Offrande à la Nuit, de la Foudre

Sa dernière rencontre avec la Nuit l’avait considérablement marqué. Il avait connu suffisamment de femmes de tout caractère – les douces, les hypocrites, les violentes, les carriéristes et ainsi de suite – et de toute nature – divine, créature ou humaine – pour savoir qu’aucune carapace ne pouvait supporter autant d’assauts ou de provocations sur une si longue période. De surcroit, un élément le perturbait considérablement dans cette affaire : Esus. Pourquoi avait-elle pensé à lui, quand il faisait clairement référence à Teutatès ? Sa mauvaise foi aurait pu lui souffler l’idée que la Nuit voulait semer, encore, la discorde mais c’était bien impossible. D’une, elle n’aurait rien à gagner. De deux, la discorde était l’affaire de sa maudite fille, Eris.

Alors, il avait tourné et retourné dans tous les sens cette même question, pour en saisir une logique. Il n’y était pas parvenu. Quelque chose lui échappait, et il n’aimait pas ça. Quoi qu’on puisse penser de lui, ou des Celtes, il n’était pas ce barbare sans cervelle qui se contentait de frapper et de taper l’adversaire, ou ce blondinet trop imbu de sa personne qui acceptait les incohérences de ce monde comme un simplet. La vérité était qu’il était un homme de science lorsque la guerre ne l’appelait pas, ou qu’il ne courrait pas derrière une donzelle. L’inexplicable n’avait donc pas sa place dans son monde.

A contrecœur, mais motivé par un besoin de comprendre , le Dom Juan met enfin pied dans le nid de la Nuit, l’un des rares lieux qu’il avait toujours pris grand soin d’éviter à ce jour – et sur ces derniers siècles, en vérité – malgré son amour des fêtes, des dames et de l’alcools. Avec réticence, et une profonde répugnance, il se plie également aux mœurs des lieux soit faire une « offrande ». Sauf qu’il ne souhaite pas être de ces hommes et de ces femmes anodins qui se contentent de bricoles ou de liasses de billets. Il voulait marquer le coup, et surtout attirer l’attention de la brunette. Avec ces longs siècles de rancunes, il avait plus ou moins appris quelques petites choses sur la dame, entre autre qu’il ne fallait pas toucher à ses filles ou encore qu’elle était sensible à l’art – certes, une notion large.  

Son dévolu s’était porté à un objet qu’il comptait vendre, aux enchères, mais qui allait finalement finir dans la collection privée de la Nuit si elle voulait bien l’accepter et, par conséquent, recevoir la divinité querelleuse. Il ne pouvait pas s’empêcher d’être dégouté de sa propre personne, à tenter de s’attirer les « faveurs » de cette femme. Cependant, les temps changeaient et il était temps de considérer cette femme sous un angle plus nouveau. Et, enfin, savoir ce qui clochait dans cette affaire depuis bien des millénaires. Il était loin, bien trop loin, de deviner ce qu’il cherchait et ce qu’il pouvait trouver. Telle était la vie, même pour une divinité qui n’était pas motivée par les mêmes instincts volatiles et incohérents des humains : elle était toujours pleine de surprises.

- C’est un cadeau particulier, et d’une grande valeur, je vous prie de lui donner en main propre. C'est de la part de Louis Tessier, indiqua la Foudre à l’un des employés.

Il aurait bien voulu envoyer le tout avec une bonne bouteille de champagne, mais il trouvait ce dernier geste assez superflu au vu du lieu que la brunette gérait. Il fallait espérer, maintenant, qu’elle soit assez intéressée pour daigner un regard. Autrement, il devra, encore, insister.


@Midnight Richards

Les yeux fermés, Nyx se concentre, écoute… Petit à petit, ses sens s’étendent à l’infini, son ouïe touche tous les coins d’ombre négligés des lampes de salon, l’arrière des rideaux, le dessous des lits des enfants. Dans la Nuit, au cœur d’elle-même, sa conscience s’étend. D’abord, elle ne perçoit que le bruit de son club, les vibrations sous le plancher de son immense bureau à la vue imprenable sur les Champs Elysées, et puis vient la rue, l’immeuble d’en face, toute la ville… A ce stade, tout est brouillé. La déesse ne sait absolument pas ce qu’elle cherche, aussi, le tout n’est qu’un flot entremêlé d’images et de son distordus, proches ou lointains, sans que rien ne fasse sens au milieu de ce maelstrom. Ainsi ce faisant, Nyx voyage. Une seconde, elle est dans l’appartement d’un couple, posé devant la télé. Celle d’après, elle est sous un pont où un SDF se fait molester. Celle encore d’après elle est sur le port de Marseille, au moins aussi agité que son propre club…

Toc, toc, toc. Des coups rapides sont frappés à la porte, tirant Midnight de sa transe avec un sursaut. « Oui ? » Elle répond, aussi froidement suave que d’ordinaire. Entre alors l’un de ses employés qui, ganté, s’avance, un tableau dans les mains. La patronne ne l’en empêche pas. Tous ses agents ont leurs ordres et des responsables, et aucun d’eux ne prendrait le risque de la déranger sans une bonne raison. Aussi, la Nuit laisse-t-elle s’approcher la jeune personne, et lui de poser avec maintes précautions, sur un chevalet apporté à cet effet, un tableau des plus singuliers. « Ce tableau a été apporté par Louis Tessier… » Précise l’employé à la Nuit, dont les sourcils se haussent de surprise. « Comment ? Louis Tessier est venu jusqu’ici ? » L’employé hoche la tête en signe d’assentiment. « Il est en bas. Il souhaite entrer. »

