Qui sème la discorde est pourvoyeur du diable

Au cœur d’un joyau de verdure se trouvait un lac, vaste étendue miroitante sous le soleil de Sicile. Pergusa, demeure des Océanides, vit mes premiers jeux tandis que cachée des Dieux de l’Olympe, les nymphes étaient mes seules compagnes. Je m’immergeai alors dans ses eaux sans craintes, sous le regard bienveillant de ma mère. Protégée de tout, protégée du monde. Devais-je regretter ces instants de félicité ? Certainement. C’est à l’ombre des monts Héréens, tout près des bois d’Enna, que j’ensemençai la terre de mon pouvoir y faisant croître la vie, y faisant naître le printemps. J’y dressai un autel végétalisé, à ma gloire car Pergusa et Enna étaient mon refuge, mon domaine, ma maison.

Jusqu’à l’incident du narcisse, toutefois. Hadès a imprégné le lieu de souvenirs pour le moins désagréables, même si l’amour que je lui porte a fini par effacer la rancœur que je ressentais alors. Difficile d’oublier que la terre s’est fracturée pour m’engloutir, que mon cri a résonné dans l’infini des profondeurs noires et que mon destin s’est retrouvé enchaîné à celui des Enfers morts. Dès lors, mes visites aux filles d’Océanos n’eurent plus tout à fait la même saveur quoique j’apprécie, encore aujourd’hui, de m’y rendre de temps à autre... J’aime ce que j’y revois ; Mille vies, et mille autres encore. Des souvenirs. Ce que j’y ai gagné, et ce que j’y ai perdu.

Et qui j’y ai perdu.

Ce soir-là, une lune claire brillait au-dessus de la vaste étendue placide qu’était Pergusa, miroir d’argent sous la bénédiction de Séléné ; La déesse avait étendu son voile au-dessus de nos têtes, baignant la nature sicilienne de sa lumière froide et tranquille. Nyx marchait dans ses pas et la nuit tombait sur nous en pluie d’étoiles noires. Rassurante, apaisante. Je l’embrassai, entière et nue, et immergée dans les eaux sombres du lac dont le clapotis portait loin. Les Océanides avaient rejoint leur demeure des profondeurs si bien qu’il n’y avait plus que moi qui, portée par les courants froids, était à demi-éveillée dans la pénombre. Du moins c’est ce que je pensais.

Sauf que je n’étais pas seule. Je sentis la présence avant de la voir.

« Qui va là ? Qui marche au-devant de Perséphone, fille de Déméter ? » Demandai-je aux ténèbres.

Je songeai alors que quelques humains s’étaient égarés sur mes terres, que j’en allais les chasser, mais la présence était tout à la fois familière et... Divine. Aussitôt, je pensai à mon époux qui, las de mon absence, avait décidé de me rejoindre tandis que j’apportais le printemps aux hommes mortels. Ça n’aurait pas été la première fois. Mais ce n’était pas lui. C’était un autre, constatai-je. Une connaissance d’un autre temps, d’une autre existence. Celui avait renié sa nature pour en embrasser une autre. Celui qui avait répudié les siens et, par-là, participé à notre chute à tous.

Mais ce soir-là, ce fut un sourire qui ourla ma lippe lorsqu’il m’apparut.

Car il n’était pas encore Belzébuth, serviteur du Dieu unique, traître et parjure.

Il était mon égal, un dieu païen qui appartenait déjà au passé.

« Tu es bien loin de ton domaine, fis-je remarquer dans un rire clair. Ne crains-tu pas le courroux de ma mère ? »

Spoiler:

