Kayn Avci - Le premier meurtre de l'Histoire

Les Origines

Au départ, nous étions cinq : Adam, notre père qui refusait d’explorer ce monde inconnu, Eve, notre mère qui se lamentait jour et nuit de ses fausses couches, Abel, mon petit frère qui était mon « tout », mes deux petites sœurs dont la fréquentation était interdite et puis moi, Caïn, qui prenait soin de tout le monde.

En effet, nos parents étaient de grands croyants du Dieu Unique, priant jour et nuit pour qu’Il nous bénisse et qu’Il nous allège de notre dur labeur. Une belle intention certes, mais qui n’était malheureusement pas accompagnée d’actes. A peine concernés par les réalités de ce monde, ils passeront toute leur existence à nous décrire le « Paradis », un lieu où les arbres et la Terre s’empressent de leur donner leur fruit suite à un simple « ordre » et où toutes les saveurs étaient uniques et exceptionnelles, au lieu de subvenir convenablement à nos besoins. Je pouvais les critiquer, mais leurs amours étaient véritablement sincères à notre égard, oublieux de nos défauts et de nos erreurs. Avec le recul, je dois admettre qu’ils doivent bien être les seuls individus que j’ai connus, qui ne m’ont jamais rejeté malgré toutes mes fautes, paroles désobligeantes ou actes violents. Ils m’acceptaient tel que j’étais.

Toujours est-il que j’étais « l’homme de la maison » : celui qui chassait, celui qui labourait, celui qui portait les charges les plus lourdes, celui qui défendait, celui qui combattait … Abel avait une constitution trop faible et un caractère trop doux pour s’acquitter de tâches qui exigeaient des forces ou une forme de cruauté – piéger, tuer et dépecer un animal ou encore battre du fer chaud durant des heures, par exemple –, et m’accompagnait davantage pour tenir mes instruments ou les prises plutôt que de prendre une part très active, rêvant constamment des terres par-delà les eaux salées ou les frontières invisibles tracées par notre père. Mes deux sœurs étaient confinées dans une autre maisonnette, avec nos parents, à tisser des peaux, à préparer le repas ou à assister nos parents dans leur prière.  

C’est lors d’une saison de chasse des plus infructueuses que je reçus le premier don du Dieu Unique, suite à mes nombreuses prières. Il transmit sa parole à travers un Ange qui, d’un simple contact avec mon front, m’apprit toutes les techniques de chasse mais également aiguisa mes sens. Subitement, j’entendais le plus infime son, je pouvais distinguer chaque goût et chaque odeur, je pouvais voir très loin et je devinais une matière d’un touché ! Malheureusement, le don vint également avec un inconvénient considérable : des migraines, terribles maux qui m’offraient des sauts d’humeur constants, voire des accès de violence. J’avais onze ans.

Je recevrais la visite de ce même Ange une seconde fois, pour m’octroyer un autre don : la connaissance des secrets de la Terre afin de soulager les hommes comme les animaux des blessures comme de leurs maux. Malheureusement, cette fois-ci, mes prières n’eurent pas une réponse assez rapide : la fièvre qui avait touché chaque membre de la famille – excepté moi – avait tué une de mes sœurs. J’avais quatorze ans.

Le Crime

Je n’ai pas tué mon frère, Abel, pour une querelle amoureuse ou par orgueil. Il est mort en raison de ma stupidité : j’avais été faible face au Démon, et je me suis fait manipuler par cette dernière d’une façon abjecte !

Cependant, la graine de la discorde a bien été semée par une femme et plus précisément par notre seule sœur. Lorsque Père annonça que l’un de nous allait se marier à notre unique sœur, mon frère et moi avions supposé, à tort, que je serais le premier à me marier. Le Dieu Unique décida autrement. Conscient que le choix ne me plut guère, père me rassura : A celui qui sera marié, il incombe d’offrir sa première fille comme épouse à son frère célibataire. Une promesse qui ne me plut pas : cela sous-entendait que je devais attendre une dizaine d’années ! Une période trop longue pour le gamin impatient que j’étais, à mes seize ans.