Immédiatement, les traits de Midnight se parent d’un masque d’indifférence. Elle réfléchit. Leur dernière rencontre a été aussi fortuite que désastreuse. Que lui voulait-il ? Sans répondre ni congédier son agent, la déesse de la Nuit s’approche du tableau, relativement modeste en taille mais d’une grande qualité en matière d’exécution. Elle n’est qu’à moitié surprise de se retrouver dans l’un des personnages de la scène dépeinte mais… Ses sourcils se froncent de perplexité, autant due à la scène en elle-même qu’à la représentation de l’homme. Celui-ci, du reste, lui semble vaguement, très vaguement, familier…

Nyx hésite. Faire monter Louis au risque que cela dégénère, mais accepter son cadeau ? Ou bien le lui refuser, et mettre un clou de plus dans le cercueil d’une relation morte-née ? Par curiosité de voir ce qui découlerait de cet entretien, et aussi, admettons-le, par ennui, Midnight finit par en revenir à son employé. « Veuillez le faire monter je vous prie. » L’agent accepte d’un signe de tête, et quitte la pièce. La présence du dieu Tonnerre dans son club risque sans nul doute de retarder la célébration qu’est la catharsis, mais les invités ne se rendront compte de rien. Du moins Nyx l’espère-t-elle.

Laissant son petit personnel s’occuper diligemment de son invité, dans l’attente qu’il se présente, la déesse, pour sa part, s’abîme volontiers dans la contemplation de ce qu’elle perçoit être une représentation d’elle-même, mais dans des circonstances et avec un partenaire totalement inconnus… Sans doute Louis la fera-t-il profiter de ses lumières ?

Il était assez soulagé que la Nuit ne le fasse pas languir davantage devant son club. Si l’idée d’exiger ou de supplier un entretien avec cette dernière le répugnait, il savait qu’il s’y serait plié. Il se refusait de rentrer bredouille, sans des réponses claires et honnêtes. On pourrait croire que ces longs millénaires à jouer au jeu du chat et de la souris avec la brunette auraient épuisé le blondinet, ou qu’il se serait lassé des réponses répétitives de l’ancienne amante maudite de son frère, mais c’était mal connaître Taranis. Si la divinité aimait s’appeler « Taranis le Grand » ou « Taranis le Fort », le sobriquet de « Taranis, l’Entêté » était bien plus approprié. La divinité faisait preuve d’une ferveur sans commune mesure tout au long de sa quête, jusqu’à obtenir ce qu’il désirait - ou ce pour quoi il s’était lancé dans un quelconque projet. Malheureusement, si son entêtement nourrissait cette force de caractère, il était également le principal obstacle à son bon sens.

La Nuit ne faisait pas exception à la règle. Il l’avait poursuivi, sans relâche, comme un chien affamé qui s’accroche à son bout d’os rongé jusqu’à la moelle. Il avait usé et abusé de chaque situation de force qu’il aurait pu avoir à son encontre pour lui mettre des bâtons dans les roues ou pour ruiner quelques projets qu’elle aurait pu entreprendre. Pourtant, ce soir, la Foudre était prêt à proposer une trêve. Il ne tarde pas à le signaler, par le langage du corps principalement: un sourire charmant aux lèvres, des traits confiants, un regard sans cette animosité habituelle et une main tendue en sa direction, attendant qu’elle en fasse de même.

- Je viens en paix, Nyx , lui assure-t-il. Je t’ai fait don d’un présent, pour prouver ma bonne foi.

Son regard désigne la peinture offerte à la belle déesse, représentant Roméo et Juliette sous les traits de Teutatès et de Nyx. S’il était plutôt satisfait de la ressemblance entre l’image et le véritable modèle pour la Nuit, il était un brin plus circonspect vis-à-vis du Dieu-Père. Ayant récemment vu ce dernier, il se rendait compte des imperfections même : un nez bien proéminent, des cheveux trop sombres et surtout des traits adoucis considérablement. Pour autant, il n’était pas méconnaissable.

- Il est bien plus facile de se souvenir des traits d’une belle femme, que des traits d’un frère grognon. Si l’artiste a fait honneur à ta beauté, Nyx, il semblerait qu’il a eu bien du mal à capturer ce que j’ai tenté de décrire pour Teutatès. Voilà le bougre en barbare romantique et alangui !

Que ce soit auprès de Meduna, ou auprès de la Morrigan, Taranis n’avait pas jamais vu un tel regard dans celui de son frère. Soit le peintre avait fait appel à un modèle qui savait feindre à merveille quelques sentiments amoureux, soit il avait voulu représenter une possible facette d’une divinité protectrice et guerrière guère loquace, en comparaison de la Foudre.

- Je te propose que nous jugeons ce tableau sur sa technique ou sur son bon, ou mauvais, gout autour d’un verre. Qu’aimerais-tu boire ?

Le Celte faisait preuve de bien des égards vis-à-vis de la Grecque. Difficile de voir, sous ces mouvements nonchalants, qu’il se contenait considérablement, retenant en laisse cette petite langue de vipère qui aimerait bien insulter copieusement la brunette, ou encore cette furieuse envie de se jeter sur elle pour la rouer de coups. Il avait dit qu’il était venu en paix, et il se tiendra à cette parole donnée : telle était sa décision.

- Où puis-je nous trouver deux verres et une bouteille décente ? Demanda-t-il, cherchant déjà du regard un mini-bar.

