Il est bon, mon vin ! [Intrigue I - Terminé]

Les fêtes de Noël étaient l’une des périodes favorites de Kayn, non pas pour cet aspect religieux – il fait partie de ces personnes persuadées que la date de naissance ce petit garçon devenu Prophète était faux – mais pour cet aspect festif et magique. Bien des entreprises saisissaient cette opportunité pour tenter de vendre des babioles, ou d’appâter pour des sites streamings des films de Noël vu et revu à des hommes et des femmes qui ont de l’argent qui brûle leurs poches et un cœur généreux gros comme un ballon ! Et puis, il y avait ceux qui appréciaient uniquement ces marchés et surtout son vin chaud épicé ! C’était le cas de la Créature, qui avait bien voulu faire un déplacement exceptionnel dans la Capitale française pour baigner dans cette ambiance intemporelle, lumineuse, colorée et joyeuse.

Une Créature qui prenait bien des risques compte tenu de ses dons particuliers, tantôt bénédictions, tantôt malédictions. Il fut une époque où il avait tenté de s’isoler de ce monde, mais au bout d’une année de solitude et de silence, il avait abandonné son exil pour se replonger au sein d’une civilisation toujours aussi riche, aussi changeante et aussi animée, un « lieu » où le bon côtoyait le mauvais et où certains Panthéons aimaient se donner une guerre sans fin pour une suprématie. Un travail qui devient très compliqué, compte-tenu que ce monde avait évolué d’une façon inattendue et avait donné naissance à un Panthéon des plus hétéroclites et des plus étranges. Des nouveaux Dieux. Ou des Bambins, comme Kayn aimait les appeler. Enfin, des Bambins avec une sacrée force.

Si ces connaissances de ce nouveau Panthéon étaient limitées, l’affaire était tout autre avec des « vieux » Panthéons. Tantôt alliés, tantôt ennemis, il avait pu côtoyer un bon nombre de Divins, ayant même gardé quelques contacts avec certains – volontairement, ou involontairement, bon gré ou mal gré. Midnight Richards, alias Nyx, faisait partie de ces divinités croisées. Une alliance qui avait bien commencé, mais que Kayn avait mis fin d’une façon bien foireuse, en cherchant à la trahir. Evidemment, il n’avait pas réussi à tromper la vigilance de la Dame, et cette dernière s’était vengée convenablement et avec raison en vendant cet ancien acolyte aux Nazis. Le séjour a été des plus désagréables : incapable de fuir immédiatement, il avait été témoin de scènes inoubliables et déstabilisantes – même pour le millénaire, ou tout autre âge qu’il avait aujourd’hui. Il avait fui, avant que l’on cherche à faire des expériences sur lui, et que l’on découvre sa véritable nature.

S’il avait perdu trace de Nyx à cette époque-ci, la surprise fut grande lorsqu’il la croisa à nouveau, devant sa boutique de chasse – voisine de la boutique de fleuriste à la mode de Nailea Flores. Loin d’être rancunier, ou craintif, l’homme s’était tout simplement présenté devant elle, pour lui proposer un bon vin chaud un soir. Il avait, honnêtement, peu d’espoir qu’elle accepte. Et pourtant, elle l’a fait. Encore maintenant, alors qu’il attendait au lieu de rendez-vous, il se demandait sincèrement s’il n’avait pas rêvé ou si elle ne s’était pas moquée de lui. Il misait davantage sur la première option que la seconde option : Nyx ne faisait pas de fausses promesses, elle les tenait bien.

Nyx est une créature complexe, même pour les siens. Ombrageuse et distante, elle ne répond à des principes qu’elle seule connaît. Ses motifs sont rarement évidents, et jamais partagés, dussent-ils avoir intéressé, ce qui n’est pas le cas. Il n’y a jamais eu qu’Erèbe, son jumeau, pour la comprendre, encore qu’il est bien plus belliqueux qu’elle ne l’est. Nyx, elle, est délicate, une force discrète… Mais une force tout de même. Egoïste, d’une certaine manière. Elle sait faire preuve de générosité, parfois. A su ? N’importe le temps, pour une déesse. Elle l’est, pour ses enfants, ou pour ses croyants. Pour les autres, elle préfère être absente, n’être qu’une ombre, un murmure… Présente, mais absente. Comme en témoigne son propre portrait grand d’un mètre sur deux, qui fait la promotion d’un parfum, « Sensualité Nocturne ». Pour l’occasion, son visage est à quelques millimètres d’un mannequin brésilien, sa main dans sa chemise ouverte, le chaland pouvant admirer la rondeur de ses seins grâce à un décolleté dénué de subtilité… Certes, l’image est sensuelle… Et Nyx l’est aussi. Sait l’être, en tous cas. Elle soupire, pourtant, confortablement installée à l’arrière de sa berline de luxe, au fond d’un siège en cuir.

