Taranis aimait chaque étape d’une guerre, qu’importe la souffrance ou les sacrifices qu’elle pourrait nécessiter. Il acceptait tout, tant que la finalité était une victoire éblouissante, ou alors une « mort » dans la gloire la plus grande. Il se refusait de revivre cette défaite humiliante face au panthéon gréco-romain une seconde fois avec le panthéon nordique. Ce dernier allait ployé sous la force du panthéon celtique et de ses alliés : il n’y avait pas d’autres solutions.

Les alliés … Voilà l’une des principales difficultés d’une guerre. Il était bien ardu de juger la valeur d’une personne, sauf si nous avions quelques affinités portées pour déceler les pensées et les sentiments secrets de l’âme. En l’absence d’un tel talent, il fallait trouver un moyen pour savoir qui croire et qui ne pas croire, pour deviner qui allait être fidèle jusqu’au bout ou qui allait trahir à a premier revers d’infortune ou pour déterminer qui manipuler avant d’être manipulé soi-même. L’adversaire rencontrait naturellement la même problématique. Résultat, la plus grande incertitude lorsqu’une confrontation débutée était les forces alliées, et les forces adverses. Cette dernière pouvait vous surprendre de la façon la plus inattendue, en vous attaquant d’un angle inattendu. L’ennemi avait déjà frappé une proche « parente », la Mère des Celtes même, et il y avait peu de chances qu’ils recommencent. Pour autant, Taranis se méfiait.

Ce trait était si exacerbé que lorsque son épouse lui apprend que le psychothérapeute de leur fille allait changer, car le praticien prendrait sa retraite, le blondinet s’interroge : était-ce simplement le hasard, ou était-ce un nouveau tour tordu des Nordiques et de leurs sbires ? La conscience nullement tranquille, il se porte immédiatement volontaire pour rencontrer cette nouvelle personne, afin de la juger et de la jauger. S’il avait affaire à une énième personne croyante du Dieu Unique ou, mieux, athée, il n’aurait rien à craindre dans l’immédiat. Par contre, s’il croisait une créature ou une divinité, sa fille ne risque pas de consulter cette dernière tant que son identité ne sera pas révélée - et ses intentions clairement identifiées. Il était hors de question que les Nordiques, et leurs sbires, remettent la main sur l’un des siens. Certes, ces trois énergumènes dont il avait hérité à l’instant où il s’était emparé de ce corps n’était pas des Celtes, mais il avait appris à les apprécier et à les supporter.

Il n’allait pas regretter son choix. A l’instant où il entre dans le bureau, il est frappé par l’essence divine qu’il émane de cette silhouette féminine dotée d’un charme propre. La brunette se présente, avec un français convenable mais qui trahissait clairement des origines étrangères. Son corps se crispe dès qu’il identifie un nom d’origine scandinave, les premiers et les principaux croyants du panthéon nordique. Pour autant, il ne se démonte pas immédiatement, et garde ce sourire confiant sur les lèvres.

- Je suis enchanté de vous rencontrer, Madame Lindström. Je dois vous avouer que ce changement m’a surpris. Je ne pensais pas que le Docteur Delaunay allait partir de sitôt à la retraite. Il semblait si passionné et si attaché à ce travail.

Clairement, il ne fait que de dire quelques banalités. Dans les tréfonds de son esprit, il cherchait déjà à savoir comment poser cette question sur son identité divine, comment la croire et, enfin, comment la traiter selon la réponse donnée.

- Je suis curieux, avant tout, de votre parcours. Quelles sont vos qualifications ? Est-ce que vous avez l’habitude de traiter une adolescente ayant des tendances … violentes? indique-t-il. En somme, parlez-moi un peu de votre parcours et de vos capacités.

La dynamique familiale était des plus particulières, autour de la figure de Diane. La mère avait perdu tout espoir de remettre sa fille sur le droit chemin, et s’était convertie à la gestion de crise en ramassant autant que possible les pots cassés de sa chair et de son sang. Le frère ainé avait cette fougue et cette énergie propre à la jeunesse, et tentait - de temps à autre, et à la hauteur de ses moyens - d’imposer une certaine autorité à la petite barbare. Le père, ou plutôt la divinité, ne la jugeait pas et ne l’influençait pas, préférant se montrer que lorsqu’elle l’appelait à l’aide ou lorsque les flics lui passaient un coup de fil pour lui demander de récupérer la diablesse à tel commissariat.

