Qui sème la discorde est pourvoyeur du diable

Au cœur d’un joyau de verdure se trouvait un lac, vaste étendue miroitante sous le soleil de Sicile. Pergusa, demeure des Océanides, vit mes premiers jeux tandis que cachée des Dieux de l’Olympe, les nymphes étaient mes seules compagnes. Je m’immergeai alors dans ses eaux sans craintes, sous le regard bienveillant de ma mère. Protégée de tout, protégée du monde. Devais-je regretter ces instants de félicité ? Certainement. C’est à l’ombre des monts Héréens, tout près des bois d’Enna, que j’ensemençai la terre de mon pouvoir y faisant croître la vie, y faisant naître le printemps. J’y dressai un autel végétalisé, à ma gloire car Pergusa et Enna étaient mon refuge, mon domaine, ma maison.

Jusqu’à l’incident du narcisse, toutefois. Hadès a imprégné le lieu de souvenirs pour le moins désagréables, même si l’amour que je lui porte a fini par effacer la rancœur que je ressentais alors. Difficile d’oublier que la terre s’est fracturée pour m’engloutir, que mon cri a résonné dans l’infini des profondeurs noires et que mon destin s’est retrouvé enchaîné à celui des Enfers morts. Dès lors, mes visites aux filles d’Océanos n’eurent plus tout à fait la même saveur quoique j’apprécie, encore aujourd’hui, de m’y rendre de temps à autre... J’aime ce que j’y revois ; Mille vies, et mille autres encore. Des souvenirs. Ce que j’y ai gagné, et ce que j’y ai perdu.

Et qui j’y ai perdu.

Ce soir-là, une lune claire brillait au-dessus de la vaste étendue placide qu’était Pergusa, miroir d’argent sous la bénédiction de Séléné ; La déesse avait étendu son voile au-dessus de nos têtes, baignant la nature sicilienne de sa lumière froide et tranquille. Nyx marchait dans ses pas et la nuit tombait sur nous en pluie d’étoiles noires. Rassurante, apaisante. Je l’embrassai, entière et nue, et immergée dans les eaux sombres du lac dont le clapotis portait loin. Les Océanides avaient rejoint leur demeure des profondeurs si bien qu’il n’y avait plus que moi qui, portée par les courants froids, était à demi-éveillée dans la pénombre. Du moins c’est ce que je pensais.

Sauf que je n’étais pas seule. Je sentis la présence avant de la voir.

« Qui va là ? Qui marche au-devant de Perséphone, fille de Déméter ? » Demandai-je aux ténèbres.

Je songeai alors que quelques humains s’étaient égarés sur mes terres, que j’en allais les chasser, mais la présence était tout à la fois familière et... Divine. Aussitôt, je pensai à mon époux qui, las de mon absence, avait décidé de me rejoindre tandis que j’apportais le printemps aux hommes mortels. Ça n’aurait pas été la première fois. Mais ce n’était pas lui. C’était un autre, constatai-je. Une connaissance d’un autre temps, d’une autre existence. Celui avait renié sa nature pour en embrasser une autre. Celui qui avait répudié les siens et, par-là, participé à notre chute à tous.

Mais ce soir-là, ce fut un sourire qui ourla ma lippe lorsqu’il m’apparut.

Car il n’était pas encore Belzébuth, serviteur du Dieu unique, traître et parjure.

Il était mon égal, un dieu païen qui appartenait déjà au passé.

« Tu es bien loin de ton domaine, fis-je remarquer dans un rire clair. Ne crains-tu pas le courroux de ma mère ? »

Je vis son profil se dessiner sous le clair de lune et mes craintes s’envolèrent, aussitôt soufflées par son apparition inattendue ; Je ne le craignais pas, pour ce qu’il m’était un ami ancien et cher. Le son de sa voix, portée par une brise légère caressait à peine le silence dans lequel je m’étais réfugiée. À dire vrai, seul le frémissement de l’eau, par le fil de laquelle je me laissais doucement porter, animait les profondeurs ténébreuses du cœur de la nuit.

« Est-ce ainsi que l’on se présente à une vieille amie, sans s'annoncer ? » Fis-je dans un rire léger.

N’était-il pas à l’orée de mon domaine, tandis que j’étais nue sous les étoiles ? C’était toutefois une question qui n’attendait pas réellement de réponse. C’était un autre temps. Un temps où se présenter dans son plus simple habit de chair n’était pas source de gêne, ni de honte. J’en avais l’habitude, lui aussi. Doucement, jouant des pieds et des mains, je me rapprochai de mon interlocuteur, méditant silencieusement sur la question qu’il me posait. Une question difficile, qui n’avait pas de réponse. Ou plutôt une question dont nous connaissions tous deux la réponse. Malgré moi, malgré la beauté du paysage et la tranquillité de la nuit, je sentais une ombre angoissante recouvrir mon cœur.