Qui sème la discorde est pourvoyeur du diable

Anthea et Natanaël

C'était donc la fin d'une ère. C'est une bonne chose non ? Il était encore trop tôt pour le savoir malheureusement. Mais l'heure était au choix et le mien était fait, que cela plaise aux autres ou pas. Et cela ne semble pas leur plaire au vu de ce que j'avais entendu, mais qu'importe, ma petite personne était trop importante pour être jetée aux oubliettes et qui sait, je saurais sans tirer mon épingle du jeu au sein de ce panthéon. Et c'était clairement mieux que mourir. Rallier les monothéistes était un pari sur l'avenir, mais étant donné la puissance qu'ils cumulent, je n'étais pas réellement inquiet. Et il était donc temps que je tire ma révérence, du moins pour un temps, parce que je comptais bien revenir, plus fort que jamais. C'était dans ma nature après tout. Mais j'avais encore une petite chose à faire avant le départ, avant de laisser cette vie derrière moi. C'est pour cette raison que je m'étais rendu en ce lieu, voir sans doute pour la dernière fois une amie, où du moins une personne que j'avais appris a appréciée. Parce que c'était sans doute aussi la fin pour ça, pour ces moments passés ensemble en tant que dieux païens. Parce que je tournais le dos à tout ce que je connaissais pour aller vers l'inconnu, mais cela ne m'effrayais pas. Le changement était bon pour l'évolution, sans changement, le monde n'avancerait plus. La nuit était belle, douce et s'annonçait paisible, alors que j'avançais sous le ciel étoilé. Bientôt, je rejoindrais sans doute un autre monde, souterrain cette fois et qui sait quand je reverrais ce spectacle qui me laisse sans voix à chaque fois ? Il y avait une certaine beauté inexplicable dans les étoiles. Autant que j'en profite. Et je sentis sa présence divine avant même de la voir et c'était visiblement réciproque, vu que j'entends sa voix. J'eus un léger sourire, attendant quelques secondes avant de sortir de l'ombre. Il est certain que Déméter n'appréciera pas de me voir en son domaine, mais je ne fais rien de mal. Je suis ce que je suis, un traître, mais je ne fais pas de mal intentionnellement aux miens, même si je me doute bien que ma trahison les précipite tous vers une fin abrupte. Encore une fois, c'est une question de choix. " Est-ce comme cela que tu accueille un vieil ami ?" Question purement rhétorique, mais qui avait le don de me faire sourire. Mon regard se pose un instant sur elle, sur son visage. Elle était belle, vraiment, au point d'en faire des envieuses, au point que plus d'un aurait voulu la posséder, mais il y avait eu plus rapide. Aujourd'hui, elle était à quelqu'un d'autre, mais cela ne changeait rien. Elle restait la même. Puis mon regard se pose sur la surface de l'eau, restant silencieux quelques secondes avant de reprendre. " De quel domaine parles tu exactement ? Je n'ai plus de chez moi à proprement parler maintenant." La triste réalité, mais cela ne me fit pas plus d'effet que cela. " Pourquoi devrais je la craindre ? Je ne suis pas un danger pour toi, je ne te convoites point, je ne te veux aucun mal. Je suis seulement venu te dire au revoir. Serait-ce une mauvaise chose ?" Je m'agenouille au bord de l'eau, songeur, laissant ma main effleurer la surface sans rien dire.

copyright Bloody Storm

Je vis son profil se dessiner sous le clair de lune et mes craintes s’envolèrent, aussitôt soufflées par son apparition inattendue ; Je ne le craignais pas, pour ce qu’il m’était un ami ancien et cher. Le son de sa voix, portée par une brise légère caressait à peine le silence dans lequel je m’étais réfugiée. À dire vrai, seul le frémissement de l’eau, par le fil de laquelle je me laissais doucement porter, animait les profondeurs ténébreuses du cœur de la nuit.

« Est-ce ainsi que l’on se présente à une vieille amie, sans s'annoncer ? » Fis-je dans un rire léger.

N’était-il pas à l’orée de mon domaine, tandis que j’étais nue sous les étoiles ? C’était toutefois une question qui n’attendait pas réellement de réponse. C’était un autre temps. Un temps où se présenter dans son plus simple habit de chair n’était pas source de gêne, ni de honte. J’en avais l’habitude, lui aussi. Doucement, jouant des pieds et des mains, je me rapprochai de mon interlocuteur, méditant silencieusement sur la question qu’il me posait. Une question difficile, qui n’avait pas de réponse. Ou plutôt une question dont nous connaissions tous deux la réponse. Malgré moi, malgré la beauté du paysage et la tranquillité de la nuit, je sentais une ombre angoissante recouvrir mon cœur.

