depuis bien des siècles, pour qu’elle craque, qu’elle avoue ses trahisons passées et surtout qu’elle révèle son véritable visage. Vains efforts car à chaque fois, elle lui offrait les mêmes justificatifs, la même explication, et cette même figure « presque » candide.

- Précisément, nous sommes misérables, des ombres de ce que nous étions, battus par les serviteurs du Dieu Unique. Quel intérêt de mentir sur le passé ?

Cette dernière question offrit, enfin, une nouvelle perspective dans l’esprit de Taranis. En effet, pourquoi est-ce que Nyx jouerait une telle comédie alors que l’eau avait coulé sous bien des ponts, et qu’ils n’avaient plus grand-chose à défendre si ce quelques fidèles qui se raccrochaient à de vieilles croyances ? Il était largement le temps d’avouer de vieux crimes, d’en rire ou d’en expier la faute. En silence, il fixe la brune intensément, cherchant à déceler « quelque chose », comme l’ombre d’un vice ou d’un mensonge. Rien, absolument rien. Elle était maîtresse d’elle-même, et parfaite en tout point.

- Ta bonne foi est douteuse car … tu mens, clairement. Et, pour te prouver que moi-même, je ne fais pas trop de mauvaise foi, je vais te présenter des faits. Et je suis assez curieux de voir comment tu vas les nier.

Durant ces longs siècles, jamais il n’avait été question que la Foudre et la Nuit discutent réellement sur ces vieilles rancunes passées. Pour le premier, elles coulaient de sources et étaient inscrites sur le marbre. L’idée que la seconde n’a plus le moindre souvenir ne lui avait même pas effleuré l’esprit.

- Par exemple, tu dis que nous ne nous sommes pas vus avant le XVème siècle.  Je soutiens le contraire. Je n’avais pas cette enveloppe, certes, et nous n’appartenons pas au même Panthéon pour nous reconnaître instantanément, je conviens, mais je n’ai jamais, jamais de toutes mes existences passées, caché qui j’étais.

Son ton n’était pas violent, ou accusateur.  Conscient que la dame pouvait largement trouver quelques arguments convenables pour ce premier point, il reprend aussitôt la parole pour énoncer le second fait – et la véritable source de toute sa colère vis-à-vis de la brune.

- Ensuite, tu dis n’avoir rencontré aucun d’entre nous. Pourtant, tu connais très bien mon frère, au moins physiquement. Vous avez abandonné, un temps, vos fonctions pour aller batifoler comme de jeunes amants. Vas-tu me dire que vous vous êtes simplement tenus la main, dans le noir et sans vous parler, pendant des mois ?

Si Teutatès n’avait pas autant goût son jeune frère vis-à-vis des femmes, le Dieu-Père n’était pas non plus un adepte des amours platoniques. C’était là le fait le plus crucial et le plus important, celui qu’il était impossible de nier.

N’est-ce pas ?

Nyx n’est pas et n’a jamais été une créature de querelles. Jamais elle ne le dira assez. Ses ambitions demeurent personnelles, et ont peu à voir avec les autres. Si elle veut de la puissance, c’est parce que c’est dans sa nature que de vouloir être au sommet de ce qu’elle peut être, et pas par un plaisir mesquin d’une quelconque suprématie. Sans doute que son caractère démunie dès lors que se montre le soleil lui a enseigné, bien plus tôt qu’à d’autres, l’humilité. Savoir que, même en tant que déesse, des forces la surpassent et la surpasseront toujours, que leurs natures profondes, déterminées par les esprits humains, sont réellement ce qui les conditionne et non le contraire a joué dans sa construction à travers les millénaires. En vérité, Nyx méprise autant qu’elle respecte les humains. Elle en honnit l’égoïsme et l’étroitesse d’esprit, la bêtise et l’égocentrisme, mais elle admire leur créativité. Raison pour laquelle il lui a toujours été beaucoup plus aisé de converser et de se lier avec les artistes, tout en trouvant, parfois, les guerriers exotiques. Les guerriers, en fait, avaient sa préférence générale en matière d’union charnelle, quand les intellectuels ravissaient plus facilement son admiration.

