Meurtre sur Daugava

Istanbul. Putain de ville de merde. Jamais, plus JAMAIS Jana n'y foutra un pied, sauf pour égorger ces chiens de croyants de ce salop de dieu unique... Ils l'ont dégommée, bien comme il faut, ces salauds. La strigoï n'en restera pas là... Pas plus qu'elle n'en restera là avec ceux qui ont osé tuer Lada. Alors, certes, la déesse ne faisait pas partie de ses favorites, MAIS elle appartenait au panthéon de Chernobog, Seigneur et Maître de la vampire qu'elle est devenue, dans la mort. Elle doit tout au dieu, raison pour laquelle elle se fait un devoir de découvrir, si elle le peut, ce qu'il est advenu de sa comparse, alors, forcément, quand Baba lui propose qu'elles creusent l'affaire ensemble... Road trip entre bitches! L'occasion est belle, pour Jana, de rompre la solitude et la monotonie qu'impliquent parfois sa charge de leader de secte. Baba n'est pas une subordonnée, elle est une égale, une créature avec laquelle la strigoï prend particulièrement plaisir à échanger sur à peu près tous les sujets imaginables, parce que, comme elle, la sorcière a des siècles au compteur. Comme elle, la sorcière a tout vu, ou presque. Elle a vu les civilisations se faire et se défaire, elle a pu explorer pendant des décennies les vices des hommes, elle connaît leur meilleur, mais surtout le pire, et elle a émergé de ce merdier un peu comme elle, blasée de beaucoup de choses les concernant, mais pas des merveilles de la nature que ces insignifiants petits crétins s'amusent à saccager. Baba a comme elle l'amour des steppes, des espaces verts et désolés, inhabités, calmes, sereins. Dans une autre vie, Jana n'aurait plus eu la moindre distinction. Elle se serait mesurée aux ours et aux loups, qu'elle aurait fini par dompter, comme la prédatrice ultime qu'elle est. Mais voilà, les civilisations ont avancé, l'ère industrielle a terminé de tout pourrir, et les voilà, toutes les deux, en partance pour tenter d'élucider la mort d'une des créatures les plus anciennes qui existent.

Dans l'ombre du Relay de l'aéroport, mains dans les poches de sa courte veste et appuyée nonchalamment contre le mur, la vampire attend la sorcière, et laisse sa bouche se fendre d'un sourire à sa vue. Les yeux de Baba lui ont toujours plu. Si clairs, si beaux. Tout comme le caractère, au moins aussi sanglant que le sien, de la dame. Qu'il est apaisant que d'être en compagnie d'une femme qui, loin de la juger, partage pour beaucoup les vices de Jana... Et, mieux encore, qui recherche aussi sa compagnie! Ça la change, c'est certain, de ses subordonnés. Lunettes de soleil sur le nez malgré l'heure tardive, les deux femmes rejoignent de concert la porte d'embarquement vers le prochain vol pour Riga, Lettonie. Grâce à ses réseaux, bien développés dans l'Est, la strigoï est parvenue à glaner quelques informations qui leur permettent au moins de suivre quelques pistes. Lors de leur échange préambule, elles ont résolu de concert de se rendre sur le lieu de repos de la dépouille de la déesse, afin de l'examiner. A elles deux, elles doivent cumuler les visions de milliers, si ce ne sont pas des centaines de milliers à travers les siècles, de cadavres. Jana ne saurait parler pour Baba, mais pour sa part, dans sa longue vie, elle a déjà vu des corps éventrés, égorgés, lacérés, morts de maladies diverses et variées, écrasés, broyés, noyés, brûlés, écartelés, empalés, trépanés... Et bien d'autres adjectifs en -és. Sans se prétendre médecin légiste, entre son flair et sa vue hors du commun, elle s'enorgueillit de pouvoir trouver au moins une info ou deux sur les restes de la pauvre Lada...

Le vol se passe sans encombre, et c'est discrètement que la sorcière et la strigoï rejoignent la partie non commerciale de l'aéroport où Jana, cette fois tout sourire, s'avance vers l'hélicoptère qui les attend. « Le carrosse de Madame est avancé! » Elle lance, gaiement, en faisant tourner les clés autour de son index, lunettes de soleil modèle aviator toujours sur le nez, veste en cuir à la top gun. Comme quoi, on peut avoir des millénaires au compteur et toujours aimer faire dans la beauferie, de temps en temps.
Femelles dans l'œuf volant à hélices, Jana ne perd pas de temps pour décoller et se mettre en route. Certains passent leur éternité à glander, Jana, elle, apprend. Elle a appris à se battre, comme une louve, à piloter hélicos, petits avions, bateaux et plus encore. Au plus elle en sait, au mieux elle se porte. Ca élime aussi de beaucoup son besoin d'avoir recours à des tiers. Avec ou sans secte, et ce depuis des siècles, Jana est un esprit libre, indépendant, certes, loyal à Chernobog, mais si du jour au lendemain, elle ne devait se retrouver qu'avec ses ovaires et un couteau, elle gérerait tout aussi bien. Enfin presque.