Malgré ces nombreux coups de fils nocturnes, ces longues discussions avec tel avocat pour empêcher tout action inutile de la part de quelconques organismes sociaux, Taranis ne s’était jamais inquiété. Il ne voyait là que son reflet, au féminin. Elle faisait son propre chemin, à coup de poings et de pieds, dans un monde qui avait un rapport des plus hypocrites et des plus particuliers avec la Violence. On la bannissait au quotidien et pourtant, les séries, les sports, les médias … tout n’était qu’un catharsis à la violence. Diane était entière et vraie aux yeux de la Foudre: elle ne réprimait pas des émotions innées au cœur de chaque Humain, elle les assumait et elle les exprimait. Malheureusement, son avis comptait peu dans ce genre de situation et dans cet ère moderne. Il devait se plier à ce simulacre d’accompagnements, d’écoutes …

Et il avait joué son rôle de père conciliant à merveille, jusqu’à maintenant et aux yeux de tous - excepté Diane. Il n’avait pas supporté l’idée de lui mentir sur ses sentiments vis-à-vis de son comportement. Là où le vieux Dieu n’avait pensé qu’à être honnête, il avait inconsciemment gagné l’amour et la confiance de la petite humaine. Là où Armand, l’ainé, le haïssait, Diane l’adorait et cherchait constamment son approbation. Cependant, il n’était pas assez patient, ou hypocrite, pour continuer ce jeu de rôle avec une divinité.

Stockholm, Suède … Cette femme avait passé son existence dans les pays scandinaves. Ses doutes allaient grandissantes quant à l’origine de son panthéon. Pourtant, il avait encore ce faible espoir qu’elle était d’un quelconque panthéon d’un pays froid - comme le panthéon slave, par exemple. Il voulait encore lui offrir le bénéfice de doute, avant de la ranger drastiquement dans la catégorie d’ennemie jurée. Il ne pourrait pas se battre maintenant, et ici, mais il sait que la confrontation ne tardera pas, si ses soupçons se vérifiaient.

- Votre parcours est des plus intéressants. Ce cabinet est définitivement entre de bonnes mains, dit-il, laissant flotter volontairement un « mais ». Assurément que la gamine est devenue ce qu’elle est aujourd’hui, par ma faute. Elle ne le sait pas, mais la gamine fait simplement le deuil d’un père disparu subitement, du jour au lendemain, il y a une dizaine d’années.

Ce n’était plus un père qui parle à la psychothérapeute de sa fille, mais une divinité qui parle à une autre des banalités ou des problématiques liées à toute nouvelle réincarnation.

- Je me suis réincarné dans ce corps récemment et je ne suis pas vraiment fait du même bois que l’humain qui m’a accueilli. Malheureusement, Diane est juste … bien trop perspicace pour son propre bien. Elle a senti que papa n’était plus là, mais elle voyait sa figure et son corps. Elle n’a pas compris, et elle ne comprendra jamais. C’est ça, l’unique et véritable problématique. Un problème qu’aucun psychologue ou psychothérapeute humain pourrait comprendre, ou déceler.

Était-il malmené par un quelconque sentiment de culpabilité ? Nullement. Il est avant tout une divinité qui souhaite accomplir son devoir. Or, comment le faire des limbes, dans une forme immatérielle ? Il était « obligé » de se réincarner. Ce n’était pas une lubie, c’était une nécessité, un « appel ».

- Je pensais partir et abandonner cette famille, avant de trop la perturber, et m’atteler à ma tache. Par un exceptionnel concours de circonstances, je suis resté et j’ai fini par apprécier et par m’attacher à la petite. Voyez-vous, je ne peux pas la confier à une divinité qui ne se montre pas pleinement transparente avec moi.

Sa superbe reprend bien vite le dessus, cherchant inconsciemment à imposer sa présence ou son aura dans la pièce. Un coq dans une cour ! Restez à savoir s’il avait en face une poule, ou une renarde ou une louve ! La première n’aurait nul intérêt pour lui en tant qu’adversaire, la seconde était un coup de poker - attaquer ou fuir ? - et la dernière serait tout bonnement un bon challenge qu’il serait prêt à relever.

- Reprenons du début, avec les présentations et les parcours, voulez-vous. Jadis, les Celtes m’appelaient Taranis, celui qui commande la Foudre.  

Il se tait, cherchant à voir si la demoiselle tiquait. Était-elle indifférente ? Était-elle effrayée ? Ou, au contraire, allait-elle faire subitement preuve d’une grande audace ?

