Through the night | [Intrigue I - Terminé]

Adossé contre le mur, dans la ruelle, je pousse un profond soupir alors que je m’allume une clope. C’est marrant, j’ai pas « besoin » de fumer, mais c’est devenu un geste habituel, presque machinal depuis une paire d’années. Déjà, parce que c’est un bon moyen d’aborder les gens. Demander du feu, demander une cigarette, ça permet de nouer un premier contact. Et souvent, les gens qui prennent l’air ont besoin de parler. Bien plus qu’on pourrait le croire. C’est un moyen comme un autre de capter les âmes un peu perdues, qu’il faut tester. Même si ouais, ouais, ça fait longtemps que je ne fais plus ça pour ramener les brebis dans le giron de leur proprio mais juste… pour le fun.

… Vous aussi vous vous feriez un peu chier après près de trois millénaires passés dans le coin, je vous l’assure. Surtout quand votre patron a décidé de jour aux abonnés absents et de vous laisser faire ce que vous voulez. Que ce soit bien ou mal, on dirait qu’il s’en fout. Que tout le monde s’en fout.

Bref. Je fume donc. Je ferme les yeux un instant, me frottant le visage alors que j’essaie tant bien que mal de me remettre du petit… incident. On va appeler ça comme ça. On a eu ordre de pas quitter les lieux mais je suppose que de prendre l’air n’était pas formellement interdit. Oh et puis, au pire, je m’en prendrais un sermon. Pas comme si j’avais fui à l’autre bout du pays, même si ce serait assez facile de le faire. Et puis, je suis pas loin, j’entends même les gens discuter sans avoir à tendre l’oreille, les clients faire leur déposition aux flics venus enquêter. On dirait pas des vrais flics. Pas au sens où c’est le policier du coin quoi. Mais j’ai pas trop envie de m’approcher. En général, j’évite de trop fricoter avec ce genre de personnes. Pas que je sois un criminel à proprement parler, même si mes faux papiers ne jouent pas en ma faveur. Juste… j’aime pas.

Je réprime un sourire quand j’entends une des serveuses, à quelques mètres de moi, souffler à sa collègue que si elle pouvait, elle souhaiterait ne pas avoir passé la soirée ici. Je penche la tête sur le côté, songeant que ça devrait pouvoir s’arranger. Même si j’aurais largement préféré être déjà sur la route pour rentrer chez moi sauf qu’on est partis pour la nuit au rythme où on va. Et j’ai toujours pas été interrogé en plus. Je continue de fumer avant de tourner la tête quand je vois une silhouette qui se rapproche de moi. Je le connais pas ce type. Enfin, sa tête me dit rien. Donc soit il vient au club quand j’y suis pas, même s’il a pas trop le look autochtone, soit c’est un de nos petits copains de chez les flics. Et je vais passer à la casserole. Je lève un sourcil avant de souffler, comme si de rien était. « Vous voulez une clope ? J’sais pas vous, mais moi ce genre de soirée, c’est pas dans mes habitudes. J’ai un peu de mal à remettre les pieds à l’intérieur. » C’est pas tout à fait un mensonge. Ca faisait longtemps que je n’avais pas assisté à la mort de quelqu’un en direct. Des dizaines d’années. Et j’ai beau être un peu – beaucoup – blasé, voir une créature de Dieu s’effondrer, ça fait toujours quelque chose. Surtout quand elle est innocente. Je parle pas du terroriste qui voulait visiblement s’en prendre à Nyx, c’est une autre histoire ça. Alors ouais, si j’ai déjà vu beaucoup d’hommes et de femmes mourir, ça reste quelque chose de fortement déplaisant. Et je me demande ce qui se serait passé s’il avait braqué l’arme dans ma direction. L’immortalité peut être la pire des malédictions en vérité. Mais je suis juste une créature de Dieu, rien de plus. Parait que je dois pas m’en plaindre.

Je regarde le nouveau venu avec un peu plus d’attention et je reprends, comme si de rien était. « Vous étiez pas à la soirée hein. Z’êtes pas trop dans la thématique. » Et on sait tous à quel point la patronne tient à ce que les thèmes soient respectés. Preuve en est de ma tenue impeccable.

