Eden Ferenczy ∙ Cross my heart and hope to die.

Au crépuscule du monde, la Mort.
A l’aube de ses jours, la Destruction.
Fichée dans son coeur, la Malice.
Amère sur sa langue, la rancoeur.

Elle se souvient d’un temps où son père était là, où elle était bercée par de jolies paroles qu’on imaginerait pas sorties de la bouche de Loki, lui qui, égoïste, n’aimait jamais personne plus que lui-même. Personne. Sauf peut-être eux. Fruit d’une union adultère, frappés du murmure terrible d’une prophétie soufflant leur perte à tous. Hel, dont ont dérivé les Enfers, diabolisée par les chrétiens, faite monstre, cruauté, terrible créature à demi-cadavérique car pour ces impies, que pourrait se dissimuler derrière une ombre perpétuelle sinon la laideur ? Pour son peuple d’origine, pourtant, elle était douce. On raconte qu’elle était bienveillante. La Mort qui venait chercher ceux incapable de trépasser sur un champ de bataille, dignement. La Mort qui change les tombes en navires pour les mener vers un au-delà. Terrible, oui, mais pas avec tous. Terrible avec les âmes corrompues, viciées, indignes en tout point, pas avec ceux qui meurent dans le sommeil, simplement.

D’une beauté inhumaine ont dit certains, craignant plus encore de croiser le seul oeil, glaçant, que l’obscurité laissait voir. Soeur du Loup géant et du Serpent de la destruction, condamnée par son ascendance. Et comme pour offrir du crédit aux rumeurs, elle usa de ses illusions pour donner cette image à demi-cadavérique lorsqu’Odin décida de lui offrir un royaume. Pourquoi elle ? Pourquoi vouloir la leurrer ainsi avec un domaine où rien ne vit, pas même elle ? Trop puissante pour être enfermée disent désormais les livres qui se souviennent de son existence. La reine s’en est accommodée, a joué de la peur des autres pour construire sa tour d’ivoire, la carapace à travers laquelle nulle ne pouvait passer. Elle a construit son mythe sur les ongles des défunts, sur les os des malades, sur l'haleine putride des trépassés, dans les suppliques des affamés. Et qui, sinon son père, pour voir encore en elle la fillette qui réclamait ses frères ? Qui d’autre pour se souvenir de la tendresse dont elle était capable, avant ?

Le rejet la transforme, l’enferme dans une prison de gel.
Ecartée, pestiférée, elle s’isole.
On murmure que ses colères sont meurtrières et qu’il est préférable de ne pas s’en faire une ennemie car si Hel ne prend jamais directement parti, elle reste le seuil impitoyable de l’existence.
On dit qu’elle a aimé, une fois. Nulle trace de descendance, pourtant.

Dernière incarnation laissée pour morte dans une ruelle. Beauté juvénile abandonnée, en partie dénudée. Quelque chose de l’ordre de la rage, au souffle revenu dans la carcasse qui n’aurait jamais dû se relever. Quelque chose de l’ordre du miracle morbide enfonçant la jolie Eden dans un palais de givre mental, confortable, isolant du traumatisme. Quelque chose d’ironique dans les troubles communs, dans les peines similaires. La petite hongroise aux lointains ancêtres nordiques n’aurait peut-être pas dû s’enticher des sombres mythes d’antan, des figures rejetées, de la Mort espérée, suppliée, salvatrice. Peut-être n’aurait-elle pas dû prier si fort pour qu’un navire vienne la mener loin, si loin de ce corps malmené.