« Je ne le sais que trop bien, mon ami, répondis-je avec un regard triste pour les étoiles. Mais n’est-ce pas là notre destin à tous ? »

Car nous étions des reliques du passé et déjà les plus anciens d’entre nous s’éteignaient, rejoignant l’Ether dont ils étaient issus. Bientôt ce serait notre tour. Bientôt. Je portais en moi cette certitude, cette crainte de retourner au néant dont je m’étais extirpée, modelée par les songes et la Foi des hommes. Doucement, je sentais mes pouvoirs faiblirent, faillirent, alors que le Dieu unique s’élevait à l’est et que le nombre de ses fidèles grossissaient. Mais j’essayais de ne pas y penser, j’essayais de préserver mon existence dans le cœur de mes fidèles. De ce point de vue-là, je n’étais guère favorisée : dans l’ombre de Hadès, rares étaient ceux qui me rendaient grâce...

Si j’avais su alors... Si j’avais su. Mais je ne savais pas, je ne voyais pas. J’étais aveuglée par mon affection, incapable de voir ce qui se dessinait sous mes yeux. Je n’étais que soucieuse, inquiétée par ses inflexions songeuses. Je relevai la tête tandis qu’il s’agenouillait près de la source. Quelque chose me gênait mais j’étais incapable de mettre exactement le doigt dessus. Il y avait quelque chose de changé chez lui. Mais quoi ? Je m’approchai doucement, glissant entre les eaux froides pour me hisser à ses côtés. Je portai une main à la courbe de son visage.

« Tu es différent, murmurai-je. Pourquoi ? Sous mes prunelles claires, des sourcils froncés témoignaient de mon trouble. Et pourquoi aurais-tu besoin de me dire au revoir ? »

Au fond de moi, je savais qu’il avait raison : le déclin des nôtres avait commencé bien avant qu’il ne prenne sa décision de Le rejoindre. La montée en puissance du Dieu Unique à l’est signait notre arrêt de mort à nous tous, païens. D’ailleurs, alors que l’humanité entrain dans le Vème siècle, j’avais clairement senti mes forces s’amoindrirent et je savais qu’il en allait de même pour mes pairs. Pour certains, ceux qui portaient en eux la véritable puissance des nôtres, c’était encore plus flagrant. Moi, je n’étais qu’une déesse mineure, avec des dons mineurs. Mais j’étais la Reine des Enfers et je n’aurais pas pu rater les flots de nos fidèles qui diminuaient considérablement, à mesure qu’ils se tournaient vers l’Unique et qu’un autre au-delà recevait leurs essences. Malgré tout, alors, une part de moi voulait continuer de croire que ce n’était qu’une passade ; Nous avions eu à essuyer pareils revirements par le passé, lorsque nos fidèles devaient ployer le joug d’un ennemi d’une autre foi, et nous nous étions toujours relevés. Pourquoi cette fois serait différente ? Je me souvins de la pensée qui me traversa l’esprit à cet instant : parce que les nôtres, eux aussi, se tournaient vers Lui.

« Grossir leurs rangs, c’est déliter les nôtres... » Persistai-je alors.

J’avais relevé cela avec un air sombre, presque fataliste. Parce que j’avais le cœur lourd, d’une part. Et parce que c’était vrai, d’autre part. À l’époque, toutefois, je ne prenais pas encore toute la mesure du changement qui survenait alors dans le monde ; Sa défection, et celle d’autres après lui, n’était qu’un clou de plus planté dans notre cercueil. Mais la vérité c’est que nous étions morts depuis quelques temps déjà. Nous avions cessé de prospérer. Nous survivions à peine.  

Lorsqu’il reprit la parole, ses vérités me piquèrent au vif.

« Je sais, fis-je sombrement. Mais je ne peux pas me résoudre à leur tourner le dos... À lui tourner le dos. Ce sont les miens et sans eux... Sans eux, je ne suis rien. »

L’idée de me définir en tant qu’individualité ne m’était pas encore apparue alors ; Je faisais partie d’un tout, mon panthéon était un bloc de marbre inamovible dans lequel mon existence toute entière était gravée. Une pensée depuis longtemps révolue ; J’avais pris conscience, tandis que je me tenais au bord du gouffre, que je n’avais pas besoin de disparaître avec eux. Je pouvais exister indépendamment d’eux. L’idée mit un temps à faire son chemin. Par chance, la Renaissance avait permis à l’humanité de nous redécouvrir et de renouer avec leurs anciennes croyances. Pendant un bref instant, nous étions de nouveau connus du monde et nous suscitions l’admiration et la ferveur. Cela ne devait pas durer.

Par chance, j’avais su saisir cette opportunité.

« Je ne sais pas ce qu’il adviendra de nous, répondis-je. Le grand Néant s’ouvre devant moi mais lorsque je le rejoindrai, je le ferai le cœur apaisé de savoir que je pars telle que je suis née dans l’esprit et la foi des hommes. »

Apaisée mais non sans peur, aurais-je pu ajouter alors. Serais-je telle une flamme qui se meurt, qui s’étiole avant de disparaître totalement ? Fermerai-je un jour les yeux pour ne plus jamais les ouvrir ? M’oublierai-je ? Changerai-je ? Aurai-je même un jour existé ? Je l’ignorais. Nous l’ignorions tous. La seule chose dont nous étions certains, c’est que ça arriverait inévitablement. Doucement, je posai ma main sur la sienne, tandis qu’il reposait ma fleur entre nous.