S’il se délectait de la nervosité de ses pairs masculines – ou guerrières – des autres Panthéons, il la trouvait bien gênante quand il était question de divinités féminines séduisantes ou charmantes. En temps ordinaire, il aurait déployé de considérables efforts pour calmer son interlocutrice, afin d’apprécier sa compagnie – voire de partager un instant d’intimité s’ils avaient quelques affinités. Malheureusement, les récents événements et la multitude de Panthéon – et donc de possibles dangers – avaient contribué à le rendre considérable méfiant à toute divinité étrangère. Et il eut bien raison.

Son sourire se crispe à l’évocation du Dieu-Père. Pendant des siècles, il n’avait été qu’un vieux souvenir. Or, voilà qu’en l’espace d’une poignée de semaines, un jour ne passait pas sans qu’il ne croise la vieille divinité ou qu’il n’entende son nom. Teutatès enquête sur la mort d’Odin. Teutatès fait appel à chacun pour sauver Epona. Et Teutatès est encore évoqué ici-même. Teutatès, encore et toujours. Taranis ne saurait dire s’il devait rire de la dévotion discrète de cette divinité qui avait oublié les siens pour une Grecque, ou s’il devait l’admirer là où lui-même avait été bien passif durant ces derniers siècles.

Lorsqu’enfin elle se présente, Taranis ne réagit pas. Silencieux, il la toise longuement et férocement, retenant ce flot d’insultes qui menace de briser le barrage de ses lèvres. Immobile, il enfonce ses ongles dans les paumes de ses mains, s’empêchant de baffer la Déesse nordique.  Il n’était nullement question de courtoisie ou de galanteries – eux-mêmes avaient été à peine regardant, lorsqu’ils avaient torturé Epona – mais « d’intérêt ». Il se souvenait, encore, de la réunion avec les siens et des paroles prononcées par Esus. Ce dernier avait un contrat de sang avec Frigg et c’est ce même contrat – et donc l’opportunité qu’elle présentait – qui la sauvait.

- Je vous juge aussi coupable que vos siens, tant que vous n’agissez pas pour prouver le contraire, finit-il par répondre après ce long silence. Quand on fait partie d’un groupe, ou d’un Panthéon, on y adhère pleinement. Soit on participe à leurs conneries, soit on se dresse contre celles-ci de toutes ses forces et volontés. Il n’y a nulle demi-mesure : soit on se damne avec eux, soit on est le paria.

Certes, la Triade celtique s’était divisée et affaiblie mais chacun avait eu ce courage – ou cette folie – de se rattacher à ce qu’ils croyaient être justes, et à s’y accrocher. Il n’était pas question de jouer double-jeu, en réprouvant d’une part, mais en y participant d’autre part. Certes, c’était tant une force qu’une faiblesse, dépendamment des sujets et du contexte.

- Vous êtes venus jusqu'ici, répondant sûrement à l'appel des vôtres. Alors, je vous demande, votre Altesse, continua-t-il, se moquant clairement de la dame avec ce titre si pompeux et si humain. Qu’allez-vous faire aujourd’hui ? Prêcher la paix entre Panthéon ? Punir vos siens ? Ou, par fidélité, participer à leur Croisade jusqu’à ce que l’un de nos Panthéons soit complètement détruit ?

Il se tut, un très court instant, pour reprendre.

- Vous comprendrez, par ailleurs, que vous ne pouvez plus compter ma fille comme votre patient, qu’importe vos intentions et qu’importe votre position, annonça-t-il, insistant pleinement sur la mention « ma fille ». Certes, elle avait été conçu avant qu’il ne se réincarne dans ce corps, mais elle lui ressemblait tant de caractère qu’il l’avait adopté malgré lui.

Il réfléchissait déjà à la problématique suivante : qu'allait-il faire, maintenant, de cette petite famille d'humaines ? Plus que jamais l'identité des uns et des autres était grillé ...

Ce maudit bouclier revenait, encore, sur le tapis. Si Taranis reconnaissait la rareté et la puissance des artefacts, il savait qu’ils n’étaient pas la raison de cette guerre entre les deux Panthéons. Le bien du défunt n’était qu’une pitoyable et misérable excuse pour mettre davantage le feu aux poudres. A ses yeux, le Panthéon nordique n’était qu’une bande de dégénérés - moins que les Gréco-romains, précisera-t-il -, en soif de sang.

Les propos de son interlocutrices sonnaient davantage comme une profonde insulte qu’un simple dialogue, pour la Foudre. Elle semblait dire que les Celtes avaient eu ce qu’ils méritaient pour s’être emparé du bouclier d’Odin. Incapable de supporter plus longtemps de telles insinuations, sans répliquer ou sans défendre l’honneur d’un Panthéon tombé, désuni et menacé mais toujours le sien, il élève la voix.