En approche des coordonnées, Jana donne un coup de coude à Baba. « Terrain en approche, nous serons bientôt au cimetière.» Elle explique, dans son casque, retenant un sourire en voyant la sorcière pester. C'est vrai que l'engin est bruyant. N'importe, elles n'en auront bientôt plus besoin. De retour sur le plancher des vaches, Jana éteint l'appareil, les retors finissant paresseusement leur course. De concert, les deux femmes sautent à terre et s'arment de leurs outils, pour le moins inhabituels. Bêche, pioche, pelle. So chic, so glamour. Rangers dans la fange, Jana s'en grille une, sans s'émouvoir, sur la marche de deux kilomètres qui les sépare de leur objectif, objectif qui ne tarde pas à se dessiner dans les yeux fins de la strigoï. Arrivées devant le mur d'enceinte et les impressionnantes grilles de fer forgées, la vampire balance son mégot, sans âme. Prête? demande Baba. Jana sourit. « Bien sûr. Je n'en suis pas à mon premier viol de sépulture...» En tant que vampire, les cimetières sont son dada, bien avant les appartements chics dans lesquels elle se fait plaisir à l'ère moderne. D'un geste blasé, la créature de la nuit prend le cadenas de la chaîne verrouillant les portes au creux de sa paume, et le brise comme un petit curly, tirant sur les maillons de métal dans la foulée. En moins d'une dizaine de secondes, la porte est ouverte et, comme s'il s'agissait d'une promenade de santé, Jana se met en route. « Bon, la terre devrait être fraîchement retournée. Elle devrait être enterrée sous le nom de Petra Lewandowski. Je prends ce côté et toi celui-ci?» D'un mouvement de tête, elle désigne la lampe torche de Baba. « La lumière va me vriller les pupilles autrement. Si tu trouves avant moi, prononce juste mon nom, sans crier. Je t'entendrai.» Complice, elle la gratifie d'un clin d'œil et, en sifflant la chanson des sept nains s'il vous plaît, elle va se mettre à chercher la tombe de Lada de "son" côté du cimetière.

Elle devrait être plus révérencieuse, Jana, plus respectueuse, plus solennelle. Après tout, ce n'est pas tous les jours qu'un dieu décède, alors c'est encore moins quotidien que d'en déterrer un. Et puis, elle qui a été indirectement créée par Chernobog, ne devrait-elle pas montrer plus de déférence face à la dépouille de l'une de ses compagnes slaves ? Elle le sent bien, Jana, que son humeur n'est absolument pas adaptée aux circonstances... Mais, même en cherchant bien, la strigoï ne ressent rien d'autre qu'une froide détermination, qu'elle habille de désinvolture. Lada, elle ne la connaissait pas, n'a jamais été témoin de ses miracles, ou autre. Or, la femme qu'elle a été n'avait pas une once de spiritualité. Si elle avait pu cracher dans la bouche des dieux, elle l'aurait fait, uniquement par défi, par refus d'accepter qu'aucune de ces créatures vantardes ne décide de sa vie... C'est toujours le cas aujourd'hui, même si elle a appris à les redouter un peu plus. Cette propension à refuser sa foi à tout autre que Chernobog met un peu plus en lumière à quel point la relation, ou plutôt l'absence de relation, qu'elle peut entretenir avec la ténébreuse déité slave n'a pas de sens, à quel point son dévouement est facile à briser avec un peu de logique... Facile à briser ? Oui et non. Si la logique peut facilement en venir à bout, la logique ne peut que s'incliner face à la foi, aveugle et irrationnelle. Jana croit en Chernobog parce qu'elle se reconnaît en lui, parce qu'elle reconnaît le maître de sa condition. Elle est loin de se reconnaître, de près ou de loin, en Lada...

Il faut le dire, ce n'est pas la honte qui étouffe la créature de la nuit, que de se montrer aussi nonchalante dans un endroit dont le côté glauque réduirait au mutisme n'importe qui. Seulement, c'est un peu différent quand on sait que, de toutes les créatures ou nuisibles qui pourraient pulluler dans un endroit pareil, c'est nous le monstre le plus redoutable...

Entendant Dréna souffler son nom, Jana emprunte les ombres, use du don de son créateur pour se retrouver en compagnie de la sorcière en un battement de cil. Clope au bec, Jana inspire longuement sur son clou de cercueil, avant de le dégager d'une pichenette dédaigneuse. Ses poumons morts exhalent un épais nuage de nicotine, tandis qu'un sourire amusé répond au regard peiné de la Baba Yaga. L'empathie n'a jamais été le fort de la vampire, pas même de son vivant... Si elle l'était, du reste, sa vie serait un enfer ! Elle ne pourrait plus boulotter d'humains ! Du coup, malgré elle, elle ne peut être qu'indélicate avec le recueillement de sa compagne. « T'en fais pas, on s'éternisera pas. » Elle lui assure, avant d'enfoncer sa pelle dans le sol avec énergie, encore, et encore, et encore, sans jamais se fatiguer, rapide et méthodique. Là, dans ce cas là, on se dit que c'est quand même intéressant de boulotter des êtres humains... « J'aurai peut-être besoin d'une bloody Mary, ou d'un bloody Samy, après ça... Rien à foutre, tant qu'il est bien bloody... Pas toi ? » Les blagues de vampires, ce n'est jamais bien fin, et ça tourne toujours autour de la même chose... Tout comme Jana aime régulièrement taquiner Baba avec son propre menu, pas si différent du sien pour finir... Quoiqu'il en soit, le temps passe et la terre se creuse, jusqu'à ce que, finalement, les pelles ne viennent cogner contre le bois. Là, Jana ne prend pas de gants. Elle s'allonge sur le ventre près du trou, attrape l'une des poignées du cercueil et l'extirpe hors de la fosse grâce à sa force brute. « Pas question de lui grimper dessus comme des sauvages. » Elle lance, à Dréna, avant de se relever, de se débarbouiller un peu, et de se mettre devant l'ouverture du cercueil. « Prête ? » Elle demande à la sorcière, se disant que, peut-être, elle voudrait elle-même ouvrir la dernière demeure de la déesse slave.