« Je ne le sais que trop bien, mon ami, répondis-je avec un regard triste pour les étoiles. Mais n’est-ce pas là notre destin à tous ? »

Car nous étions des reliques du passé et déjà les plus anciens d’entre nous s’éteignaient, rejoignant l’Ether dont ils étaient issus. Bientôt ce serait notre tour. Bientôt. Je portais en moi cette certitude, cette crainte de retourner au néant dont je m’étais extirpée, modelée par les songes et la Foi des hommes. Doucement, je sentais mes pouvoirs faiblirent, faillirent, alors que le Dieu unique s’élevait à l’est et que le nombre de ses fidèles grossissaient. Mais j’essayais de ne pas y penser, j’essayais de préserver mon existence dans le cœur de mes fidèles. De ce point de vue-là, je n’étais guère favorisée : dans l’ombre de Hadès, rares étaient ceux qui me rendaient grâce...

Si j’avais su alors... Si j’avais su. Mais je ne savais pas, je ne voyais pas. J’étais aveuglée par mon affection, incapable de voir ce qui se dessinait sous mes yeux. Je n’étais que soucieuse, inquiétée par ses inflexions songeuses. Je relevai la tête tandis qu’il s’agenouillait près de la source. Quelque chose me gênait mais j’étais incapable de mettre exactement le doigt dessus. Il y avait quelque chose de changé chez lui. Mais quoi ? Je m’approchai doucement, glissant entre les eaux froides pour me hisser à ses côtés. Je portai une main à la courbe de son visage.

« Tu es différent, murmurai-je. Pourquoi ? Sous mes prunelles claires, des sourcils froncés témoignaient de mon trouble. Et pourquoi aurais-tu besoin de me dire au revoir ? »

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Anthea et Natanaël

La trouver là n'était pas réellement une surprise, il y avait des habitudes qu'on ne perdait pas si facilement. Mais ce soir, sous ce ciel étoilé, dans le calme de la nuit, je sentais pourtant une pointe de regret, mélanger à une petite dose de mélancolie. Excité évidemment parce que j'allais commencer une nouvelle existence auprès d'autres dieux, mais si éloignée, de ce que je connaissais jusqu'alors, tourner le dos à tout ce qu'on connaît n'est peut-être pas si simple finalement. Mais j'essaye de faire abstraction quand je me présente devant elle, sortant de l'ombre. J'eus un léger sourire à sa réponse. " Je voulais te faire la surprise, mais tu m'as démasqué avant que je puisse dire quoi que ce soit." Un sourire amusé sur mes lèvres, évidemment que ça n'aurait pas marcher. Nous avions cette capacité à ressentir la présence d'un autre divin, quand bien même, nous n'appartenions pas au même panthéon. Étant tous les deux des dieux païens, nous n'avions pas ce problème, même si pour moi, la situation allait changer sous peu. Mais là, tout de suite, ce n'était pas important, rien n'avait réellement d'importance tant j'étais content de pouvoir passé un peu de temps avec elle. Qui sait dans combien d'années, de siècles ou de millénaires, sera notre prochaine rencontre ? Je reste silencieux quelques secondes après ses propos, il est vrai que nous étions presque tous condamné à tomber dans l'oubli, chose à laquelle je me refusais catégoriquement. Retourner dans le Néant ne me disait rien du tout, alors que l'idée de rejoindre le monde souterrain et le domaine de Lucifer ne me disait pas grand-chose non plus sur le moment, de par ma nature, je sais que je n'ais pas d'autre choix. Mais ce n'était qu'une question de choix, seul l'avenir me dira si j'ai eu raison ou pas. Le doute était vraiment un sentiment que je n'aimais absolument pas. " Sans doute. Mais j'ai fais un autre choix en ce qui me concerne." Les autres m'en veulent, je le sentais bien, mais qu'importe, ils tomberont dans l'oubli, perdant petit à petit tout pouvoir, toute croyance. Mais pour elle ? Elle finira également par rejoindre le Néant, a moins qu'elle n'aille rejoindre son époux. Mais l'un dans l'autre, rien ne sera, plus jamais, pareil. Alors que je m'agenouille près du bord et que ma main effleure l'eau d'un air absent, elle se rapproche et vient prendre place à mes côtés. Il n'y avait pas de pudeur entre nous, il n'avait jamais été question de cela tant, c'était la norme. Elle avait toujours été douce là où je n'avais été que force brut, guérissant dans mes meilleurs jours, rependant de terribles fléaux par les mouches dans les pires. Adoré, craint, adulé. Et me voilà, près de cette étendue d'eau, en proie au doute et elle devait le ressentir. " Les autres m'en veulent, fais-tu partie de ceux-là ?" J'ancre mon regard dans le sien avant de reprendre. " Pour la première fois de mon existence, je suis en proie au doute, c'est perturbant." Je laisse une nouvelle fois le silence s'installer, le savourant, laissant juste le léger ruissellement de l'eau troublé ce moment de paix. " Parce que je crains qu'on ne puisse pas se recroiser avant un long moment. Je ne pourrais sans doute plus venir te rendre visite ici." Et c'était sans doute ce qu'il y avait de pire dans tout ça. J'aimais venir la voir, lui parler, écouter parfois ses conseils. Mais personne n'avait dit que ça serait forcément juste.