Cette soirée, qui avait commencé d'une façon tout à fait classique, devient étrangement saugrenue, chamboulée par un Louis totalement inégal avec lui-même, du moins autant que la Nuit puisse en juger, pour ce qu'elle le connaît, ce qu'il a toujours été avec elle. Abîmée dans la contemplation de l'oeuvre qu'il lui a offerte jusqu'à ce que les portes de l'ascenseur menant à ses quartiers ne s'ouvre avec un "Ding", elle doit admettre que, toute esthète qu'elle soit, et même si le coup de pinceau de l'artiste ne lui semble pas totalement méconnue, elle n'est absolument pas parvenue à en percer les secrets. Pourquoi cette scène, allègrement plagiée de Roméo et Juliette? Avait-elle seulement raison de se reconnaître, un peu, dans les traits de Juliette? Car, à ce moment-là, qui est donc son mystérieux Roméo? Et pourquoi?

Un peu de clarté se fait dans l'esprit de la déesse, à l'instant précis où elle pivote sur ses talons pour voir entrer celui à qui devrait être décerné le titre de Némésis, car Louis est bien ce qu'il s'approche le plus d'une némésis pour la déesse. Son expression, au sortir de l'homme blond de la cage de métal, est indéchiffrable. Sans mot dire, bras croisés sous sa poitrine, elle l'observe entrer et le laisse parler... Curieuse, il est vrai, autant de savoir si elle a eu raison de le laisser venir jusqu'ici, que du moment où il essaiera de s'en prendre à elle, ou encore combien de temps son vernis de politesse va tenir...?

Si son regard est moins inamical que d'ordinaire, Nyx hésite à lui confier sa main. L'hésitation est visible, d'ailleurs, puisqu'elle se contente de lui serrer le bout des doigts, rapidement, et sans beaucoup d'allant. Manifestement, elle ne voulait pas être mal élevée, mais difficile d'oublier autant de siècles d'animosité... Peinture ou pas. Masquant sa curiosité, elle l'écoute discourir à propos de son offrande, vers laquelle elle se retourne pour suivre ses dires... Ses sourcils se fronçant malgré elle lorsqu'il fait mention, encore, de Teutatès. Nyx se mord la langue. Se redressant pour faire de nouveau face à Louis, elle croise ses doigts, sur ses hanches cette fois, et le toise un peu, bien malgré elle. "Alors..." C'est, finalement, le premier mot qu'elle lui concède ce soir. "Je crois que c'est à moi de t'offrir à boire, et non l'inverse... Et il est mal vu, à mon sens, d'insinuer face à la propriétaire d'un débit de boissons de qualité qu'elle a autre chose que de bonnes bouteilles..." Se faire envahir est une chose, se faire insulter sous son propre toit en est toute une autre, et Midnight est bien décidée à ne laisser personne, personne, lui marcher sur les pieds, encore moins chez elle, dans l'un de ses clubs, centre névralgique de son pouvoir s'il en est, qu'ailleurs.

Les pendules remises à l'heure, elle adresse tout de même un sourire en coin au celte et passe derrière le bar. "Que souhaites-tu boire?" En bonne hôtesse, elle prend délicatement le verre adéquat, qui convient pour accueillir la boisson de Louis, elle essuie ledit verre consciencieusement et le sert généreusement, avant de faire glisser le tout dans sa direction, avec doigté et finesse. Pour elle-même, ce sera un kir royal, à la mûre, fruit dont elle a toujours particulièrement aimé la couleur. Sa coupe prête, elle revient vers le celte et la fait tinter contre son verre. "Santé." 

Le rituel d'accueil accompli, Nyx se permet de revenir près de sa nouvelle acquisition, et de la détailler encore, et encore, avant de s'adresser à Louis. "Tu sembles nourrir une étrange obsession concernant ton frère et moi... Vas-tu enfin te décider à me dire pourquoi? A en voir cette toile, ça semble te suivre depuis longtemps... Encore une fois, je n'ai jamais rencontré qu'Esus..." Elle s'en retourne vers la toile. "Alors, on perçoit bien l'air de famille... Mais je t'avoue que je reste perplexe..." Et elle est sincère, comme en témoigne son expression, parfaitement accordée à ses dires, alors qu'elle s'en retourne vers l'oeuvre incongrue.

Midnight était dotée de ce charme d’antan qu’il n’était plus possible de croiser, et que seules les plus vieilles divinités ayant maintenues leurs enveloppes à travers les âges pourraient concurrencer. Taranis ne doutait pas un instant qu’une telle perle devait attiser bien des jalousies et des envies d’une masse fatiguée et saturée par un air pollué, une eau recyclée et une nourriture transformée. Si elle était indubitablement belle et séduisante, la Foudre gardait encore ses sens et sa raison. Il ne pouvait pas s’empêcher de se poser ces mêmes questions. Qu’est-ce que le Dieu-Père avait vu en la Grecque, pour en oublier sa fonction propre ? Qu’avait-il pu ressentir, en sa présence, pour commettre l’irréparable ?

- Au risque de me répéter, je viens véritablement en paix, répondit-il simplement lorsqu’elle souligne qu’il était mauvais ton qu’il sous-entend qu’elle « pouvait » avoir des bouteilles de qualité médiocre. Si je cite romancier irlandais, George Moore, le vin français a toujours, en Angleterre, un goût d’encre. La bouteille est donc médiocre pour un Anglais, mais elle est de grande qualité pour un Français. Tout est question de point de vue, et j’ai ce profond sentiment que, même si nous avions un point commun, nous serons bien capables de souligner que c’en est pas un …

Il donne sa commande – du vin rouge, sec et peu fruité ajoute-t-il –, et attend patiemment que l’hôtesse apporte le verre. Divinité bien sage à cet instant, il se plie au rituel, trinquant avec la Nuit et dégustant tranquillement ce qu’elle lui avait offert. Patient, il attend l’hôtesse reprenne la parole et donne le ton de la soirée. Il eut bien raison, car voilà qu’elle lui offre la même ineptie que lors de leur précédente rencontre. Se rappelant la promesse faite – offrir une trêve à cette dispute sans fin –, il se refugie quelques petites secondes dans quelques vieux et agréables souvenirs. Lorsqu’il en immerge, il avait retrouvé un semblant de sang-froid.