La soirée n’en finissait pas, comme toujours dans ce genre de circonstances. Je me rends bien compte que l’affaire n’est pas du tout aussi simple que ce qu’il semblait au départ. Sans doute la faute à un climat délétère en France, en proie aux intrigues en sous main de divinités revanchardes et de tensions au sein même des différents courants définissant l’empire du Dieu Unique. Quoiqu’il en soit, je venais de retrouver Nyx. Et les retrouvailles s’étaient elles aussi déroulées dans un bien drôle de climat. Elle ne se rappelait pas de moi. Aux oubliettes, les souvenirs. Je ne savais pas d’où c’était venu mais il était clair à mes yeux que ce n’était sans doute pas une simple manipulation de la part d’un dieu jaloux, ou de celui avec qui elle avait enfanté tant et tant de rejetons. Si elle s’était laissée effacer la mémoire, c’était bien qu’elle l’avait voulu… Qu’est ce qui l’avait poussée à de telles extrémités ? Ca restait dur à dire. Impossible sans enquêter, si elle-même n’en conservait finalement aucun souvenir.


Je devais écarter ces considérations personnelles, car elles ne servaient en rien mon enquête. Si je me laissais parasiter par tout ce qui gravitait autour de moi, de mon passé, alors je prenais simplement le risque que les choses ne dégénèrent tout à fait et que je me retrouve dans la fâcheuse position d’être submergé par des histoires vieilles de plusieurs générations humaines.


Il faut encore se dépatouiller du chaos ambiant. Les gars en bleu ont formé un cordon de sécurité autour de la boîte de nuit et trient aussi les témoins et les personnes à rediriger vers le centre d’aide psychologique. J’ai fait le tour, de mon côté, assez convaincu que c’était Nyx qui était visée et pas tout le club. Ce n’est pas rassurant en soi mais au moins le champ des possibles à explorer était un peu plus ténu. Je m’inquiétais, aussi. J’avais beau vouloir m’en détacher et il n’y avait plus depuis deux mille ans que rancœur et regrets entre Nyx et moi, cette situation me tiraillait et j’allais devoir mettre les bouchées doubles pour comprendre ce qu’il se passait.


De retour à l’extérieur, je prends l’air une minute et je réfléchis, commençant à m’éloigner de l’entrée avant d’être alpagué par un type avec une dégaine de hipster, en me proposant une clope. Je me stoppe et le jauge alors que l’inconnu m’explique à avoir du mal à revenir à l’intérieur.


| Ca peut se comprendre. Les attaques aussi rapides, et d’une telle violence, nous marquent toujours. C’est là-dessus que comptent les criminels qui organisent ce genre de tuerie, la sidération. |


Je ressentais une forme de peur, mais sous contrôle. Il semble aussi y avoir une forme de dégoût, de répulsion vis-à-vis de tout ce qui vient de se passer. J’accepte la cigarette, et l’allume de mon vieux briquet qui claque quand je l’ouvre. Je ne fume pas souvent. Mais ça peut arriver, surtout quand je suis fatigué, ou dépassé par les émotions humaines et divines qui m’entourent.


| En effet. Je suis flic. |


Je schématisais mais il n’y avait pas forcément à tout détailler au premier inconnu venu…


| Vous avez vu ce qu’il s’était passé ? |

Je me demande si un jour, on devient vraiment indifférent à tout ça. Si on finit par passer outre la vie, la mort, la douleur des humains. Si j’aime à faire croire que je me moque de leur sort et qu’ils n’ont qu’à assumer leurs envies, leurs choix, j’avoue que c’est tout de même un déchirement lorsqu’ils ont mal. Ils sont des créatures de Dieu et même s’il semble aux abonnés absents ces derniers temps, j’ai toujours de l’affection pour eux.

Alors, dans des soirées comme celle-là, qui sont fort heureusement des plus rares, je me sens un peu… paumé. J’ai pas de terme plus adéquat. Outre le fait que je sois un peu secoué par la mort elle-même, je me demande à quel point il visait la déesse derrière l’humaine. Et ça, c’est encore plus dérangeant que le reste.