copyright Bloody Storm

Un rire clair accueillit sa remarque. Il n’était pas aisé pour nous, divins, de nous tromper les uns les autres. Nous avions cette façon de résonner dans l’Ether, de nous reconnaître. Que nous appartenions au même panthéon ou pas n’avait aucune importance. Nous savions les nôtres. Il m’aurait été difficile de deviner qui se cachait derrière cette aura divine, cela dit. Mais peu de mes pairs connaissaient mes habitudes nocturnes et moins encore se seraient aventurés dans mon domaine sans crier gars, armés des meilleures intentions. Néanmoins, j’étais heureuse que ce soit lui, plus que tout autre. Plus encore que pour les miens ; Quoique je leur étais fidèle, je n’avais que peu d’amour pour les autres olympiens, déesse chtonienne que j’étais. J’avais vécu cachée d’eux et nul ne s’était ému de mon enlèvement. Si ça n’avait été pour le sang ouranien qui coulait dans mes veines, j’aurais presque pu dire qu’ils m’étaient étrangers.

Mais ils étaient les miens, malgré tout. Leur tourner le dos ne me serait jamais venu à l’idée.

Pour lui, ça avait été l’évidence. Survivre, quitte à tout perdre.

« Ainsi donc c’est vrai... » Fis-je, une pointe d’amertume dans la voix.

J’avais entendu les rumeurs, bien sûr, les murmures qui faisaient état de la trahison de l’un des nôtres. J’avais senti le changement survenir au levant. Et je n’y avais pas cru. Ou plutôt je n’avais pas voulu y croire. Et maintenant que la vérité m’apparaissait claire comme l’eau pure de la source dans laquelle je me baignais, je réalisai que j’aurai préféré ne rien savoir du tout. J’avais le cœur lourd et l’âme en peine. Sa question, plus que tout autre, me blessa. Je retirai ma main de la courbe de son visage.

« Comment pourrais-je ne pas t’en vouloir ? Susurrai-je. Tu nous précipites dans l’oubli. Tu me... »

Des larmes silencieuses, perles d’étoiles sous la nuit noire, avaient commencé à rouler sur mes joues et où qu’elles tombent, imprégnant le sol fertile du printemps qui coulait dans mes veines, naissait des bourgeons fleuris. L’un d’eux éclot en narcisse éclatant. Je laissai un silence s’installer entre nous avant de reprendre d’une voix douce :

« Mais je ressens moins de colère que de peine. Moins de ressentiment que de regrets. Car je sais quel avenir est écrit pour nous, désormais. »

Je cueillis le narcisse, admirant sa symbolique et la pureté de sa blancheur, l’espace d’un instant, puis je le tendis à celui qui, dorénavant, serait mon ennemi. Puis mes prunelles claires trouvèrent les siennes, s’y ancrèrent si profondément qu’il me fut presque permis de lire le doute dans son regard. J’hésitai un instant avant de murmurer :