- Un élément nous échappe respectivement, il semblerait. Est-ce une affaire de « culture » ou de « point de vue » ? Je ne saurais dire. Toi et moi sommes seulement l’incarnation de la croyance des Hommes. Or nos peuples, ceux qui nous ont façonné, ceux qui nous apportons le premier souffle de « vie », étaient bien distincts et différents. Alors, je veux bien faire un effort. Nous allons reprendre, depuis le début, Nyx. Et nous allons être honnête l’un envers l’autre. Je vais te rappeler la raison première, l’unique en vérité, de ma haine à ton encontre. En échange, dis-moi donc pourquoi tu t’entêtes à réfuter de le connaître, dit-il en pointant du doigt l’homme du tableau.

Il s’interrompt et prend une nouvelle gorgée de son verre.
Il reprend, avec cette même voix pleine d’assurance.

- Nous formions une Triade, Nyx. Nous étions forts, quand nous étions ensemble. Teutatès, le Dieu-Père protecteur de la tribu et juge des âmes. Esus, le Dieu de la prospérité tant dans la guerre que dans le commerce. Et moi, Taranis, la Foudre qui gronde et qui brise les Ennemis. César avançait, soutenu par les tiens. Nous devions nous préparer, mais Teutatès n’était pas là. Il ne répondait pas à nos premiers appels. Car vois-tu, ton panthéon avait agi bien en amont, à travers ta personne. Tu as fait croire à notre Dieu-Père, Teutatès, que tu l’aimais. Tu l’as isolé des siens, l’occupant assez pour qu’il soit sourd, un temps.

Il se tait, encore, se remémorant toutes ces cuisantes défaites ou ces batailles où ils avaient constamment payé un lourd tribut.

- J’ai perdu des frères, et des fidèles, par vos manigances. Si chaque membre de ton panthéon reconnaît telle ou telle attaque ou faute, tu t’obstines du contraire. Tu vas jusqu’à te moquer de nous, en reniant ta propre implication. Voilà ce que je te reproche, véritablement, Nyx. Qu’as-tu à me répondre ?

"Touché." Répond Midnight, avec un sourire conquis, amusé, au trait d'esprit de Taranis. En lui répondant ainsi, elle espère faire honneur et lui montrer qu'elle fait honneur, surtout, à sa répartie et à son éloquence, deux qualités que la Nuit a toujours estimées à travers les millénaires. Bien sûr, le dieu belliqueux a raison. Elle ne peut que lui concéder ce point, et le fait de bonne grâce. C'est donc le sourire aux lèvres qu'elle lui choisit une bouteille de Cabernet Sauvignon, une bonne bouteille bien sûr, même si, indépendamment de l'année, Midnight n'avait que très rarement été déçue par une bouteille de ce cépage bien connu. Dans son propre verre, le champagne est de champagne, un excellent veuf clicquot. Elle ne mérite pas moins.

Quand elle se retourne dans sa direction après sa question, elle ne peut qu'être témoin de la lutte interne qui assaille son invité. Elle n'en prend pas ombrage, bien sûr, mais ne peut s'empêcher de s'interroger. Quelle réaction aura-t-il, quand il est, de façon tellement visible, si difficile pour lui de se contenir pour que la discussion continue? Nyx penche la tête sur le côté, verre pétillant en main, et attend. Plus encore que les mots de Louis, c'est vraiment à cet instant très précis que la déesse comprend que le gaulois a réellement envie que les choses avancent entre eux. Même si leurs rencontres avaient été largement distillées à travers l'Europe et les siècles, la dernière en date, dans les bureaux administratifs de la ville de Paris, ne laissent aucune place au doute. S'il avait été dans ce même état d'esprit, il lui aurait sans doute simplement lancé son vin au visage, sans doute non plus avec le verre en lui-même, et serait parti en tempêtant comme un beau diable. Il faut dire que, de tous les dieux, seulement une poignée sont aussi doués pour les tempêtes que Taranis. Quelque part, la Nuit s'amadoue de reconnaissance pour le gaulois, de garder un certain calme malgré la peine que cela lui demande. Plus encline à l'écouter que jamais, elle va s'asseoir dans le divan et l'invite à la rejoindre d'un geste, avant qu'il ne débute son plaidoyer.

Et, quel plaidoyer! Pour une fois, pas une des émotions ne manque au visage de Nyx. D'abord la curiosité, puisqu'elle met un petit temps avant de comprendre où Louis veut en venir, puis la surprise, la consternation, l'interrogation, le scepticisme... Et enfin... L'indécision. Quand il termine, la Nuit reste silencieuse, observant le gaulois de ses yeux emplis d'étoiles, mais aussi emplis de questions. Nyx ne s'est jamais soucié d'être une bonne actrice. Elle n'a jamais eu que faire de faire croire des choses aux gens. En fait, elle ne s'est jamais préoccupée que de son devoir, de ses enfants, de sa paix et de ses plaisirs. Dans l'ordre. Aussi, elle ne se reconnaît en rien dans le portrait que lui dresse Taranis. Cependant, elle ne veut pas lui faire l'affront de le traiter de menteur... Ce qui lui pose un problème. D'eux deux, un ment. Mais lequel? Nyx sait qu'elle ne ment pas, car elle ne conserve aucun souvenir des événements rapportés par le dieu de la foudre... Mais, de son côté, pourquoi mentirait-il? Qu'il puisse toujours être hargneux que le panthéon greco-romain ait défait le sien pouvait se comprendre, mais pourquoi venir la blâmer elle, alors qu'elle n'avait pris aucune part dans aucun des conflits qu'a pu connaître cette terre, depuis qu'elle y était?