Et forcément, la police met son nez là-dedans. Police ou autre chose, difficile de le savoir. J’ai jamais été proche des autorités, en plusieurs millénaires d’existence, je ne vais pas changer maintenant. J’inspire longuement, alors qu’il me répond. Pour le coup, j’attendais pas vraiment une réponse à ce qui n’était qu’une réflexion formulée à voix haute. « Pourtant, c’est pas quelque chose de… nouveau. N’est-ce pas ? Mais je suis assez naïf pour croire que ça n’arrive qu’aux autres. Alors forcément, quand j’suis les autres, de suite, ça va moins bien. »

Après des siècles, je devrais être habitué. Mais non, toujours pas. Et je trouve ça un peu sidérant de voir que ça peut me secouer comme ça. Point positif, j’ai pas trop à jouer la comédie face à ceux qui vont m’interroger. Point négatif, je n’aime pas du tout ce que je peux ressentir. Enfin, je me dis qu’une bonne nuit de sommeil, même si ce n’est pas pour tout de suite, ça me fera du bien. Et je devrais bien trouver de quoi me changer les idées à défaut d’oublier vraiment ce qui s’est passé.

J’ai un bref hochement de tête quand il me confirme qu’il est flic. « Je dirais bien que vous avez la tête de l’emploi, mais en vrai, j’en sais rien du tout. » J’ai un mince sourire avant de lever un sourcil quand, fatalement, il m’interroge sur ce que j’ai pu voir. Forcément, j’allais pas y couper. Et au moins, il n’y va pas par quatre chemins. Je tire un peu sur ma cigarette et j’ai un bref haussement d’épaules. « J’ai pas vu grand-chose. J’étais occupé derrière le bar à servir. Il y avait quand même pas mal de monde ce soir, on avait pas le temps de se tourner les pouces. » J’ai un temps, essayant de me souvenir des types en question, avant de froncer légèrement les sourcils. « Vous savez pourquoi ils s’en sont pris à ce bar ? Enfin… c’est vraiment Midnight qui était visée ou c’était juste pas de bol ? » La question pourrait paraitre anodine pour n’importe qui. Mais au final, dans notre monde à nous, ça change un peu tout. Même si malheureusement, je suis à peu près sûr que c’est la première option. Et que ce n’est pas Midnight qu’on cherchait à atteindre… mais Nyx. Et ça, ça craint à mort.

La tuerie évitée de peu imprègne toute l’atmosphère humaine des environs. Je ne ressens des émotions que quasiment toutes liées à cet événement, à la peur et à la terreur ressenties. Dans tous les cas, il est difficile d’en vouloir aux humains de ces sentiments. Ils sont naturels dans des circonstances aussi compliquées que dramatiques, et l’évolution des mentalités depuis quelques siècles, et plus encore depuis quelques décennies, rendait les gens plus encore intolérants qu’avant à la violence et à ses différentes manifestations. C’était devenu presque épidermique comme réaction ; ils avaient peur et rejetaient tout en bloc. Parfois même jusqu’à nier la réalité de ce qu’ils avaient vécu, ou de trouver des explications qui avaient tendance à atténuer l’horreur de leur expérience. Je n’étais pas franchement en phase avec ces nouvelles mentalités, découlement pourtant logique de l’évolution de la société dans laquelle je m’inscrivais aujourd’hui… Mais qui ne saurait sans doute être plus encore éloignée de tout ce qui constituait ma nature de prime abord, la vengeance, la justice la plus extrême…


Je devais m’adapter ou mourir à petit feu, avec mes principes lentement consumés par tout ce qui faisait la modernité. Evolution naturelle de la société ou impulsion donnée par les divinités qui nous étaient concurrentes ? L’espèce de… Mince, comment ça s’appelle déjà ? Un hipster, oui ça devait être ça. Un barbu avec une coupe de cheveux passée de mode jusqu’à quelques années plus tôt, qui se donne un air cool et détendu. Je crois que c’était comme ça que les jeunes les appelaient, de nos jours. Le type me confie en tout cas que ce genre d’attaque n’était pas inédite.