« Ce que tu perds ne saurait être retrouvé, c’est ainsi. J’aurais pu ajouter qu’il aurait sans doute été malavisé de revenir en ces terres, mais cela semblait une évidence. J’espère simplement que ça en vaudra la peine. Je l’espère sincèrement. »

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Anthea et Natanaël

À dire vrai, je me sentais bien en ce lieu paisible. Mais cela allait prendre fin après cette visite. Il ne serait pas bien avisé pour moi de revenir ni de reprendre contact avec elle ou les autres. Je faisais ce que j'avais à faire pour survivre et à force de me le dire, je parviendrais sans doute à me convaincre que c'est le cas. Mais le doute ? C'est un sentiment que je n'apprécie guère, je ne doute jamais, pour rien en temps normal. Alors pourquoi maintenant ? Parce que le vent du changement se mettait tout simplement en place et peut-être parce que j'étais plus proche de certaines divinités que je ne l'aurais cru. Je pose brièvement le regard sur elle lorsque je sens la pointe d'amertume dans sa voix, je pouvais aussi y sentir de la déception. Pouvais-je lui en vouloir ? Non, mais elle était sans doute la plus apte à comprendre, du moins, je l'espérais un peu dans le fond. Mais la question suivante sembla la blesser et je regrettais de l'avoir posé, mais j'en connaissais désormais la réponse. Je soupire légèrement et garde le silence pendant de longues secondes avant de reprendre. " Je ne précipite personne dans l'oubli, le déclin à commencé il y a déjà quelques temps et tu le sais." Aussi injuste que ce soit, aussi dur que ce soit, je devais le faire et je ne m'attendais pas réellement à ce qu'ils comprennent tous, mais ils n'avaient pas d'autres choix que d'accepter. C'était fait maintenant. " Pourquoi tu ne pars pas ? Tu sais très bien qu'ils ne te considèreront toujours comme une divinité païenne. Ton époux a une grande aura, tu seras toujours dans son ombre. En as-tu seulement conscience ?" Je tourne la tête vers elle pour voir les traces de larmes sur sa joue et je baisse les yeux sur le sol pour voir quelques fleurs. Un narcisse, ce qui eut pour effet de me faire sourire. Mais cela ne dura qu'une poignée de secondes. " Je le sais aussi, j'en ai bien peur..." Elle cueille la fleur et me la tend, mais son regard accroche le mien et s'y ancre durant de longues secondes. Je n'étais pas encore ce démon à la réputation sulfureuse, je n'avais pas encore perdu toute envie d'aider le monde, de le soulager de certains maux. Je n'avais pas encore embrassé cette part si noire que j'avais et pourtant, je sentais cette petite flamme d'humanité s'éteindre doucement, mais sûrement depuis des semaines. " Je ne peux que l'espérer aussi." Je prends la fleur délicatement entre mes doigts et la porte à mon nez pour en respirer l'odeur parce que je savais que ça ne se reproduirait pas avant un long moment. " Je m'inquiète pour toi, c'est pour ça aussi que je suis venu. Je ne sais pas ce qui se passera pour les autres et la simple idée que tu rejoigne le Néant ne me plaît guère."" Bien sûr que ça m'embêtait aussi pour les autres, mais elle était celle avec qui j'avais le plus d'affinités depuis le début. " Je sais parfaitement que lors de notre prochaine rencontre, qui est assez hypothétique d'ailleurs, nous ne seront plus dans le même camp, mais j'espère sincèrement que tu sauras me pardonner pour ce que j'ai dû faire." Je pose la fleur sur le sol, souffle un bon coup avant de reprendre. " Tu sais, ne plus venir te trouver ici me manquera, mais pas plus que ta bienveillante présence. Promets moi de faire attention à toi." Qu'elle ne se perde pas dans les ténèbres comme je suis sur le point de le faire.