Finalement, après avoir retourné la situation maintes et maintes fois dans le confort de sa tête et n'avoir trouvé aucune solution, Nyx se fait violence et, malgré ses principes, parce qu'elle souhaite avancer au moins autant que Louis, décide de s'ouvrir à lui. "J'ai à te répondre... Que je ne me reconnais dans rien de ce dont tu m'accuses..." Elle pèse ses mots, prenant bien garde à ne pas sous-entendre qu'il ment. Finalement, après l'interrogation, c'est la lassitude qui s'empare de ses traits. A nouveau, elle invite le dieu de la foudre à la rejoindre, pour lui parler franchement, comme lui venait de le faire. "Contrairement à beaucoup des nôtres, je n'incarne aucune volonté humaine, Taranis..." Sa voix est basse, douce. "Je suis la Nuit... Je ne suis ni bonne, ni mauvaise. Je ne me soucie pas de conquérir, ou de régresser. Je suis, c'est tout. Le peuple qui m'a donné la vie a insufflé beaucoup de choses en moi, notamment la certitude que le jour continuera de se lever, et que je continuerai à tomber, jour après jour... C'est beaucoup, et peu à la fois." Un peu de la lassitude de la déesse s'en va, remplacée par un profond sentiment de paix. "Je n'ai pas d'ambition, ou très peu. L'ère moderne m'a permis de retrouver une partie de ma puissance, et je peux me targuer que ça se soit fait sans heurter aucun de mes pairs. Je me suis simplement occupée de mes affaires, comme je l'ai toujours fait." Transparente de sincérité, elle marque une pause, qu'elle veut éloquente, et prend une gorgée de kir. "Cette position très différente, et privilégiée, à mon sens, sous bien des aspects, me permet d'avoir beaucoup de recul sur beaucoup de choses... Ennemi ou pas, je ne me figure pas empêcher qui que ce soit de remplir ses devoirs divins, consciente de ce qu'ils représentent pour nous... Quant à faire croire à un homme que je l'aime?" Son ton est consterné. "Rien ne pourrait être plus éloigné de ma personnalité..." A nouveau, elle marque une pause, avant de venir ancrer ses yeux au mille étoiles dans ceux de son interlocuteur. "Louis, j'ai vécu dans le Tartare, quasiment isolée de tous, pendant des siècles... Je recherche la paix de la solitude plutôt que de m'en inquiéter... Je n'aurai pas pu m'infliger la présence et la caresse d'un homme que je n'aimais pas, pour aucun prix... Sans oublier que je n'ai rien d'une guerrière. Je n'en ai jamais été une. Je n'ai jamais participé à aucun conflit depuis que j'existe... Pourquoi aurais-je pris part à celui-là, en reniant, qui plus est, à t'entendre, tous mes principes?" Le regard qu'elle pose ensuite sur Louis est douloureux. "Je connais le caractère sacré de votre triade..." Parce qu'elle est instruite, tout simplement. "Je ne nie pas connaître Teutatès pour te contrarier, mais parce que je ne conserve aucun souvenir d'une rencontre avec lui, quelle qu'elle soit..." Elle finit par baisser les yeux, et laisse un petit silence s'installer.

"... Maintenant, il y a quelques semaines, un individu s'est introduit dans mon club et a essayé de me tuer à l'aide d'un revolver. Forcément, dans le climat actuel, une armée de policiers s'est présentée à ma porte, et parmi eux, un divin, travaillant à Interpol... Lui semblait me connaître. Il ressemblait vaguement au personnage de ton tableau... Je me souviens de lui, parce que l'échange que nous avons eu m'a poussée à me demander s'il ne me manquait pas... Quelque chose." Impossible pour elle de définir quoi, cependant, et la frustration que cela éveille chez elle est visible. "J'ai rapidement laissé tomber cette pensée cependant, car je refuse d'admettre que l'on puisse m'avoir privée de... Quelque chose." Elle marque une nouvelle pause, boit du kir, encore aux prises avec son orgueil divin qui lui interdit catégoriquement de considérer qu'un tiers ait pu avoir ce pouvoir sur elle. Surtout qu'elle ne s'en expliquerait pas la raison. "La guerre prend toujours de lourds tribus..." finit-elle par reprendre. "Je ne nie pas mon implication par duplicité, mais bien parce que rien dans ma conception ne me prédestine à prendre part aux conflits. Je ne porte en moi ni haine, ni désir de suprématie. Je ne suis qu'une mère, je ne suis que la Nuit... Je me couche, et j'observe les hommes faire appel à mes enfants... Le sommeil, la vengeance, la mort..." Nyx englobe le tout dans son giron maternel, sans jamais y prendre part. Couardise pour certains, essence même de son être selon elle. "Le dernier souvenir que je garde de votre panthéon, outre ma brève rencontre avec Esus, c'est de m'en être désintéressée en voyant que vous n'aviez pas d'équivalent de moi. J'espérais rencontrer mon homonyme pour échanger sur nos conceptions. Quand j'ai vu que ce ne serait pas possible, je suis simplement partie. Je te jure que c'est la vérité..." Sa vérité, en tous cas, privée de si nombreux et si intenses de ses souvenirs...