Difficile de vivre avec son temps quand on est aussi vieux que moi.


| On a toujours tendance à croire ça, quand ce genre d’événement fait figure d’anomalie statistique à l’échelle d’une société entière. Mais ne vous tancez pas trop. Personne ne réagit en exception face à ce genre d’événement. A défaut d’un entraînement spécifique ou d’un métier particulièrement dangereux… Mais c’est plutôt une bonne chose pour vous, en fin de compte. |


Puisque cela signifiait que s’il n’était pas accoutumé à la violence, il n’en était pas pour autant un couard ou un lâche. La vie d’aujourd’hui était simplement plus facile que celle d’autrefois, dans le sens où elle était indéniablement plus pacifique. Mince sourire au coin des lèvres, quand le type me dit que j’avais la tête de l’emploi. Flic et non dieu, mais on ne pouvait pas tout avoir. Je note mentalement ce qui constitue son témoignage.


| Et vous… Vous avez l’air d’un barman. Sans vexation aucune ; c’est un métier que j’affectionne tout particulièrement. J’ai vu qu’il y avait du monde, oui. C’est toujours comme ça, d’ailleurs ? |


Je me frotte la barbe mal taillée sur le menton ; tout le contraire de mon vis-à-vis, en fait.


| Je ne sais pas encore pourquoi ici et pourquoi maintenant. Vous connaissez votre patronne, Midnight ? Est-ce qu’elle a des soucis de temps en temps avec les clients ? Et vous-même, c’est tendu dans cette boîte ? |

C’est amusant. J’ai beau être immortel, ne pas avoir la moindre idée de la peur que peuvent ressentir les humains à l’idée de mourir, de disparaitre de la surface de la terre, je ne suis pour autant pas à l’aise avec tout ce qui peut avoir un lien, de près ou de loin, avec la mort. Je serais bien incapable de dire pourquoi, si c’est à cause de mes propres expériences, si c’est parce que cette peur est un sentiment qui hante l’humanité d’aussi loin que je me souvienne. Difficile à dire. L’avantage, c’est que je suis totalement crédible quand je suis secoué par ce genre de… peut-on appeler ça un incident ? On va dire ça oui.

Le flic essaie de se faire rassurant. Je me demande s’il dirait la même chose s’il savait qui je suis. Oh ce que je suis pour être plus précis. Je souffle pourtant, plus par réflexe qu’autre chose, un sourire un peu désabusé flottant sur mes lèvres. « Moi qui étais persuadé que je serais courageux et prêt à courir au-devant du danger sans hésiter. Je suppose que je dois m’estimer satisfait de ne pas m’être plongé la tête la première derrière le bar en fermant les yeux. » C’est toujours mieux que rien. Et même après 3000 ans de vie sur cette terre, je continue d’en apprendre sur moi et mes propres réactions. C’est un peu paradoxal, d’avoir ce genre de réaction humaine quand on est nous-mêmes tout sauf un être humain.

Je me fends d’un rire à sa répartie. « J’ai toujours été barman. Donc c’est plutôt une bonne chose. Et j’ai encore jamais croisé quelqu’un qui n’aime pas mon métier. C’est amusant. » Depuis toujours. C’est le meilleur moyen que j’ai trouvé pour pouvoir rencontrer les brebis égarées de Dieu. Après tout, quoi de mieux que l’oreille attentive derrière le comptoir, prête à passer un coup pour effacer les mauvais souvenirs, que ce soit avec un verre ou quelque chose de plus… original. Et c’est aussi le meilleur moyen pour tester leur volonté. Etre fort, quand tout va bien, c’est facile, il n’y a pas vraiment de mérites. L’être quand on a pris un coup, qu’on a bu quelques verres, c’est une autre histoire. Et ils sont nombreux à trébucher. Beaucoup trop. Au point que le cynisme a fini par prendre le pas sur le reste mais ça, c’est encore autre chose. « Le club marche particulièrement bien. C’est un des plus populaires de Paris. Et si je voulais me vanter, je dirais même d’Europe, mais j’en ferais peut-être un peu trop. Les gens aiment venir ici, l’ambiance est différente des autres lieux de la nuit. Alors forcément, ça attire aussi les emmerdes. » Pas souvent, mais on a déjà eu des petites bagarres, des problèmes de drogue réglés en un battement de cils par Midnight et j’en passe. Jamais des trucs de cette envergure ce qui, après les derniers évènements, n’est pas pour me rassurer.