Si la décision avait froissé mon orgueil considérablement – moi qui me croyais le favori, ayant eu droit aux dons du Dieu Unique, et non le reste de ma famille –, je pris mon mal en patience par respect et par amour pour mon frère Abel. Il n’avait jamais été jaloux ou envieux à mon égard, alors je me refusais de ternir de près – ou de loin – à son bonheur. Une humilité qui ne plut pas à mon premier ennemi, Le Démon, de cette époque-ci. Le fourbe saisit cette occasion pour s’insinuer dans mon esprit. Il profitait de cette pointe de jalousie et de ma faiblesse en fin de journée – suite à de terribles migraines – pour me susurrer de mauvaises idées. Il savait que, malgré mes connaissances de la Terre, j’étais incapable de confectionner un remède contre ces maux constants, il en profita pour sous-entendre que les choses de l’amour m’apaiseraient. Un beau soir, mi-sérieux, mi-hilare, je m’hasardais à demander à mon frère s’il voulait bien m’octroyer le plaisir de partager la couche de son épouse : il s’offusque ! Qu’il ose dire « non » fut comme un déclic, et je m’énervais considérablement, allant jusqu’à me battre avec lui. Ma jambe s’entortille sur quelque chose, et je tombe dans l’âtre. Malheureusement, il était trop tard, toute ma jambe gauche avait brûlé – mais je n’avais pas tué mon frère, ce soir-là.

Ma convalescence est lente, et difficile. Je délire en raison d’une fièvre persistante. Les soirs, le Démon se glisse jusqu’à mon chevet, guettant quelques instants de lucidité pour me siffler d’autres méchantes idées. Il soutient que je ne guéris pas, car mon frère et ma sœur ne s’en donnent pas la peine, qu’ils attendent que je meure. J’y crois, tant la douleur est forte. Et j’y crois encore, quand je me relève un matin, guéri. Je partage qu’à peine la joie de mon frère, et l’invite à la chasse subitement. Je profite d’être à l’abri des regards pour l’accuser de ses viles attentions ! Je le bats une fois, exigeant qu’il avoue son crime. Il refuse. Je le mets à terre encore. Il continue à s’entêter. Et enfin, je le menace d’une flèche. A nouveau, il réfute toutes mes accusations. Et je décoche la flèche, droit dans la gorge, lui offrant une mort douloureuse et sanguinolente. Et j’avais tué mon frère.

Je regrettais l’acte à l’instant même et aussitôt, la Malédiction divine s’abattit. Le Dieu Unique et son Ange - le premier et le seul, à cette époque-ci - refusèrent d’entendre mes larmes, mes cris et mes pardons : ils me condamnèrent. « Nous t’exilons des siens, en te condamnant à errer sur cette Terre et pour unique compagnon ta Culpabilité et les Démons. Jusqu’au jour du Repentir, tu devras vivre et souffrir ».

J’avais vingt ans, à peine. Et je le suis resté depuis.

Pendant de longues années, je suis resté auprès des miens. Les unions se multipliaient, les liens de parentés se diluaient et le premier Prophète s’annonça et énonça les premiers commandements du Dieu Unique … tant d’événements que j’ignorais. Je noyais mon chagrin, ma culpabilité et ma honte en bâtissant de nouvelles maisons ou établissements pour les miens, en repoussant toujours un peu plus les frontières – comme l’aurait voulu Abel. Un beau jour, las d’être l’objet des accusations fausses – comme quoi mon engeance serait de nature violente ! – et mon désir de m’amender auprès de mon frère me décidèrent à quitter définitivement les miens et partir en exploration.

Néron et les persécutions

Si le Dieu Unique refusait de me tuer – ou de me pardonner –, alors je devais lui forcer la main ! Voilà la plus folle et la plus stupide à laquelle j’étais arrivé à cette lointaine époque, las de mes longues explorations et de cette culpabilité qui ne se taisait pas. Alors, je m’alliais à divers ennemis du Dieu Unique pour le combattre. Sans aucun doute, c’est l’une des périodes les plus sombres et les plus honteuses de mon existence – après le meurtre de mon propre frère.