Détournant son regard de l’image écœurante -ce qu’il ne faut pas faire pour recouvrer un peu de pouvoir…- elle parcourt des yeux le riche habitacle de la berline, et s’interroge sur l’aspect coût/bénéfice de l’opération. Son plan a remarquablement réussi. Encore aujourd’hui, on l’a contactée pour un film, ou une collaboration. Jouer son propre rôle. L’expérience l’amuserait… Mais elle doit encore y réfléchir. Elle a retrouvé son pouvoir, son statut… Elle est adulée plus qu’elle ne l’a jamais été en Grèce, en propre… Et sa puissance personnelle flirte de façon outrageante avec celle des derniers nés de la conscience collective, et est parvenue à se hisser au niveau de ceux dont le panthéon a écrasé le sien… Nyx est le symbole de la revanche. Du moins, c’est ainsi qu’elle se perçoit.

Est-elle heureuse pour autant ? Question piège. A-t-elle jamais été heureuse ? Il lui semble que oui, même si ses souvenirs la fuient. Elle a aimé, aime, profondément, ses enfants. Elle a aimé, aime, profondément son jumeau. La rendent-ils heureuse pour autant ? En sont-ils seulement capables ?

Que fait-elle, exactement, en route pour un rendez-vous avec Caïn ? Le premier tueur de l’histoire. Un pauvre erre piégé comme il en a existé des milliers à travers les âges… Cette petite peste avait tenté de la doubler. Certes, son plan avait échoué, et il l’avait payé très cher… Peut-être est-ce cela ? Quand elle l’a vu, devant sa boutique de chasse alors qu’elle sortait de la fleuristerie, ses émotions avaient été mitigées. Une part d’elle-même était toujours furibonde et avait eu envie de le gifler… Mais cette colère avait vite été soufflée par la paix de revoir, si ce n’est un ami, un comparse… Caïn, comme elle, connaissait les tourments de l’immortalité, l’incompréhension, la solitude… Au point que, finalement, elle avait été heureuse de le retrouver, curieuse de connaître la façon dont il était parvenu à échapper aux nazis et culpabilisait, rien qu’un tout petit peu, de le leur avoir livré. A sa décharge, elle ignorait tout des atrocités auxquelles il serait confronté. Toujours est-il… Qu’elle avait accepté son invitation à ce qu’ils profitent ensemble du marché de Noël de la capitale.

Quand elle quitte la voiture, elle est, comme toujours, d’une élégance folle. Peu importent les époques, Nyx n’a jamais aspiré qu’au meilleur, ne s’est jamais résolue à rien de moins. Pantalon droit taille haute, manteau aux larges boutons, chaussures à l’évidente -très haute- qualité… C’est une gravure de mode, on la dirait sortie tout droit d’un magazine… Comme beaucoup de bourgeoises parisiennes. Ses longs cheveux noirs, joliment bouclés, tombent librement sur ses épaules et dans son dos, et sa bouche charnue, peinte d’un beau rouge lie de vin, se fend d’un sourire en apercevant Caïn, qu’elle rejoint, à son habitude, posément. « Bonjour Caïn… » Réservée comme elle l’est toujours, elle ne lui tombe pas dans les bras mais, même si c’est discret, son regard exprime un rien de contentement face à cette rencontre. Elle ne dit rien, mais elle ne pense pas moins qu’il est agréable de deviser avec une créature de son âge ou presque. « C’est amusant… Etant donné ta situation, j’aurai cru que tu serais hostile aux fêtes de Noël, même si elles n’ont plus grand-chose de chrétien… » Elle termine, ses yeux suivant, accusateurs, le parcours incertain d’un père noël manifestement largement arrosé de vin chaud…