A ses autres questions, j’ai un bref haussement d’épaules. « Vous avez eu l’occasion de la croiser déjà ? Je pourrais vous faire une liste longue comme le bras de types qui voudraient s’approcher d’elle. Et pas juste pour lui taper la bise. Sauf qu’elle est intouchable, alors ça peut déplaire. Comme ceux qui voient d’un mauvais œil que le club marche aussi bien. » Ou ceux qui veulent tuer une autre divinité. A cette pensée, je sens mes mâchoires qui se contractent et j’inspire longuement, comme pour m’obliger à rester zen. Difficile de donner cette théorie à haute voix, mais elle me parait la plus plausible. « Moi j’ai jamais de soucis. A part les ex-petits amis un peu trop émotifs. Mais ça se règle en dehors si c’est le cas. Tout le monde ici reste pro, en toutes circonstances. » J’ai un temps, avant d’ajouter, fronçant les sourcils. « Je sais pas si ça peut aider mais… les types qui se sont fait tuer. Ils avaient une espèce de badge sur eux. En forme de triangle. C’était un peu… inhabituel. Enfin après, je suis pas forcément au fait de tous les looks de la terre, mais … » Je me rallume une clope, plus par réflexe qu’autre chose.

Tendu, dans cette boîte… La question à un milliard. Parce qu’il y avait beaucoup d’endroits où faire la fête à Paris. Et un certain nombre d’entre eux permettaient de nourrir bien plus que les vices usuels des humains. Drogue, trafics en tous genres, pratiques illégales et dangereuses. On retrouvait un peu de tout sans doute, dès qu’on savait comment creuser et faire couiner les patrons de ce genre de bouge. Je savais aussi que Nyx aimait s’entourer de gens qui lui étaient fidèles, qui l’aimaient, en quelque sorte. Ce n’était pas forcément une mauvaise chose. Mais pour leur confort et leur félicité, elle était tout à fait le genre à proposer quelques expédients aux souffrances humaines… Et à ce stade de l’enquête, avec un tueur potentiel au profil aussi incongru et mal fagoté, il fallait bien que je sois en mesure d’explorer tout le champ des possibles, et de lever quelques lièvres s’il le fallait.


Le genre de hipster que j’interroge mine de rien se dit à quel point il se sentait courageux… Avant. Il n’y avait en réalité absolument aucun moyen de savoir comment on allait se comporter devant une situation de crise. Courageux, courir face au danger… Et finalement, se planquer dans un coin et attendre que ça passe, c’était sans doute ça la réaction la plus humaine. Plus encore dans un monde aseptisé, où la violence est intolérable, condamnable en toutes circonstances. J’étais sans doute trop vieux, trop ancien pour dire si c’était bien ou mal. Mais je constatais simplement que les gens d’aujourd’hui, s’ils se défendaient bien plus qu’avant vis-à-vis de leurs convictions, étaient aussi plus sensibles au mal que l’on pouvait leur infliger.


| Ce sont les épreuves qui nous révèlent. Vous ferez mieux la prochaine fois, si ça devait se représenter. La préparation ne remplace jamais l’expérience, croyez-moi. |


Toujours été barman ? Je me retenais de le congratuler pour l’heureux homme qu’il devait être, pour l’accomplissement de son existence. Si je n’avais pas cette foutue justice chevillée au corps, que je devais défendre envers et contre tout, alors j’aurais tout aussi bien pu passer mon éternité à faire la fête et à servir les humains, pour les scanner de l’intérieur, les ressentir, les juger… Ca aurait pu être plus plaisant que cet ingrat métier de policier. Je me devais d’y penser, maintenant.


| C’est vrai qu’il est bien plus renommé que le mien. Pour le meilleur et pour le pire. |