Tout d’abord, je deviens l’âme damnée de l’Empereur Néron et participe aux participations des premiers chrétiens. Malgré les cris, les supplices et qu’importe le sexe ou l’âge, je m’exécutais avec ferveur et avec entrain. Entre temps, j’avais réussi – après multiples échanges avec des créatures ou des messagers – à négocier avec un Panthéon étranger, les « Egyptiens ». Le Panthéon Greco-Romain faisait un brin trop preuve de tolérance et surtout d’un trop grand caprice – Les Dieux de l’Olympe étaient un peu les Kardashians de l’époque, à mon humble avis ! J’avoue que je n’ai pas été malin à cette époque, pariant sur un Panthéon Égyptien déclinant ... que voulez-vous, c’était le seul qui pouvait côtoyer le populaire Panthéon Gréco-romain et le seul à bien vouloir m’écouter !

En somme, après avoir vendu mon âme à Néron, voilà que je la remets sur le marché, chez les Egyptiens, et m’acquitte de chacune de leur sale et honteuse et minable besogne contre d’autres Panthéons – m’infiltrant jusqu’au cœur même des villes les plus éminentes afin de chercher une faille. On peut dire que j’ai été un espion, un mercenaire ou même agent double divin … Bref, un joli bordel dont je n’allais pas tarder à récolter les fruits maudits. Cependant, plus j’en accomplissais des missions, et plus je me rendais compte qu’ils se fichaient de moi. A leurs yeux, je n'étais qu'un traître qui ne méritait aucun traitement de faveur, et peut-être même un espion pour le prétendu Dieu Unique. Si ce Dernier m'avait maudit, je devais au moins lui donner ce crédit : il ne m'avait jamais offert de faux-espoir. Ma sentence avait été claire, et précise. Cette aventure me permit de comprendre, enfin, que je n'étais plus un humain libre de ses faits et de ses gestes. J'étais la créature même du Dieu Unique, et que ma seule rédemption est de me battre pour lui et non contre lui. Mon espoir d'être enfin en paix avec mon âme et ma conscience ne peut se faire qu'ainsi. Et je me plie, enfin et pour toujours ...

Qui aurait pensé que dans ce chaos social et politique, j’allais buter sur la première femme que j’allais sincèrement aimer ? Certes, j’avais connu des dames avant, mais il n’avait jamais été question de sentiment, mais uniquement d’un besoin physique – et de survie de l’Humanité. Qui aurait pensé que celle-ci allait être l’une de ses chrétiennes que je poursuivais ardemment pour les tuer – ou les soumettre à des supplices pour obtenir des renseignements ? Pire encore, pourquoi fallait-il que la demoiselle soit mariée et fervente croyante ? Une belle farce du Dieu Unique, à n’en point douter !

Je vous résume cette période en cinq phrases :
Nous tombons follement amoureux, et nous cédons aux péchés.
Le mari et la communauté chrétienne l’apprennent, ma dame est lapidée et disparaît mystérieusement.
Mon supérieur et mes compagnons d’armes l’apprennent et me menacent de m’enfermer – ou de me tuer pour traîtrise.
Je décide de laisser tomber toutes mes promesses faites au Panthéon Egyptien, considérablement persuadé qu’eux-mêmes ne respecteront pas leur propre parole de combattre ardemment le Dieu Unique.
Je me repentis auprès du Dieu Unique : car malgré sa cruauté, Il est au moins « honnête », et il n’a jamais été question de fausses promesses. Et ça ne plaît pas trop à tout le monde …

Et la conclusion est la suivante : dix générations se sont retrouvées maudites. Je ne saurais dire si c'est le Panthéon Egyptien ou le Panthéon du Dieu Unique qui se vengèrent - peut-être les deux. Toujours est-il que pour une dizaine de générations, chacun de mes enfants, de mes petits-enfants - et ainsi de suite, tous mortels évidemment - ainsi que la progéniture des enfants d'Abel que j'avais suivi du mieux que je pus - et dont j'avais pris grand soin - connurent une fin tragique et misérable. A mon grand désespoir, je ne pus enterrer aucun corps et ainsi faire convenablement mes derniers adieux, car il était constamment introuvable. Plus que jamais, j'étais seul.