Le corps de Caïn, son véhicule qui n’en était pas vraiment un, avait toujours beaucoup plu à Nyx. Elle lui trouvait vraiment beaucoup de charme, avec une peau gorgée de soleil, des yeux sombres légèrement en amande, et des traits qu’on aurait dit sculptés par un maître de la renaissance. Bien proportionné, Caïn a, et a toujours eu, une allure des plus charmantes. Si on peut dire que cette beauté dégagée par la créature est à l’origine de la complaisance de la déesse millénaire à son encontre lors de leur première rencontre, il est aisé de constater que c’est toujours le cas aujourd’hui, malgré les bassesses dont elle sait capable le meurtrier. Pour autant, l’attrait que Nyx a nourri, et nourrit encore, pour Caïn, n’a jamais été teinté de luxure. En pure esthète, telle une vraie grecque, la déesse a simplement toujours été, et est toujours, sensible au beau, et, il faut le dire, Caïn est beau. Il était beau à l’époque, même si sa beauté n’avait pas de quoi être reconnue par ces barbares de nazis, et il est toujours beau aujourd’hui. C’est l’une des raisons pour lesquelles elle avait accepté son invitation… Mais loin d’être la première.

L’accueil de l’apparent jeune homme fait sourire la déesse d’un air tranquille, et hocher docilement la tête en signe d’assentiment. « Nous pouvons poursuivre en arabe, si tu préfères. » Elle s’avance, dans la langue énoncée, avec un léger accent sans âge. Il y a des siècles que Nyx a appris la langue musulmane, bien avant le temps où les Maures remontaient par le détroit de Gibraltar, et entamaient leur conquête de l’Europe avant d’être stoppés par Charles Martel, puis repoussés. Du reste, bon nombre de sujets d’Alexandre le Grand le parlaient. Pour être en mesure de comprendre les prières que certains convertis pourraient lui adresser, elle avait préféré s’y mettre tôt. Quoiqu’il en soit, anglais, arabe ou peu importe, la discussion s’entame, finalement assez facilement pour deux créatures qui ne se sont pas vues depuis des décades. A croire que l’immortalité fait relativiser jusqu’au nombre d’années d’une vie d’homme. Discrètement, Nyx laisse échapper un petit rire en entendant Caïn cracher sur Noël. Un rite païen norrois pour les arbres et la bûche, déformé, dont ils ont calé la date sur celle de la renaissance d’Osiris, dans la religion égyptienne, s’appropriant au passage sa symbolique… Elle a envie de le provoquer, un rien. « Dis-moi, Caïn… Le monothéisme est-il autre chose qu’un melting-pot des religions qui l’ont précédé ? » Son ton est sans agression, sans amertume, avec, juste, beaucoup de fatalité. Sans la foi, quelle qu’elle soit, aucun des deux ne seraient présents et Nyx n’est pas naïve au point de penser que les grecques ont tout inventé, et n’ont rien emprunté d’autres religions. Les autres, ceux qui les ont précédés, ont juste eu le malheur d’arriver bien avant l’écriture. Les Celtes, d’ailleurs, en avaient fait les frais bien d’avantage que son propre panthéon, alors qu’ils étaient contemporains. L’essor des civilisations n’est pas toujours entre les mains des dieux. Pas plus que leur déclin.

Sa gentillette pique lancée, la déesse hausse les épaules, désinvoltes, à la remarque de Caïn concernant son incrédulité à la voir à ses côtés. « L’immortalité isole… Les mortels ont toujours les mêmes discussions, les mêmes préoccupations… C’est toujours rafraîchissant d’échanger avec un être dont la loupe est ajustée à la mienne, qui parvienne à réfléchir au-delà d’une année ou deux. » Nyx est parfaitement sincère… Et peu passer pour froidement pragmatique. Dans son esprit, elle complimente Caïn. Peut-être lui ne prendra-t-il pas ainsi. Et puis… Et puis pas le temps de continuer sur sa lancée, que le premier meurtrier de l’histoire, selon certains, l’entraîne vers un stand du marché de noël bien précis, sans laisser le temps à la divine de s’attarder devant celui des fruits confits… Forcément, elle a toujours aimé les fruits exotiques, et ne pleure jamais assez l’absence de Myrrhe sur de tels étals. Gentil sourire aux lèvres, Midnight suit Caïn jusqu’au stand, et prend donc l’un de ces fameux vins. « Nature, pour commencer, s’il vous plaît. » Elle demande, au vendeur, avant de se tourner vers son vis-à-vis. « S’il est aussi bon que tu le dis, je reviendrai goûter celui à l’amaretto… » Depuis qu’elle l’a goûté, Nyx a un faible pour cet alcool doux et sucré, au point qu’il a aisément supplanté le nectar…