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Au fond de moi, je savais qu’il avait raison : le déclin des nôtres avait commencé bien avant qu’il ne prenne sa décision de Le rejoindre. La montée en puissance du Dieu Unique à l’est signait notre arrêt de mort à nous tous, païens. D’ailleurs, alors que l’humanité entrain dans le Vème siècle, j’avais clairement senti mes forces s’amoindrirent et je savais qu’il en allait de même pour mes pairs. Pour certains, ceux qui portaient en eux la véritable puissance des nôtres, c’était encore plus flagrant. Moi, je n’étais qu’une déesse mineure, avec des dons mineurs. Mais j’étais la Reine des Enfers et je n’aurais pas pu rater les flots de nos fidèles qui diminuaient considérablement, à mesure qu’ils se tournaient vers l’Unique et qu’un autre au-delà recevait leurs essences. Malgré tout, alors, une part de moi voulait continuer de croire que ce n’était qu’une passade ; Nous avions eu à essuyer pareils revirements par le passé, lorsque nos fidèles devaient ployer le joug d’un ennemi d’une autre foi, et nous nous étions toujours relevés. Pourquoi cette fois serait différente ? Je me souvins de la pensée qui me traversa l’esprit à cet instant : parce que les nôtres, eux aussi, se tournaient vers Lui.

« Grossir leurs rangs, c’est déliter les nôtres... » Persistai-je alors.

J’avais relevé cela avec un air sombre, presque fataliste. Parce que j’avais le cœur lourd, d’une part. Et parce que c’était vrai, d’autre part. À l’époque, toutefois, je ne prenais pas encore toute la mesure du changement qui survenait alors dans le monde ; Sa défection, et celle d’autres après lui, n’était qu’un clou de plus planté dans notre cercueil. Mais la vérité c’est que nous étions morts depuis quelques temps déjà. Nous avions cessé de prospérer. Nous survivions à peine.

Lorsqu’il reprit la parole, ses vérités me piquèrent au vif.

« Je sais, fis-je sombrement. Mais je ne peux pas me résoudre à leur tourner le dos... À lui tourner le dos. Ce sont les miens et sans eux... Sans eux, je ne suis rien. »

L’idée de me définir en tant qu’individualité ne m’était pas encore apparue alors ; Je faisais partie d’un tout, mon panthéon était un bloc de marbre inamovible dans lequel mon existence toute entière était gravée. Une pensée depuis longtemps révolue ; J’avais pris conscience, tandis que je me tenais au bord du gouffre, que je n’avais pas besoin de disparaître avec eux. Je pouvais exister indépendamment d’eux. L’idée mit un temps à faire son chemin. Par chance, la Renaissance avait permis à l’humanité de nous redécouvrir et de renouer avec leurs anciennes croyances. Pendant un bref instant, nous étions de nouveau connus du monde et nous suscitions l’admiration et la ferveur. Cela ne devait pas durer.

Par chance, j’avais su saisir cette opportunité.

« Je ne sais pas ce qu’il adviendra de nous, répondis-je. Le grand Néant s’ouvre devant moi mais lorsque je le rejoindrai, je le ferai le cœur apaisé de savoir que je pars telle que je suis née dans l’esprit et la foi des hommes. »

Apaisée mais non sans peur, aurais-je pu ajouter alors. Serais-je telle une flamme qui se meurt, qui s’étiole avant de disparaître totalement ? Fermerai-je un jour les yeux pour ne plus jamais les ouvrir ? M’oublierai-je ? Changerai-je ? Aurai-je même un jour existé ? Je l’ignorais. Nous l’ignorions tous. La seule chose dont nous étions certains, c’est que ça arriverait inévitablement. Doucement, je posai ma main sur la sienne, tandis qu’il reposait ma fleur entre nous.

« Il me faudra du temps, sans doute, pour oublier tout à fait. Et si je n’en dispose pas, si je venais à disparaître avant que nos routes ne finissent pas se recroiser... Sache que j’aurais eu la volonté, jusqu’au bout, de te pardonner. »

Je n’étais pas une déesse vengeresse, quoique j’ai déjà pu m’en remettre à Nemesis par le passé. Cette dernière avait une façon bien particulière de faire s’abattre la colère divine sur la tête de ceux qui avaient mérité mon courroux. Et celui qui me faisait face, quoique je fus rongée par la colère et le chagrin, ne méritait pas tel châtiment. Au fond j’avais de l’affection pour lui et elle oblitérait largement le fait que je me sentais profondément, irrémédiablement trahie. Il était comme moi, sauf qu’il cherchait à survivre tandis que moi j’acceptais mon destin.