Si elle n’était pas l’ennemie, il aurait félicité le bon choix – et goût – de son hôtesse. Si elle n’était pas une traîtresse, il aurait saisi tout opportunité pour se rapprocher de la dame, et lui arracher quelques sourires ou regards pétillants. Si elle n’était pas une Grecque, il aurait pris la peine d’analyser toutes ces informations qu’elle lui fournissait, à faire un tri à la fois intelligent et pertinent et à en user à son avantage – pour l’aider, ou pour la séduire – et à celui de son panthéon – pour se venger, pour s’allier. Quant il était question de Nyx, la Foudre était tout bonnement aveuglé.

Ainsi, lorsqu’elle nie, encore, toute implication dans la déchéance du panthéon celte, ou même ses amours avec le Dieu-Père, le blond était déçu. Sa déception n’était pas simplement palpable : elle était visible. Ses épaules s’affaissent, ses joues se colorent, son regard s’assombrit, sa bouche émet un grognement de mécontentement et ses membres tremblent, contenant une colère qui était monté, subitement, de plusieurs crans.

Si les arguments avancés par la Déesse étaient cohérents avec ses propres observations sur ces derniers siècles de conflits, et de jeu du chat et de la souris – on ne pouvait pas battre ce que l’on ne connaissait pas ! –, ils ne justifiaient pas pour autant ce déni absurde et absolu – à la fois – aux yeux de Taranis. Cependant, dans ce marasme de contestation, d’incompréhension et d’entêtement, il sentait bien qu’il y avait anguille sous roche. La question était de savoir qui avait placé cette dernière, et dans quel but.  

« La Nuit est Fourbe, et pleine de Terreurs » pensa-t-il, usant de toute sa volonté pour ne pas cracher cette vérité à la figure des plus séduisantes et charmantes de la dame. Il ne voulait pas qu’elle se referme comme une huître, et qu’elle le mène à la baguette pour une nouvelle poignée de siècles. Par cette conversation franche et à cœur ouvert, il lui avait arraché plus d’aveux en quelques minutes qu’en de nombreux siècles de confrontation et d’hostilité. « Ah ! Mon frère a encore des couilles ! C’est bon à savoir ! » conclut-il, lorsqu’elle lui révèle un étonnant épisode. Il n’existait pas des milliers d’agents d’Interpol divin qui ressemblait à Teutatès. Il n’en existait qu’un.

- Je ne vois que trois issues à cette situation, et les trois me semblent bien improbables ou impossibles. Par conséquent, nous butons, encore, à une impasse.   répondit-il. La première possibilité est que tu mens, et que je dis la vérité. Cependant, tu t’es défendue avec tant de véhémence, et de poésie, vis-à-vis de ta fonction et de ta nature que tu fais planer un doute. Je ne vois nul dessein, et nul intérêt à ce que tu t’entêtes dans cette ridicule comédie,   conclut-il en haussant légèrement les épaules. La seconde possibilité est que je mens, et que tu dis la vérité. Voilà la situation la plus ridicule. Car nous sommes des divins, Nyx. Nous ne périclitons pas comme ces mortels, en développant un Alzheimer par exemple ; De surcroît, pourquoi m’acharnerais-je autant de temps, et avec autant d’énergie, pour te vendre uniquement un mensonge ? Si tu es la Nuit qui se couche et qui contemple, je suis le Tonnerre qui gronde, qui tonne et qui frappe ; je ne suis pas « né » pour créer le chaos, simplement pour m’amuser , crache-t-il, avec un certain mépris. Il n’avait jamais été très friand de ces divinités vicieuses et malicieuses, qui usaient de méthodes très lâches pour atteindre quelques objectifs belliqueux ou incompréhensibles. Enfin, la dernière possibilité est que nous disions tous les deux la vérité. Cette situation est ridicule, certes, mais un brin plus plausible que la seconde et sûrement plus arrangeante pour toi. Car je dis la vérité à cet instant-ci, Nyx.

Dès lors, à la lumière de ses propres arguments, Taranis n’arrivait qu’à une conclusion.

- Si tu dis la vérité, alors il te manque évidemment quelque chose Nyx. Il ne te manque rien de plus, rien de moins, que ta propre mémoire. Dans ce cas-là, je m’interrogerais sérieusement sur tes alliés et tes amis. Il semblerait que, malgré ces longs millénaires de conflits entre toi et moi, j’ai été le plus honnête de tes adversaires , conclut-il, quoiqu’une pointe de moquerie et de pitié. A l'inverse, tu mens. Saches alors que je m'assurerais que tu n'apportes plus le malheur parmi les miens. Je ne saurais te dire comment, mais je trouverai le moyen. Aujourd'hui, nous nous connaissons assez pour deviner mutuellement quelques forces et faiblesses.  

A force d’observer les hommes, Nyx a fini par apprendre à connaître les dieux. Témoin muet de milliers de vies au cours de ses longs siècles d’existence, Nyx avait vu plus de manifestations de haine, de colère, de désespoir, de peur, d’amour ou de bienveillance pour parvenir à deviner les émotions de ses interlocuteurs. Avec le temps, il est devenu difficile de lui mentir sans qu’elle ne le voie. Une qualité qu’elle est prête à reconnaître à Taranis, cependant, c’est d’être un piètre menteur. Si elle s’agace intérieurement de le voir se courroucer en l’entendant parler, sans aucun doute furieux qu’elle ne reconnaisse pas plus maintenant cette vérité loufoque et dénuée de sens qu’elle ne l’a fait les siècles derniers… Elle apprécie cependant les efforts déployés pour se contraindre. Il essaie, elle le voit, aussi fort qu’il le peut, de ne pas l’agresser. Connaissant le tempérament belliqueux du celte, pour y avoir été confrontée par petites touches, ici et là, au cours des derniers millénaires, la Nuit sait qu’elle peut apprécier. Ce qu’elle fait, malgré l’agacement d’être à nouveau accusée de torts qu’elle n’a pas commis.