On en arrive finalement à ce que j’étais venu chercher auprès de ce barbu. Des informations sur le club. Populaire à Paris, en Europe. Ambiance différente… Mais plus intéressant, les emmerdes. Il me demande si je connais sa patronne, et me détaille aussi combien elle pouvait être sollicitée. Je ne suis pas sûr de comprendre où il veut en venir, mais je comprends de ma connaissance de l’âme humaine que sa chute de reins devait attirer plus d’un de ces clébards en quête de conquêtes glorieuses et de renommée, au bras d’une des femmes les plus en vues de la sphère people du secteur. Les concurrents, ça m’intéresse au moins autant. Je ne sors pas de calepin, ça pourrait alerter le barman, alors je me contente de tout enregistrer, de tout catégoriser dans ma tête, d’apprendre par cœur ce qu’il venait de me dire. Je fronce les sourcils


| Un triangle ? Comment ça ? |


Les gars en bleu ne m’avaient rien dit.


| Donc potentiellement, des types qui sont sous le charme de votre boss, ou qui veulent piquer son business. Vous en avez vus, récemment, de l’un ou l’autre de ces deux profils ? Quand vous parlez d’ex-petits amis, ce sont les siens… Ou les vôtres ? |


Je ne jugeais en rien, mais je n’étais pas sûr d’avoir bien compris, et le type n’était pas très clair dans ce qu’il ressentait non plus.

Je me demande quand même ce que les forces de police peuvent savoir de cet endroit. Ou, surtout, ce qu’ils pensent en savoir. A quel point Nyx a pu étendre son influence jusqu’à eux ? A dire vrai, je ne m’étais jamais posé la question jusque-là, profitant du cocon de sécurité – visiblement pas aussi solide que je l’aurais cru – du club. Et maintenant ? J’en viens à me demander combien d’entre eux sont au courant. Peut-être même qu’il y a des créatures, voire des Dieux au sein même de la police. Je ne saurais le dire, il ne m’a pas été donné de reconnaitre les non-humains. Encore moins s’ils ne sont pas des créatures du Dieu unique, comme moi. Pourquoi est-ce que je pense à ça là, tout de suite ? Difficile à dire.

Peut-être parce que cette histoire m’a fait ouvrir les yeux sur certaines réalités que je ne voulais pas voir. Que cette histoire de déicide n’était peut-être pas accidentelle, qu’il pourrait y en avoir d’autres, que Nyx ou les autres que je peux connaitre sont vraiment en danger. Et les créatures comme moi ? Bonne question. Je suis peut-être aussi une aberration à leurs yeux, allez savoir. J’ai un léger froncement de sourcils à cette pensée avant de tousser un rire quand le flic reprend la parole. « Sans offense, j’aimerais autant ne pas finir expérimenté dans ce domaine. Je laisse la violence à ceux qui savent la gérer. » Peu m’importe de passer pour un lâche. Je ne le suis pas, j’ai vécu assez longtemps pour le savoir. Il n’empêche que je n’aime pas ce genre de situations et de voir des morts pour rien. Certes, l’ambiance fébrile qui en découle est du pain béni pour moi. Les gens se mettent à souhaiter, à espérer tout et n’importe quoi. Sans avoir conscience des conséquences.

Mais ça ne me met pas de meilleure humeur pour autant. Je lève un sourcil quand il continue et mon sourire se fait plus amusé. « Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il y a tout de même quelques inconvénients à se tenir derrière un bar. Ne serait-ce qu’au niveau de la crédibilité. Mais je risque bien moins ma vie que vous en tout cas. » Je suis à deux doigts de lui demander pourquoi cette voie, avant de me dire que c’est peut-être un peu trop intrusif, surtout qu’il n’est pas là pour ça. Mais les vieux réflexes ont la vie dure et j’ai souvent tendance à vouloir en savoir plus sur mon interlocuteur.