« Je ferai attention, promis-je finalement dans un sourire triste, sans savoir si je serai capable de tenir cette promesse. Ma poitrine se serra doucement. Prends soin de toi. Tu vas me manquer. »

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Anthea et Natanaël

Peut-être que j'aurais dû penser aux autres, à elle et rester solidaire, me contenter d'accepter de disparaître dans le Néant pour l'éternité, mais je ne pouvais pas. J'avais toujours été un peu en marge des autres, j'avais une façon de penser autrement et il est clair que je ne pouvais pas laisser passer une occasion pareille. Qu'importe ce qu'il adviendra au final, je ne pouvais plus faire machine arrière. Les ténèbres allaient tout simplement m'engloutir et j'allais m'en nourrir et devenir plus fort que jamais auparavant. Je n'encourageais personne à faire de même, mais cette fois était vraiment différente que les autres. J'en avais vu passé des époques, des guerres, des religions et des croyances qui étaient nées pour mourir aussitôt, mais pas cette fois. C'était la fin des dieux païens, la fin d'une époque. L'accepter, c'était déjà beaucoup et peu en étaient là actuellement. " Notre époque est révolue, il faut l'accepter." C'est dur et brutal, mais c'est la réalité. Et si parmi les miens, je dois passer pour un traître juste pour vouloir perdurer, alors soit, je l'acceptais également. Mais le plus dur, c'était de l'être à ses yeux. Je ne pouvais pas partir sans avoir l'assurance que ça irait pour elle et qu'elle ne m'en voudrait pas trop, mais dans un cas comme dans l'autre, ce n'était pas à moi de décider. " Nous perdons du pouvoir à vu d'oeil, on ne nous prie plus autant qu'avant, signe plus que significatif, ne me dis pas que tu ne t'en ai pas rendue compte toi aussi." Elle ne pouvait pas être aussi têtue et bornée que les autres. Pas elle. Pourtant, je sens à ses dires qu'elle était légèrement vexée par mes propos. Femme d'Hadès, elle sera toujours dans son ombre, alors qu'elle méritait tellement plus que ça, mais si elle l'acceptait, qui étais je pour espérer lui faire changer d'avis ? " Tu es toi, avec ou sans eux, mais je comprends." Peut-être que c'était tout simplement moi qui n'avais aucune attache et aucun scrupule à lâcher les miens. Possible, mais ce n'est pas pour autant que je n'avais pas quelques regrets. Elle était donc prête à disparaître ? C'était quelque chose que je peinais à comprendre, pourtant, j'étais loin d'être idiot. " Je ne sais pas quoi te répondre, c'est ta décision et je me dois de la respectée, quand bien même je ne la comprends pas." Elle pouvait être tellement plus, mais il y avait chez elle quelque chose que je ne retrouverais chez personne d'autre. Et je saurais m'en souvenir à travers les siècles à venir si c'est ce qui doit arriver. Et j'eus un léger sourire en la regardant et en entendant ces mots qui m'ôtait un poids des épaules. Je savais bien que ça mettrait du temps, mais si un jour, nous devrions être amenés à nous revoir, j'ose espérer que ça se passera bien. " Merci." Que dire de plus ? Je lève les yeux vers le ciel et je me dis que je le contemple sans doute pour la dernière fois avant un long moment. Je ne savais pas encore à quel point j'avais raison. Un léger silence s'installe et je songe à tout ce qui c'est passé au fils du temps. Ses colères, les miennes, les longues discussions et je savais bien qu'en plus de se sentir trahie, elle devait être un peu en colère, mais elle ne me le montrait pas, sans doute parce que nous savions tous les deux que nos chemins n'allaient sans doute pas se recroiser avant très longtemps. Elle rompit ce silence en me disant qu'elle allait prendre soin d'elle et faire attention. C'est tout ce que j'étais en droit de lui demander désormais. " C'est tout ce que j'espère tu sais." Comprenant qu'il était temps pour moi de partir, je me relève et une fois debout, je pose les yeux sur elle une dernière fois. " Toi aussi tu va me manquer Perséphone." Puis je fais quelques pas avant de m'arrêter et de légèrement tourner la tête vers elle. " J'espère te recroiser un jour, vraiment, je l'espère." Sans vraiment attendre de réponse, je retourne dans les ombres et les ténèbres, qui allaient faire partie de moi désormais. Bien plus que je ne l'imaginais.