Aujourd'hui

J'étais là quand Mehmed II a conquis Constantinople et l'a renommé Istanbul, témoin du clash de deux puissants hommes, défendant tous deux le Dieu Unique. J'étais aussi là, quand le jeune Sultan a réorganisé la ville, me portant volontaire pour bien des tâches - notamment celles de remettre de l'ordre. J'étais encore là quand il partait pour de nouvelles conquêtes, ou quand il négociait avec des puissances étrangères. L'Empire Ottoman a été l'époque la plus fastueuse et la plus lumineuse de mon existence, celle où j'avais presque la sensation que ma vie avait enfin un sens, où je ressentais fierté et bonheur lorsque je convainquis enfin un Sultan qu'il était important de garder sa fratrie à ses côtés, et non les considérer comme de potentiels concurrents et où je pouvais enfin laisser libre cours à ma violence - par des guerres et des conflits constants.

Et puis le rêve se termine, et je suis contrait de migrer ailleurs, là où il n'est pas mal de tuer pour un idéal. Je participe à des guerres, tantôt soldat, tantôt "victime". Je rencontre des personnes, les rendant heureux ou malheureux au gré de mes humeurs et de mes migraines, me montrant soit un père et un époux aimant et responsable, soit un odieux et violent énergumène de l'humanité. Je rejoins et je quitte diverses organisations - bien souvent criminelles ou alors clandestines - au gré des caprices du Dieu Unique ou des miennes ou des membres de l'organisation - tout le monde n'aime pas l'insubordination et les éléments instables -. Je collectionne aussi, les gibiers rares, les objets précieux ou les graines de plantes précieuses - que je cultive, évidemment -, le tout accumulés avec le temps.

J'aurais pu continuer cette existence "monotone" si une nouvelle ne m'était pas arrivée. J'avais une fille, et elle semblait avoir de sérieux problèmes. Il faut savoir une chose : je ne perdais jamais la trace de ma descendance - du moins, pas depuis la déconfiture avec le Panthéon étranger de mes années insouciantes - et je m'assurais qu'elle n'était pas liée, de près ou de loin, à tous ces combats divins. Une affaire bien plus facile à suivre depuis l'avènement des moyens de contraceptions, de l'avortement et d'internet.

A ce jour, je peux dire que je n'ai qu'une seule et unique fille. Malheureusement, si ce n'est pas des religieux fanatiques, c'est l'hyperconnectivité et l'importance croissante de la logique et des contrôles qui m'empêchent d'assumer pleinement mon rôle de père depuis de nombreux siècles. Malgré mon immortalité, mon engeance ne l'est pas : elle grandit, elle vieillit et elle meurt. Je ne peux donc pas rester longtemps à leur côté - du moins en plein jour - sans m'attirer les foudres d'une institution ou d'une organisation. Alors, dès que l'enfant atteint ses sept ans, je pars. Une séparation qui est devenue systématique et naturelle dorénavant.

Pourquoi sept ans ? Sachant que j'ai l'allure et l'apparence d'un gamin de vingt-quatre ans, je peux prétendre avoir eu un enfant à mes dix-sept ans au grand maximum - plus devient un vice et un problème pour la société actuelle. Entre temps, je dois changer de quartier et d'école une fois durant ces sept ans pour grapiller encore quelques années - car il est étrange que je ne change pas pour tout le monde, évidemment. Cependant, je ne disparais pas complètement. J'envoie des cartes postales, des lettres, des présents et je finance tous leurs besoins - si je le peux, et si je n'ai pas tout claqué dans des jeux d'argent ou d'autres types de paris, sur une impulsion.

Ainsi, lorsque j'apprends que la gamine que j'ai eu avec une Turque, qui a décédé il y a trois ans et qui a confié notre fille à sa propre mère, semble s'être mêlée à un Panthéon, je ne tarde pas à faire mes valises et à me rendre à Istanbul. Conscient que je ne peux pas me pointer devant elle, et dire que je suis son père alors que nous arborons clairement le même âge apparent, je décide d'être plus subtile. Une méthode qui nécessite du temps, et de l'adaptation. J'abandonne mes affaires de chasseur, explorateur et voleur, et je me convertis en marchand clandestin dans la ville. Entre temps, je contacte un Ange pour l'informer de ma présence à Istanbul et de mon intention d'y rester, sous-entendant que je restais à sa disposition s'il avait besoin d'aide. Eh oui, je n'étais pas bête ! Ça pullule de différents Panthéons, et certaines Divinités ne me portent franchement pas dans leur cœur ... Il est important d'avoir quelques alliés dans son propre Panthéon.

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