Verre fumant en main, elle règle pour Caïn et elle, « Ça me fait plaisir… » Lui glisse-t-elle, avant de laisser la monnaie sur un billet d’une dizaine d’euros au vendeur, et ils s’éloignent, commençant à errer comme beaucoup de badauds entre les stands. Elle garde le silence un moment, souffle sur son verre, chaud, avant d’y prendre une petite gorgée. « Hum, tu as raison… Il est délicieux ! » Elle le complimente, un sourire flottant toujours sur ses lèvres, avant de reprendre, sur un ton gêné. « Ecoute… Je ne savais pas. Pour les camps. » Elle laisse tomber, comme une pierre au fond d’un puits. On ne peut pas dire qu’elle regrette, pas vraiment. Caïn allait la trahir. Si elle ne l’avait pas devancé, c’aurait été elle qui aurait fini à Dachau… Toujours est-il que Nyx n’a jamais été réputée pour sa sévérité. Elle s’est toujours efforcée d’être juste, si elle ne pouvait se permettre de simplement se détacher. En l’occurrence, si elle estime que Caïn avait mérité un châtiment pour avoir tenté de la piéger, l’horreur des camps était bien au-delà de ce qu’il méritait… Ce qui rendait la déesse nerveuse. L’injustice lui posait problème. La créer, surtout. « Je ne l’ai découvert, comme beaucoup de monde, qu’à la fin de la guerre… Si j’avais su, nous aurions réglé ça entre nous, mais pas comme ça… Pas comme ça. » Elle répète, avec plus de fermeté. L’horreur, pour un homme qui ne pouvait pas mourir, avait dû être bien pire encore, incapable qu’il était de se délivrer de cet enfer pour un monde meilleur. Toujours est-il que, sans doute par orgueil, Nyx ne formule aucune excuse, réellement… Elle ne demande pas vraiment pardon à Caïn, ou peut-être un peu, juste un peu, de façon totalement induite…

« Toujours aussi charmeur à ce que je vois… » Midnight tance, un rien, celui qu’on connaît comme le premier meurtrier du monde, bien que le meurtre l’ait précédé de nombreux siècles, un sourire amusé accroché à ses lippes charnues. Elle se souvient que Caïn, jusqu’au moment de sa trahison, s’était montré charmant au point d’en être agréable. Quel dommage qu’il ait tout gâché en tentant de la doubler… Mais, au final, ça avait été de bonne guerre, un mouvement somme toute classique dans les jeux de pouvoir divins. Nyx s’était vengée, et elle en était restée là, jusqu’à ce que l’horreur ne soit révélée et qu’elle n’en vienne à se demander, même brièvement, si sa décision avait été la bonne. Pour autant, à la lumière de ce qu’elle savait à l’époque, elle n’aurait pu agir autrement. De ce fait, il est inutile de réécrire le passé, chose qui n’arriverait jamais. Tout ce qu’ils pouvaient faire, divins comme mortels, c’est avancer.

La confession de l’apparent jeune homme ne surprend pas la déesse, qui hoche lentement la tête en signe d’assentiment. « C’est parce que tu as été humain… » Elle confirme ses dires. « Nous, nous sommes nés comme étant des fonctions. Un rôle, un but, un état d’esprit… » Figé à travers les siècles, pour le meilleur comme pour le pire. Midnight, malgré toute la lumière qu’elle pouvait attirer, ne serait jamais solaire. Elle est destinée à l’engloutir toute, pour ne la restituer qu’une fois tombée, par les étoiles. Elle ne serait jamais exubérante ni spontanée, ne rira jamais à gorge déployée, ni tant d’autres choses. Nyx est et restera toujours une figure de l’ombre, calme, parfois menaçante, inquiétante, même, puisque les temps ont beau changer, la façon dont les hommes perçoivent la Nuit et la redoutent ne change pas, ou peu. Pour les mortels comme Caïn, les choses étaient… Tellement différentes. Elle comprend la proximité supérieure qu’il peut avoir, ainsi, avec les siens, malgré l’immortalité de laquelle « il jouit ». A nouveau, elle sourit, sibylline, en l’entendant déplorer un état que tant chercheraient à avoir. Vivre une éternité avec ses regrets, ses remords. La punition divine, vue sous ce jour, prend tout son sens. Pauvre Caïn.