Sauf que oui, l’enquête reprend le pas sur le reste. Et je me refais plus sérieux, hochant la tête, alors que je sors mon calepin pour dessiner ledit triangle. « Un truc comme ça oui. Mais si ça se trouve, c’était juste… de la déco. C’était la première fois que je vois un truc pareil. Dans mon métier je suis habitué à me focaliser sur ce genre de détails, alors… » J’ai un bref haussement d’épaules. Je grimace quand il me pose d’autres questions, avant de secouer la tête. « Pas plus que d’habitude. Vous avez vu Midnight, trouvez-moi un type qui ne finit pas sous son charme tôt ou tard. La plupart retrouvent la raison rapidement et je n’ai pas souvenir d’avoir vu d’esclandre ces derniers temps. » Evidemment, je ne peux pas lui dire que je pense à ces tueurs de Dieu même si je cherche une façon détournée de l’interroger. Je réprime un soupir, réalisant que je passerais plus pour un cinglé qu’autre chose si je commence à partir sur ce terrain-là et je me contente de lâcher, avec un rire. « Ni l’un ni l’autre. Je pensais aux petits-amis éconduits des jeunes filles qui viennent ici. Draguer le barman fait partie du top 10 des pires trucs à faire pour rendre son ex jaloux. C’est habituel. » J’ai un temps, avant de souffler, fronçant les sourcils. « Vous pensez que ça pourrait être … juste le mauvais moment, le mauvais endroit ? Et qu’en fait, aucun de nous n’était visé ? » Ce serait trop simple, je sais.

Au moins, je ne suis pas tombé sur un flic à l’ancienne, qui m’aurait interrogé derrière un bureau en me donnant l’impression d’écouter la moitié de ce que je raconte. Et il est doué pour mettre les gens à l’aise, on va pas se mentir. J’en ai croisés pourtant, des représentants des forces de l’ordre. Et malgré les siècles, certaines pratiques sont restées les mêmes, que ce soit le besoin de venir boire pour oublier ce qu’ils ont pu voir ou faire, ou la nécessité de m’interroger parce que, derrière le bar, on voit bien plus de choses qu’on ne le voudrait. Mais cette place d’observateur de la vie des humains me convient tout à fait. J’interviens uniquement quand je le veux et pas quand c’est nécessaire. De toute façon, mon patron étant aux abonnés absents – j’évite de toute façon soigneusement de tenter de le contacter, il y a peut-être un lien du coup – je fais un peu ce que je veux.

… si, si, j’arrive à me convaincre tout seul que ça va, je vous assure.

Enfin bref. J’en étais où ? Ah oui. L’interrogatoire. Je commence à me détendre et à arrêter de repenser à ce qui vient d’arriver. Ou plutôt, à arrêter d’imaginer le pire. « Les gens ont souvent tendance à ne voir qu’une seule facette d’un métier. Celle qui les arrange. Et la déception est parfois rude. » Je lève un sourcil, imaginant sans peine à quel point un jeune flic peut déchanter en voyant l’envers du décor, surtout s’il a choisi cette voie pour défendre la veuve et l’orphelin. Mon propre métier est à part, d’autant que personne ne l’a fait aussi longtemps que moi ou pour les mêmes raisons. Sans compter que j’ai une déception bien plus rude à gérer. « Je peux essayer de voir si quelque chose d’autre me revient, mais tout s’est passé très vite. Et parfois, à force de se remémorer une scène, on finit par mêler ce qu’on a imaginé et la réalité. Ce qui risquerait de compliquer quelque peu votre tâche n’est-ce pas ? » Ca arrive souvent. Tout le temps même. Quand les gens racontent la même histoire encore et encore. On finit par s’accrocher à des détails inexistants et par se dire que quelque chose d’important nous est passé sous le nez pour telle ou telle raison. Et par tout fausser.

J’ai un léger froncement de sourcils quand il m’interroge un peu plus sur Nyx. Et je le fixe avec attention, avant de souffler, avec une ombre de sourire, même si mon regard s’est fait on ne peut plus sérieux. « Je ne répondrais pas à ces questions, désolé. Ca relève de la vie privée de ma patronne. Je vous laisse lui demander directement. Mais oui, c’est un sacré bout de femme, comme vous dites. » Encore plus quand on la connait depuis… longtemps. Je ne me suis pas fait hostile mais j’avoue que je me sens un peu plus sur mes gardes. J’ai du mal à imaginer un ex de Nyx qui pète les plombs comme ça. Quelqu’un qui n’aurait pas pu l’approcher par contre… je sais qu’elle fait beaucoup d’effet aux hommes, parfois même aux femmes, je peux le voir dans le regard de certains clients quand ils ont l’occasion de la voir. Mais de là à faire ça…