« Il me faudra du temps, sans doute, pour oublier tout à fait. Et si je n’en dispose pas, si je venais à disparaître avant que nos routes ne finissent pas se recroiser... Sache que j’aurais eu la volonté, jusqu’au bout, de te pardonner. »

Je n’étais pas une déesse vengeresse, quoique j’ai déjà pu m’en remettre à Nemesis par le passé. Cette dernière avait une façon bien particulière de faire s’abattre la colère divine sur la tête de ceux qui avaient mérité mon courroux. Et celui qui me faisait face, quoique je fus rongée par la colère et le chagrin, ne méritait pas tel châtiment. Au fond j’avais de l’affection pour lui et elle oblitérait largement le fait que je me sentais profondément, irrémédiablement trahie. Il était comme moi, sauf qu’il cherchait à survivre tandis que moi j’acceptais mon destin.

« Je ferai attention, promis-je finalement dans un sourire triste, sans savoir si je serai capable de tenir cette promesse. Ma poitrine se serra doucement. Prends soin de toi. Tu vas me manquer. »

Son départ laissa un vide que seule la lumière d’argent et le clapotis de l’eau à mes pieds vinrent combler. Je restai longtemps, seule et contemplative sous les monts qui m’avaient vue naître, à ressasser les événements. Ceux passés et ceux futurs. Assez longtemps pour que la lumière pâle de la lune ne cède à celle de l’astre diurne, que le ciel se moire de rose, d’or et de pourpre. Une aube sanglante, notai-je alors, qui devait signer le premier jour du reste de ma longue, longue existence. Car il s’agissait là d’un tournant, un moment crucial. Il ne fallut pas longtemps pour que le déclin, qui nous guettait tous, n’opère réellement et que je le sente dans les moindres fibres de mon être ; Mes pouvoirs s’étiolèrent petit à petit jusqu’à n’être plus que l’ombre d’eux-mêmes, je perdis en vitalité, en force. Rapidement, alors que nos fidèles étaient remplacés, nos morts furent de moins en moins nombreux à passer le Styx pour rejoindre les landes éternelles et froides de l’après-vie...

Car notre époque était révolue. Et il fallait l’accepter.

Sa voix résonna longtemps dans mon esprit, cette nuit-là et celles qui suivirent. Encore aujourd’hui, je ne peux m’empêcher de repenser à cet instant, à ce moment suspendu dans le temps, où ma vie aurait pu prendre un tournant tout à fait différent et se terminer. Il aurait pu avoir raison, mon vieil ami, je le savais. Nous aurions pu nous entêter dans nos vieilles croyances et disparaître avec elles, comme d’autres avant nous. Le sursis que nous offrit la Renaissance fut bienvenue, mais insuffisant à bien des égards car ce n’était que cela : un sursis. Alors, Hadès et moi choisîmes un autre chemin, un chemin qui devait nous replacer au cœur des attention des hommes. Et il appartient à l’histoire, désormais, de juger de s’il fut le bon. En tout cas il nous offrit du temps, ensembles. Il m’offrit de goûter à la lumière, pour la première fois et de cela je suis reconnaissante. Car Baal avait eu raison sur au moins un point : je n’avais pas besoin de mon panthéon pour exister, ni besoin de rester dans l’ombre de mon époux pour rayonner. Et pour la première fois je goûtai à l’adoration des mortels.

Je m’étais émancipée, j’avais grandi, et ce culte nouveau, je ne le devais qu’à moi.

Ce jour-là fut la dernière fois que nos routes se croisèrent, mais je sais qu’il est là, quelque part et arpente toujours cette terre sous l’égide de l’Unique duquel il a rejoint les rangs. L’influence de la religion monothéiste se sent encore partout et sa puissance n’a guère décru qu’avec la montée en puissance des nouveaux dieux. Avec lesquels Il a pactisé. Il y a peu de raisons de croire, dès lors, que mon ami ne se trouve pas encore au faîte de sa puissance, parmi les autres de son espèce. En revanche, je ne suis pas certaine de vouloir que nos routes se croisent de nouveau. À dire vrai, je chéris ce souvenir de notre dernière rencontre car j’ignore quelle noirceur s’est emparée de lui. Même j’en ai une petite idée. Car il va par un nouveau nom désormais.

Belzébuth, le Seigneur des mouches.

Et pourtant, je sens au fond de moi que le jour de nos retrouvailles approche et je le redoute. La promesse que j’ai faite alors, j’ai à cœur de la tenir. Mais en serais-je vraiment capable, à la lueur des récents événements ? L’Unique a juré notre perte et la rancœur continue de ternir son souvenir, alors pourtant que j’ai chéri celui qu’il était. Quels sentiments vais-je nourrir à l’encontre de celui qu’il est devenu ? Existe-t-il encore seulement, celui à qui j’ai promis le pardon sous la lune de Sicile ?

Seul l’avenir le dira.