- Nous ne sommes pas des rapaces qui se repaissent et qui s’enrichissent sur un défunt. Nous prenons ce que nous considérons comme un juste retour, ou récompense. Avant que vous ne sautiez sur quelques conclusions hâtives, laissez-moi éclaircir ce point, ou plutôt cette règle commune à toutes nos guerres passées. Les miens n’ont pas tué votre époux, mais pour découvrir la vérité qui se cache derrière sa mort inattendue et définitive, ils ont dû fournir des efforts considérables. Ils ont agi, là où les vôtres se prélassaient. Ils ont pris ce qu’ils jugeaient juste, clament-il avec force et sévérité.

Fort malheureusement, Taranis n’était pas le Dieu Justice, domaine réservé à son frère, et manquait clairement de la verve de ce dernier. S’il n’avait pas les solides arguments de son ainé, il compensait cette faiblesse par cette énergie débordante et cette aura impressionnante.

- J’ai beaucoup appris sur la Justice, aux côtés de mon frère, Teutatès, qui en portait la charge. Il est important de savoir qu’elle est à double-tranchant. Il n’y a Justice que si nous l’imposons aux « autres » et aux « siens », glisse-t-il en insistant sur « Et ». Il est possible de rétablir l’ordre entre nos deux Panthéons, en punissant le meurtrier de votre époux mais en condamnant tout autant vos gens qui nous ont attaqué sans preuve et sans fondement. Sentez-vous prêtes à une telle Justice ? Allez-vous chercher à atténuer l’affaire ? Mieux, allez-vous me promettre que Justice sera faite « après » ? Se moqua-t-il. Si vous n’en avez ni la force, ni l’envie, alors n’exigez pas la Justice. Mais, si je vous sous-estime et que vous en êtes capable, alors je pourrais accepter de vous écouter davantage.

Le blond était davantage un homme d’action qu’un homme de paroles. Les hommes et les femmes pouvaient lui promettre monts et merveilles, qu’il ne croyait qu’en ce qu’il voyait - soit des actes. La Nordique pouvait donc dire tout ce qu’elle désirait, avec toute la bonne volonté du monde, qu’il refusait de lui accorder le moindre crédit sans une véritable preuve pour soutenir de tels propos. En somme, il y avait là un discours de sourds.

Volonté inébranlable, il ne fléchit pas plus lorsqu’elle lui souffle quelques conseils sur Diane. Ses paroles sont sages, et vraies. La Foudre avait arpenté assez longtemps cette Terre pour savoir que les humains n’étaient entièrement stupides et que la vérité finissait toujours par éclater au grand jour. Certains s’accommodaient à sa nature divine, reprenant même les vieilles prières. Certains viraient fous, ayant grand mal que toute leur vision de l’univers soit remise en question. Et, certains se contentaient de le traiter de fou, persuadé qu’il avait perdu la tête en raison de l’âge ou de X et Y événements.

Aujourd’hui, l’Ennemi était venu frappé aux portes de leur Panthéon. Demain, Il allait démolir tout ce qu’ils avaient pu construire jusqu’à maintenant. Il savait que cette petite famille d'humains risquait beaucoup, par sa faute.

- Votre sollicitude me touche, vraiment, mais j’ai eu assez d’enfants au cours de mon existence pour savoir ce dont ils ont besoin. Je ne suis pas le père de l’année. Je les emmène pas en promenade en montagne ou à la mer en été, je ne fais pas de bonhomme de neige ou de soirée pizza avec. Je suis distrait, souvent, mais ces deux-là ont su attirer mes faveurs, et ma sympathie. Et je saurais les protéger ou, au moins, leur donner les armes nécessaires pour faire face à bien des choses, incluant les vérités , argue-t-il.

Si Taranis avait effectivement eu une pléthore de batards, il n’avait malheureusement pas été un père présent. Bien souvent, il ignorait même leur existence. Il existait bien quelques exceptions, ces gamins qui avaient réussi à attirer son attention - voire même à obtenir son soutien -, mais elles pouvaient se compter sur les doigts d’une main. Diane et Armand en faisaient partie. La fille était à son image, un caractère de feu et des nerfs d’acier apte à encaisser n’importe quelle nouvelle. Il ne craignait pas pour elle. Tôt ou tard, elle saura transformer cette folle énergie dévastatrice en une force implacable et imbattable.