Je grimace au reste, avant de hausser une épaule. « Les gens ont malheureusement tendance à crier au terrorisme pour tout et rien ces derniers temps. Ca peut se comprendre, vu ce qui a pu se passer ces dernières années. » Et en vérité, je ne crois pas au hasard, encore moins après plusieurs siècles d’existence. Mais je ne me vois pas trop entrer dans ce genre de conversations dans l’immédiat, surtout qu’il pourrait poser des questions plus compromettantes pour moi. Avant de tiquer sur un des mots qu’il a utilisés. « Manipulé ? Ca, ce serait moche. Ca voudrait dire que ça peut recommencer. » De toutes les options, ce serait la pire au final. Je me frotte le menton, la mine pensive, me demandant vaguement s’il arrivera à finir le puzzle une fois qu’il aura interrogé tout le monde.

Je sais pas vraiment ce que pourra donner cette enquête, si tant est que ça donne réellement quelque chose au final. Mais au moins, ils ont l’air de prendre ça au sérieux. Bon, quelqu’un est mort, forcément, ça impacte pas mal les humains. Et j’avoue que, malgré les milliers d’années passées sur cette terre, ça ne me laisse toujours pas indifférent. Toujours est-il que je ne suis probablement pas la meilleure source d’informations. Si j’observe, si j’écoute, je ne vois pas les mêmes choses qu’un flic. Je suis là pour voir les brebis qui s’égarent moi, pas pour autre chose. Même si un meurtrier potentiel pourrait se cacher parmi elles. Maintenant que j’y pense, c’est quelque chose de troublant.

En tout cas, j’essaie de faire les choses biens. De raconter tout ce qui a pu me venir à l’esprit et qui ne poserait pas de questions quant à la nature de Nyx. Ou la mienne. Je dois me préserver tout autant qu’elle et, même si les hommes se disent ouverts d’esprit, j’ai comme un doute sur leur réaction s’ils apprenaient que je ne suis pas comme eux. Que je suis une créature semblable à nulle autre et que, fût un temps, je pouvais même manipuler leur esprit. M’est avis qu’ils retrouveraient rapidement comment on peut faire un bûcher. Et cette pensée ne m’enthousiasme pas plus que ça, allez savoir pourquoi.

Je hoche la tête quand il reprend la parole et j’ai un sourire un peu fatigué. Là, de suite, je n’ai plus qu’une envie, c’est de me tirer de là. Même la tentation d’aller jouer avec les quelques hères qui trainent encore ici, traumatisées de cette soirée, n’est pas assez forte pour me dissuader de retrouver le calme mon appartement. « J’hésiterai pas. Et je vois l’idée, rapport à la dénonciation. » Même si j’avoue que je n’aurais pas tendance à pointer du doigt d’éventuels suspects aux flics. J’irais plutôt voir Nyx. Alors, même si je ne suis pas convaincu, j’espère que ma tête suffira à le faire croire. Je lève un sourcil quand il parle d’assistance psychologique, essayant, l’espace d’une seconde, de m’imaginer sur un divan en train de raconter ma vie. J’avoue, l’image a quelque chose de follement amusant. Mais je vais passer mon tour pour cette fois. « C’est gentil de proposer, mais je crois que ça ira. » Si je n’arrive pas à surmonter une soirée comme ça, avec tout ce que j’ai déjà pu voir ou vivre, ce serait quand même un sacré manque de chance.

Et je me contente d’un mince sourire quand il dit qu’il ne manquera pas d’interroger Nyx. J’avoue, j’aimerais bien être une petite souris pour entendre ça. Bon, je pourrais, techniquement. Mais ce serait un coup à me faire choper par Nyx et je suis pas sûr qu’elle apprécie la blague. En tout cas, le flic est quand même sympa. Il fait dans la sollicitude, ce qui est pas toujours le cas et ça, j’apprécie. « C’est rassurant de savoir que vous serez pas loin du coup. » Je suppose. Et j’agite la fameuse carte de visite avant un dernier hochement de tête. « Bon courage pour le reste. » Et, alors qu’il s’éloigne, j’attrape la bière que j’avais laissée en plan au sol, bien décidé à m’esquiver pour rentrer chez moi. Quelle soirée…