C’est mesuré, finalement, et analytique, que Taranis reprend la parole. Il lui expose ses hypothèses, et ses conclusions… Et Midnight est toute prête à s’y ranger. Toute prête à faire face à ce mur qu’elle refuse de voir depuis des semaines… Celui qu’effectivement, quelqu’un lui aurait pris quelque chose… « Taranis, ma patience a des limites… » Elle lui souffle, de façon à peine audible, coude sur la manchette de son canapé, pouce sous le menton et index contre la tempe. Un rappel, discret, qu’il serait de bon ton que le celte se calme avec ses procès d’intention, ses insultes à peine voilées et son ironie grinçante. Nyx sait se montrer accueillante et à l’écoute, mais elle ne supporte pas de se faire fouler aux pieds, que la haine qu’on lui porte soit légitime ou non. Après, le dieu ne s’expose à rien de radical… Simplement à une mise à la porte en bonne et due forme. « Tu ne serais pas le premier à chercher un bouc émissaire à ses échecs… » Elle répond, relativement détachée, faisant doucement tournoyer son vin dans son verre. « Il faut moins d’une vie d’homme pour comprendre qu’il est toujours plus facile de blâmer les autres que soi-même… » Elle hausse les épaules. « C’est le leitmotiv que je t’ai trouvé, en tous cas… » La bouche de la Nuit se fend d’un sourire sibyllin.

Nuit est douée pour cacher son jeu. Le trouble qui l’habite est invisible, sous son allure désinvolte. Le fait est que la céleste songe… Qui aurait pu la priver de tels souvenirs ? Pourquoi ? Le pourquoi répondra à la question du qui… Avait-on cherché à lui nuire ? A bien y réfléchir, en dehors de l’inimitié de Taranis, cet oubli ne semblait pas avoir changé grand-chose… Et puis… Et puis elle revoit l’éclair de douleur qu’elle a capté dans les yeux de l’agent d’Interpol, et, cette fois, ça lui brise le cœur… Si ce que dit Taranis est vrai… Elle préfère ne pas y penser.

« Tu n’aurais pas vraiment de mérite… Tu es le seul ennemi que je n’ai jamais vraiment eu, et c’est une position que tu t’es donnée à toi-même. » A nouveau, la déesse hausse une épaule désinvolte. « Je ne veux pas plus la guerre avec toi aujourd’hui que je ne la voulais jadis, Taranis… » Elle répond ensuite, son regard s’assombrissant et son ton se durcissant. « Si tout ce que tu cherches, ce sont des biais de confirmation, tu en trouveras toujours… Mais garde en tête qu’ils t’éloigneront toujours un peu plus de la vérité. » Nyx n’a pas la prétention de se croire irréprochable, mais s’il y a bien une chose qui n’a jamais changé dans son comportement, c’est sa propension à s’occuper de ses affaires, et à toujours construire son bonheur sans tenir compte de l’avis des autres. C’était déjà vrai à sa création, et ça l’est toujours maintenant alors… Dire qu’elle n’aurait jamais pu s’envoler et disparaître avec un amant… Si ce serait bien dans son caractère, rien ne lui permet de penser qu’elle l’a déjà fait. En tous cas, la boîte de Pandore est ouverte, et Nyx va devoir affronter tous les maux qui s’y trouvent.

« Je vais tenter d’élucider cette histoire de souvenirs manquants… » Elle finit par concéder. « S’il s’avère que c’est bien cela, je te le ferai savoir, et nous pourrons alors avoir la conversation que tu souhaites avoir depuis des siècles… » Elle lui sourit, mais son sourire est sans joie, aucune. « Mais, quoique soit l’issue de ces recherches, accepterais-tu de cesser de me pourchasser ? » Elle lui demande, sans le supplier, mais avec une profonde lassitude dans la voix. « J’en ai assez d’échanger des maux avec toi… Sincèrement. » Oui, elle était fatiguée. Et le fait qu’ils se soient croisés deux fois en si peu de temps n’y était pas pour rien. Nyx aime la paix, si fort… Elle préfère évoluer dans des eaux froides d’inhospitalité mais de correction, plutôt que des eaux rendues bouillantes par une haine dégueulée. En l’occurrence, l’inimitié de Taranis commençait à sérieusement la fatiguer…

Il sait que Nyx est puissante et est conscient d’être sur son domaine. Alors, il ronge son frein et écoute la Nuit, réfrénant cette rage bouillonnante et étouffant au mieux ce feu ardent. Il était heureux, à nouveau, d’avoir causé un soupçon de trouble dans l’esprit de la Déesse. Sa joie était telle qu’il pourrait mettre un genou à terre et baiser cette délicate main. Evidemment, il se retient : elle exige un semblant de paix, et il est prêt à la lui offrir.

- Soit, tu as ma parole, indiqua-t-il. A partir de ce jour, et à moins que nos Destins ne se croisent contre notre gré, tu n’entendras plus parler de moi, promit-il.

Pour autant, il ne peut pas s’empêcher de lui souhaiter – au plus profond de son cœur – des drames considérables. Que ne donnerait-il pas pour la voir sortir de ses gonds, et se retourner contre son propre Panthéon ! Si un tel scénario venait à se produire, alors Taranis pourrait crier victoire – et assouvir une vengeance plus ou moins rondement mené.

- Notre rivalité pourrait bien me manquer, dit-il d’un ton léger.