Toujours est-il qu’elle est loin d’être d’accord avec Taranis lorsqu’il la met dans le même panier que les autres en la qualifiant de misérable. Elle, contrairement à d’autres, avait su se réinventer, s’imposer de nouveau depuis quelques années, au point de rivaliser à présent avec ce Dieu unique qui les avait tous éclipsés, jadis. Cela étant, il est inutile de malmener l’orgueil du celte plus qu’il ne le malmène déjà tout seul, aussi, Nyx demeure silencieuse, se contentant de lever les yeux au ciel de façon ostentatoire quand il la qualifie pour la énième fois de menteuse. Sans objecter cependant, elle se contente de hausser les sourcils et d’inviter, d’un geste de main poli, Taranis à poursuivre son laïus, curieuse de savoir ce qu’il va encore lui débiter comme ânerie. A la première, elle ne peut retenir un petit rire, qu’elle se dépêche pourtant de faire mourir, afin de ne pas offenser son interlocuteur. Avant d’objecter, elle le laisse reprendre, et terminer, avant de secouer lentement la tête en signe de négation. « Mes excuses, je me suis mal exprimée… J’étais, certes, présente lorsque la délégation des olympiens s’est présentée à vous, mais je ne suis pas restée. J’étais simplement curieuse de rencontrer mon homologue. Quand j’ai vu que vous n’en aviez pas, je me suis permis de partir à la découverte de vos terres. C’est à peu près tout en ce qui me concerne. » Elle lui sourit, gentiment. « Nous nous sommes peut-être croisés une fois ou deux entre temps, mais votre inimitié envers moi n’ayant pas été plus secrète que votre identité, j’ai préféré vous éviter autant que faire se peut. Quand je parlais de rencontre au XVe, je parlais de la seule rencontre avec un membre de votre panthéon qui ait été significative pour moi… » Elle marque une pause, pour rassurer d’un regard doux Taranis, lui ôter de l’esprit qu’elle le diminue, et reprend. « Je parlais de votre frère, oui, mais à ce moment-là, nos familles respectives avaient déjà été oubliées, de même que nos responsabilités, ou presque. Et, bien que cela ne vous regarde en aucune façon, sachez que nous n’avons jamais été amants. Esus s’est conduit comme un parfait gentleman. Nous avons sympathisé, le temps d’un été, et avons chacun regagné notre propre chemin. » Parfaitement à l’aise avec ceci, puisqu’il s’agit de sa vérité, Nyx s’exprime d’une voix parfaitement calme et sereine. Elle se permet même de retrouver son petit sourire amusé. « Une part de moi ne peut s’empêcher de s’amuser que la haine que vous me vouez depuis si longtemps soit due à un malentendu… »

Taranis était aussi impatient qu’un gamin prêt à se saisir de son trophée ou de ses friandises. Si ses premiers arguments pouvaient être aisément niés ou tournés au ridicule par l’indolente Nuit, il savait qu’il ne pouvait pas être contredit vis-à-vis de cet amour partagé avec le Dieu-Père des Celtes. Il était impossible d’oublier l’une des principales sources de l’inimitié entre eux, en plus des nombreuses batailles perdues et des humiliations subies : ce serait de la pure hypocrisie, que de nier de tels faits !

- … Esus s’est conduit comme un parfait gentleman. Nous avons sympathisé, le temps d’un été, et avons chacun regagné notre propre chemin. Une part de moi ne peut s’empêcher de s’amuser que la haine que vous me vouez depuis si longtemps soit due à un malentendu…

Un silence de plomb s’impose entre les deux acteurs. Pour la première fois, après bien des siècles de coups tordus et des disputes à sens unique, Taranis se taisait, abasourdi et ahuri par les propos de Nyx. Il ne savait pas où donner sa tête. Devait-il exprimer sa grande surprise, et étonnement, que son frère avait rencontré la demoiselle et avait passé un plaisant Eté ? Devrait-il se concentrer sur le fait que la brunette semblait le prendre pour le parfait demeuré ? Ou, mieux, serait-il plus pertinent de repenser à ces longs siècles où, en vérité, le nom de Teutatès n’avait jamais franchi les lèvres de la Déesse ?

- J’ai beaucoup appris sur toi, et sur tes fonctions, au fil des siècles. On m’avait prévenu que tu étais destructrice et protectrice vis-à-vis de ta progéniture, mais que tu ne t’amusais pas et que tu ne te jouais pas de tes alliés ou de tes ennemis, sans raison. J’étais prêt à avoir une vraie conversation avec toi, si tu avais reconnu au moins le rôle que tu as joué dans cette confrontation.

Le ton du Dieu celte était bien différent : nulle colère, nulle frustration, simplement une profonde déception et dégoût. L’ironie du sort veut que ce soit Nyx qui détient la clé même de la paix. En effet, si elle acceptait de reconnaître sa perfidie, ou plutôt de défendre sa cause et d’avouer qu’elle avait été autant jouée que Teutatès, Taranis pourrait enfin cesser ces stupides et incessantes persécutions. Or comment faire avouer une erreur, si elle avait été oubliée ? Et, surtout, comment prouver sa sincérité quand cet oubli se drape d’obstination et de couardise au regard de l’autre ? Ils se parlaient, mais s’en s’entendre.

- Je te mets devant un fait, que nos deux panthéons peuvent témoigner, mais tu refuses de le reconnaître, pour je ne sais quelle raison. Au lieu de ça, tu me parles d’un beau jour d’été avec mon autre frère ? Je sais que mon aîné n’est pas un …

Un numéro clignote. C’était à son tour.

- Il n’est pas exceptionnel, mais il mérite un peu de considération au vu de tout ce qu’il a perdu, en partie à cause de tes beaux yeux. Jusqu’à ce que tu avoues ce que tu as fait, et que tu l’acceptes, je continuerais à être ce … comment les anglais disaient, déjà. Oh, « a pain in your ass ».

Et sans plus un mot, il se dirige vers le bureau désigné.