copyright Bloody Storm

Son départ laissa un vide que seule la lumière d’argent et le clapotis de l’eau à mes pieds vinrent combler. Je restai longtemps, seule et contemplative sous les monts qui m’avaient vue naître, à ressasser les événements. Ceux passés et ceux futurs. Assez longtemps pour que la lumière pâle de la lune ne cède à celle de l’astre diurne, que le ciel se moire de rose, d’or et de pourpre. Une aube sanglante, notai-je alors, qui devait signer le premier jour du reste de ma longue, longue existence. Car il s’agissait là d’un tournant, un moment crucial. Il ne fallut pas longtemps pour que le déclin, qui nous guettait tous, n’opère réellement et que je le sente dans les moindres fibres de mon être ; Mes pouvoirs s’étiolèrent petit à petit jusqu’à n’être plus que l’ombre d’eux-mêmes, je perdis en vitalité, en force. Rapidement, alors que nos fidèles étaient remplacés, nos morts furent de moins en moins nombreux à passer le Styx pour rejoindre les landes éternelles et froides de l’après-vie...

Car notre époque était révolue. Et il fallait l’accepter.

Sa voix résonna longtemps dans mon esprit, cette nuit-là et celles qui suivirent. Encore aujourd’hui, je ne peux m’empêcher de repenser à cet instant, à ce moment suspendu dans le temps, où ma vie aurait pu prendre un tournant tout à fait différent et se terminer. Il aurait pu avoir raison, mon vieil ami, je le savais. Nous aurions pu nous entêter dans nos vieilles croyances et disparaître avec elles, comme d’autres avant nous. Le sursis que nous offrit la Renaissance fut bienvenue, mais insuffisant à bien des égards car ce n’était que cela : un sursis. Alors, Hadès et moi choisîmes un autre chemin, un chemin qui devait nous replacer au cœur des attention des hommes. Et il appartient à l’histoire, désormais, de juger de s’il fut le bon. En tout cas il nous offrit du temps, ensembles. Il m’offrit de goûter à la lumière, pour la première fois et de cela je suis reconnaissante. Car Baal avait eu raison sur au moins un point : je n’avais pas besoin de mon panthéon pour exister, ni besoin de rester dans l’ombre de mon époux pour rayonner. Et pour la première fois je goûtai à l’adoration des mortels.

Je m’étais émancipée, j’avais grandi, et ce culte nouveau, je ne le devais qu’à moi.

Ce jour-là fut la dernière fois que nos routes se croisèrent, mais je sais qu’il est là, quelque part et arpente toujours cette terre sous l’égide de l’Unique duquel il a rejoint les rangs. L’influence de la religion monothéiste se sent encore partout et sa puissance n’a guère décru qu’avec la montée en puissance des nouveaux dieux. Avec lesquels Il a pactisé. Il y a peu de raisons de croire, dès lors, que mon ami ne se trouve pas encore au faîte de sa puissance, parmi les autres de son espèce. En revanche, je ne suis pas certaine de vouloir que nos routes se croisent de nouveau. À dire vrai, je chéris ce souvenir de notre dernière rencontre car j’ignore quelle noirceur s’est emparée de lui. Même j’en ai une petite idée. Car il va par un nouveau nom désormais.

Belzébuth, le Seigneur des mouches.

Et pourtant, je sens au fond de moi que le jour de nos retrouvailles approche et je le redoute. La promesse que j’ai faite alors, j’ai à cœur de la tenir. Mais en serais-je vraiment capable, à la lueur des récents événements ? L’Unique a juré notre perte et la rancœur continue de ternir son souvenir, alors pourtant que j’ai chéri celui qu’il était. Quels sentiments vais-je nourrir à l’encontre de celui qu’il est devenu ? Existe-t-il encore seulement, celui à qui j’ai promis le pardon sous la lune de Sicile ?

Seul l’avenir le dira.

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