Elle a l’impression qu’à travers ses pseudo-excuses, le premier meurtrier de l’histoire en arrive aux mêmes conclusions qu’elle. Cette conversation la met mal à l’aise. Nyx ne sait pas quoi dire. Sans être totalement dénuée d’empathie, elle déteste en montrer, déteste s’appesantir sur des sujets qu’elle ne maîtrise pas, car déjà terminés. Alors, elle se contente d’observer un moment Caïn, sans mot dire. Elle comprend, mais n’est pas à même de l’exprimer, ne souhaite pas le faire, car elle ne sait que trop bien vers quels abysses mène cette voie. Elle laisse donc un petit silence s’installer, et une fois que, selon elle, suffisamment de temps s’est écoulé, elle reprend. « Toute une communauté de mortels qui ne le sont plus, je ne sais pas, mais il y en a quelques uns qui existent. Il faut les chercher, je pense. Ils seront plus à même de te comprendre. Quant à ton projet de mourir, si l’un d’entre nous a pu être tué, je pense que tu peux l’être aussi… Le tout est de déterminer comment. » Elle lance, comme si la pensée de perdre sa relation avec lui, le voir mourir, ne lui faisait rien. C’est parce qu’en fait, ça ne lui fait rien. Enfin, pas vraiment. Elle partage de bons et de mauvais souvenirs avec l’homme maudit, mais pas assez pour qu’il soit réellement significatifs dans son existence. Pas plus que les amants qui, au cours des siècles, lui avaient donnés des enfants mortels. Nyx a déjà enterré trop de proches pour encore s’émouvoir de trop, en particulier quand c’est le désir de la victime que de disparaître. Elle comprend, à sa façon, le tragique de sa situation et comprend donc son élan suicidaire. Une fois atteinte cette compréhension, que reste-t-il à dire ? « Si je découvre une façon, je te la partagerai, si tu le souhaites. » Elle propose, persuadée de rendre service à son compagnon de la journée, avant de prendre tranquillement une gorgée de vin chaud, comme s’ils discutaient de la pluie et du beau temps…

Il est étrange de promettre à un… ami ? la mort et que celui-ci le prenne bien, mais dans le monde des éternels, y avait-il quoique ce soit qui ne le soit pas, d’étrange ? A bien y regarder, pas vraiment, à commencer par les amours d’un Zeus polymorphe qui a trouvé amusant de séduire des mortelles sous forme de cygne ou de taureau… D’un goût… Quoiqu’il en soit, si tant est que Nyx mette la main sur un objet capable d’aider Caïn, elle l’aidera. Un peu pour se faire pardonner pour les camps de concentration, mais surtout parce qu’elle parvient à comprendre, malgré son détachement, le poids qui pèse sur ses épaules. Elle a recueilli, au cours de sa longue vie, suffisamment de confessions de mourants pour se rendre compte de ce que ça peut être de ne jamais trouver le repos éternel, de ne jamais rejoindre les siens. Mourir, c’est facile. C’est vivre qui est difficile. avait dit quelqu’un. Nyx a maintes fois été témoin de la véracité de ce proverbe, et elle se sent, forcément, plus proche du maudit avec lequel elle a déjà échangé que d’un dieu qu’elle n’a jamais rencontré. Du reste, ce dieu unique, elle ne le craint pas, comme elle n’a jamais craint Zeus, au point de bénir ses jumeaux à son insu.

Les questions par lesquelles enchaîne Caïn cependant ne peuvent faire autrement que d’arracher un très profond soupir à la Nuit. Elle baisse un instant les yeux sur son vin chaud, soupire encore, avant de se lancer dans des explications. « Ce n’est pas impossible… Nous sommes bel et bien mortels, même si les échelles ne sont pas du tout les mêmes que celles des hommes… En théorie, nous pouvons vivre éternellement, mais ça n’est pas toujours le cas. » Elle relève ses yeux étoilés vers l’apparent jeune homme, qu’elle dévisage avec intensité. « Les religions monothéistes sont assez tardives. Tu as vécu longtemps, mais tu n’as pas connu les dieux qui nous ont tous précédés, les dieux babyloniens, assyriens… Jusqu’à la déesse de fertilité, la première de nous tous, honorée par les tout premiers hommes, dès qu’ils ont commencé à avoir une conscience collective… Les mécaniques qui nous lient aux mortelles sont subtiles. C’est pour ça que je me demande s’il est vraiment possible de tuer un dieu, quand celui-ci a toujours des croyants. Pour autant, nous ne sommes pas invulnérables. Tuer un dieu est un tabou, et ce tabou seul nous a gardé de nous entretuer tous à travers les siècles, mais ce n’est pas impossible. Nous sommes vulnérables aux armes mêlées d’essence divine… De ce fait, je pense que si une arme a pu nous arracher l’un des nôtres, je pense qu’elle pourra te donner la mort, Caïn. » Pour elle, tout est logique, mais en serait-il de même pour lui ?