Entre temps, il termine son verre et la pose délicatement sur le bar. Il ne cherche pas à se resservir : la réunion touchait doucement, mais sûrement, à sa fin. Ainsi, sans plus tarder, il revient vers la belle brune et lui tend la main. Le port droit, les traits confiants, et une aura bourrée d’assurance, il tenait davantage du Soleil que de la Foudre. Enfin, il lui tend enfin une main.

- Ce fut un plaisir d’être ton plus honnête et tenace ennemi, conclut-il.

Incapable de se contrôler, il glisse ce petit sourire, mêlant audace et séduction, que les dames apprécient. Quant à son regard, ce n’était plus que deux prunelles flamboyantes. Oh, oui, il pourrait bien s’abaisser à quelques gestes taquins qu’il a tendance à réserver à celles qui ont su capturer son intérêt. Cependant, il connaissait assez la Nuit elle-même pour savoir que si elle n’était pas spécialement pointilleuse ou cérémonieuse, ses nerfs avaient été mis à rude épreuve par ces rencontres répétitives avec Taranis.

- Vivement que tu découvres au plus vite la vérité ! Qui sait, peut-être vais-je croiser une nouvelle Nuit à une lointaine rencontre future.

Il se demandait sincèrement, à cet instant, ce que l'avenir allait réserver.

Lasse, Nyx l'est. Lasse d'échanger des maux et des mots avec la foudre, lasse qu'il la prenne à parti dès qu'il le peut, lasse qu'il cherche à la saboter, encore aujourd'hui, après deux milles ans d'indifférence de sa part... Mais, aussi paradoxal que cela puisse sembler, Nyx n'est pas lasse du dieu. Au contraire, en fait. Cette obstination qu'il a montré, aussi agaçante pu-t-elle avoir été, a de quoi susciter la curiosité de la déesse. Quels genres d'autres trésors peut renfermer une âme capable de tant d'opinâtreté ? En vérité, après avoir connu Esus, et si ce que Taranis raconte à propos de son frère et d'elle est vrai, Nyx devrait avoir connu la triade père celte dans son entièreté. Si d'aventure Taranis lui permettait de le connaître, la Nuit n'a que trop conscience du privilège qu'elle posséderait, en matière de savoir, et comme tout témoignage d'intérêt, elle le garderait jalousement, précieusement, pour elle... A travers ce prisme, elle ne peut réprimer le haussement d'un sourcil surpris quand le si opinâtre celte lui propose de simplement disparaître de sa vie, comme ça, pouf... Bien malgré elle, d'une façon dont la spontanéité l'étonne, elle, qui est d’ordinaire si réservée... Nyx éclate d'un très discret rire cristallin. Un son aussi rare que les licornes, paraît-il, aussi vite disparu que né, paraît-il. Mais, contre toute attente, ce soir, il perdure un peu. Toujours aussi discret, agonisant, mais aussi ostentatoirement incontrôlable... Un instant, Nyx se demande la dernière fois qu'on l'avait faite rire ainsi... Et ne parvient pas à remettre le doigt dessus. « A moi, pas du tout... » Elle finit par répondre, le sourire aux lèvres à la nostalgie des jeux de coqs évoquée par Taranis.

Finalement, le rire de la déesse meurt définitivement, même si son sourire flotte encore sur ses lèvres charnues. La main tendue est serrée avec délicatesse, trahissant le peu d'affection de la veuve noire pour ce genre de démonstrations. Il est donc aisé de deviner qu'elle ne répond favorablement à cette poignée de main que par souci de montrer sa bonne volonté vers une poursuite diplomatique de leur co-existante éternité. « Et si possible, j'aimerai que tu sois le dernier... » Elle répond, sincère, ayant eu bien assez d'une némésis jusqu'ici.

La prière de Taranis, cependant, concernant une hypothétique rencontre future, pique l'arachnéenne créature... Elle le considère longuement, sans mot dire, avant de finalement lancer l'invitation qui lui a effleuré l'esprit un peu plus tôt, invitation qui s'est délitée dans le rire qu'il a provoqué ensuite. « Comment pourras-tu faire la différence ? Nous ne nous connaissons pas... Pas réellement, en tous cas. » Aucun jugement moral dans le ton de la déesse, seulement le sentiment d'une conscience très aiguë du carrefour où ils se trouvaient. « Si tu ne fais rien de ta nuit, j'aimerai t'inviter à la passer avec moi. En tout bien tout honneur. » Elle ajoute, avec un sourire, cherchant à devancer des taquineries malvenues en ce moment où elle tente de tendre un rameau d'olivier à un ennemi séculaire. « Nous discuterions de tout et de rien, sans langue de bois. Tu me raconterais comment tu as traversé les siècles, et, si tu le souhaites, j'en ferai de même. » Elle lui sourit, gentiment. « En vérité, je revisiterai volontiers l'histoire par tes yeux... » Son ton est celui de la confession coupable. Taranis, qui avait cherché si longtemps une vulnérabilité chez son adversaire en a désormais, sans la demander, une béante sous les yeux, et la possibilité de faire voler en éclats toutes ses belles résolutions prises, quoi... Deux minutes plus tôt ?

Cela étant, croire Nyx inconsciente de sa position serait une erreur. La Nuit a parfaitement conscience de s'être exposée, et s'il n'y avait aucun dessein à le faire, alors qu'elle se retrouve dans les quelques secondes de flottement qui précèdent la réponse de son vis-à-vis, elle en vient à se dire que cette occasion est finalement très bienvenue. En effet, indépendamment de la réponse de Taranis, favorable ou non, Nyx pourra mettre un curseur sur les nouvelles règles régissant cette relation. S'ils se croisent quelque part, devront-ils se saluer ou feindre de n'avoir pas vu l'autre ? Autant de questions auxquelles il est toujours intéressant de trouver une réponse, quoiqu'il arrive.