Avait-elle vraiment changé, au fil des siècles ? Non. Peut-être. A vrai dire, qui la connaissait suffisamment pour le dire ? Son culte était né de la crainte du roi lui-même, les chrétiens n’ont fait qu’entériner cette peur en la peignant tel un monstre - comme toutes les femmes à leurs yeux, n’est-ce pas ? Tenait-elle rancune aux Hommes de s’être détournés d’eux ? Pas vraiment. Elle avait toujours eu un faible pour eux, pour la beauté de leurs luttes, pour l’éclat de leurs sentiments, pour la chaleur de leur amour, elle qui n’était qu’un fantôme incarné parmi eux, elle qui ne trouvait sa place ni parmi les siens ni dans son propre royaume. Dans la peau d’humaines délicates et anonymes, elle s’était parfois sentie appréciée. Qu’importe qu’elle soit reléguée au rang de vieille histoire, des fidèles elle n’en avait qu’au seuil du dernier jour, quand prier était le dernier recours, n’importe qui, n’importe quelle créature apte à répondre à la supplique. Hela n’était plus depuis bien longtemps, la gamine espérant la tendresse des siens, ne restait qu’Hel ayant forgé le respect dans cette peur qu’ils nourrissaient. Les humains pouvaient avoir peur de la Mort, pour eux c’était légitime, au moins. Ils avaient l’excuse de la finitude.

Dans la peau d’Eden Ferenczy, la solitude était plus présente, cette sorte de vide qui ne la lâchait jamais était d’autant plus ancré, les troubles communs accentuant les rechutes de malêtre chez la déesse. Eden, abusée, laissée pour morte. Eden qui n’aurait pas dû se relever et dont la vengeance était devenue un peu celle de Hel, d’une femme qui comprenait combien il était douloureux d’être prisonnière de soi-même. Les violeurs seraient punis, quoiqu’il lui en coûte, qu’importe les ressources nécessaires pour les retrouver. La môme avait une famille déjà bien trop absente, une mère ayant claqué la porte aux quinze ans de la progéniture, un père persuadé que le luxe remplaçait la présence, qu’offrir un sublime appartement à sa gamine pardonnait ses escapades dans le lit de maîtresses de passage, sans guère se préoccuper de partager son temps. Il n’en avait jamais, du temps. Hel avait réalisé à quel point l’endroit s’était fait refuge, à quel point la carte bancaire flambait pour orner les pièces afin qu’elles paraissent moins.. dépourvues de vie. Le choix du domaine funéraire s’était révélé évident, la déesse présidant toujours aux dernières heures, pardonnant même qu’on prie d’autres entités, la mortelle ayant les regrets d’un petit-ami parti trop tôt, trop jeune, de ceux qui l’ont pleuré, de ceux qui n’étaient pas venus aux derniers hommages. Combinaison complexe. Le verbe plus acide et l’attitude plus mordante, elle se fond pourtant dans cette identité, comme depuis toujours, sans guère faire de vagues - au moins, dans la vie d’Eden, il ne reste déjà rien qu’elle puisse détruire.

Les guerres, elle les observait en comptant les victimes, elle regagnait en puissance quand l’humanité se rappelait de ces rituels dits païens, de ces sacrifices en son nom depuis longtemps abandonnés, renaissant sporadiquement dans la folie des luttes religieuses. On l’a informée du danger pour leur panthéon, de la nécessité à prendre parti mais elle préfère contempler silencieusement le chaos naître. Ca n’est qu’une échelle de mesure. Il n’est pas suffisant pour qu’elle mette ses talents personnels au service de quiconque, elle qui craint de s’y oublier, elle dont le pouvoir est contrebalancé par nombre de faiblesses psychiques. Sa bonté vient avec autant de violence, équilibre difficile, fil du rasoir perpétuel. Il n’est pas encore temps. Nul ne saurait dire ce qu’est une situation critique à ses yeux, sinon son père sans doute. Pourraient-ils tous s’entretuer pour des idées ? Pourraient-ils tous se jeter dans une extinction de masse sans précédent, dieux comme Hommes ? Et elle oscille entre l’envie de tendre la main à ce combat et la neutralité de son domaine, elle qui peine à discriminer car la Mort ne fait pas de préférence. Et s’ils n’avaient pas assez évolué, si c’était leur faute à eux, la naissance des Nouveaux Dieux ? Et si en restant attachés à leurs vieilles valeurs, ils n’avaient pas su suffisamment plaire aux mortels ?

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