Paradise Circus [Intrigue I - Terminé]

Les enquêtes se multipliaient, ces derniers temps. C’était le genre de période bien connue des services de police, qui ne pouvaient que se douter que l’aggravation de leurs conditions de travail irait croissante à mesure que les dossiers s’empileraient sur leur bureau. C’était quelque chose qui échappait parfois à toute logique… Hasard, coïncidences, ou aboutissement d’un bouleversement dans l’ordre du crime qui faisait effet domino sur toutes les structures qui le composaient. Les choses étaient parfois plus compliquées encore. Pour le moment, il n’était pas question de lier tout ce qui survenait en même temps au cœur d’une même logique, d’un même enjeu. Le hasard, alors. Jusqu’à preuve du contraire. Après une tentative de tuerie en boîte de nuit, le meurtre d’un dieu et d’autres affaires glauques au possible, me voilà avec une demande pressante de ma hiérarchie, d’une enquête sur la traite des femmes originaires de l’est. Pressions des gouvernements bulgares, roumains et ukrainiens pour obtenir rapidement des résultats, car les filles qui finiraient vers l’Ouest n’étaient pas seulement prostituées, mais aussi achetées en tant que personnes. Leurs familles fermaient les yeux. Certaines se vendaient elles-mêmes en pensant mener la grande vie comme poules de luxe ; quelques moments d’inconfort en échange d’une vie de faste. Ce n’était que rarement vrai.


Je charge McHall d’enquêter sur les réseaux, et sur les endroits où sont vendues ces femmes en quête de reconnaissance, et d’une vie meilleure. Il met des jours, pendant lesquels je mets à profit ce que je sais pour avancer sur mes autres enquêtes en cours. Il remonte une piste, l’écossais, mais je l’envoie finalement du côté de Troyes pour faire le point avec les équipes de gendarmerie locale suite à notre affaire du mois dernier, avec les trafiquants albanais qu’il avait fallu stopper. Sa piste, je la remonterais. Peu enclin à fuir la capitale et ses communications rapides en cas de nouvelles remontées dans l’affaire du vieil homme sur sa montagne… Donc je prenais l’affaire des prostituées de l’est à bras le corps. La piste de McHall remontait aux dessous des plus grandes boîtes et cabarets parisiens, qui embauchaient de la main d’œuvre peu coûteuse et dont deux oligarques russes pincés six mois plus tôt avaient été surpris en possession, littéralement, de deux jeunes femmes chacun qu’ils avaient dit avoir rencontré dans des salles de spectacle et des cabarets. Rendez-vous au plus prestigieux d’entre eux, alors.


Pour voir si mon fils biologique n’était pas au courant de quelque chose de louche, et le Ciel m’en garde, coupable de quelque chose. J’en doutais. Je lisais en lui comme dans un livre ouvert, plein de colère, de frustration et de tristesse, un livre furieux. Mais un livre quand même. Je pouvais toutefois prendre la température… Vêtu de mon costard gris foncé, cravate bleu nuit, sans arme pour cette fois puisque j’étais en repérage, je me rendais au Crazy Horse. Je demande à voir mon fils, mais il est occupé pour son boulot alors on me propose un coup au bar en attendant, en pleine répétition d’un spectacle… Je n’y prends pas garde, de suite. Ce n’est pas la première fois que je vois des filles à demi nues se pavaner et danser, chanter et virevolter. Je remercie le barman d’un signe de tête quand le whisky est poussé dans ma direction. Pourtant, je ressens un sourd malaise qui me creuse l’âme et le cœur. Décontenancé, je me retourne à nouveau vers la scène.


Et je la reconnais.


Elle était là, au milieu de la troupe. Dansant de façon outrageusement sexy, se mouvant avec grâce et sensualité, et non sans vigueur. Son corps qui se meut pour séduire, pour attirer le regard… L’espace d’une seconde, je le revois au milieu des feux de la fin de la moisson, alors que cervoise et hydromel coulent à flots. Virevoltante, avant de traîner un guerrier dans sa hutte.


Meduna.


Par les dieux. C’était la deuxième ancienne compagne que je rencontrais. Midnight et sa passion, assassinée par son amnésie que je ne m’expliquais guère. Et Meduna. Compagne dans l’unité du peuple celte, des tribus gauloises. Je suis subjugué, pas tant par sa beauté –intacte- mais par le flot de souvenirs et d’émotions qui me taraude l’âme, et que je ne sens qu’à peine arriver, jusqu’à ce que sa présence ne me bouleverse de ses émotions comme la lame de fond d’un raz de marée.


| Bonjour, Meduna. |


J’avais mesuré le risque d’utiliser son nom véritable, mais il pouvait toujours s’agir d’un ancien nom de scène ou d’un surnom, alors que la répétition était finie et que foule de techniciens et de danseuses s’égayaient alentours.

Je ne sais pas encore avec certitude dans quel guêpier je viens de mettre les pieds. Ca n’a rien de si facile, de passer sans arrêt d’une enquête à l’autre, d’un souci à un nouveau. Il y avait tant et tant à voir et à discuter… Et surtout, en perdant en pouvoir et en puissance au cours des siècles, j’étais aussi devenu le sujet, sinon la proie, de tout ce qui passait dans l’âme des humains que je croisais. C’était éprouvant, mais pas le droit de me plaindre. A quoi bon, de toute façon ? C’était ma nature de sonder les tréfonds de l’âme humaine, et cela n’allait pas changer de sitôt… Sauf si je continuais encore à perdre en pouvoir. Aujourd’hui, ce n’était pas tellement de tout cela dont il était question. Aujourd’hui, j’étais au beau milieu d’un tout autre cocktail de sentiments et d’émotions que ce que j’avais pris l’habitude d’éprouver dans mon travail. Ce n’était pas une sinécure en tout cas, de se retrouver au beau milieu de toutes ces danseuses, de leurs attentes, de leurs désirs et de leur envie, que les unes nourrissaient envers certaines autres. Ca ne change rien non plus à ce bordel désorganisé que je ressens dans l’âme de la rouquine qui me rejoint.


Je sens le malaise. Je ressens d’autres choses. Tout est complexe, dans le cœur du véhicule de cette divine que j’ai jadis si bien connue. Ce n’est pas nouveau, que les choses soient compliquées entre nous. Tout ce que j’espère, c’est que tout se passe bien maintenant que je suis arrivé jusqu’ici, car je ne peux en aucun cas laisser des sentiments et des histoires personnelles prendre le dessus sur ma mission. Elle reste sacrée à mes yeux, même après tout ce temps. Alors j’essaie d’encaisser les vagues d’émotions de la divine comme je peux.


Après tout, ça faisait quoi… Deux mille ans ? Plus ou moins. Elle avait eu Taranis, depuis la fin de notre relation. Et la connaissant, sans doute une énorme quantité d’humains plus ou moins méritants, car c’était aussi l’une des formes d’expression de ses pouvoirs et de sa nature à elle. Pas besoin de la juger ; faire la fête et stimuler l’unité était pour elle sa nature profonde, ce serait comme reprocher à un chien d’aboyer ou d’un bambin de vouloir être materné. Je la sens se maîtriser, aussi, car après un court moment d’égarement son âme passe à quelque chose de bien plus soigné, ordonné. Elle se contrôle, elle se discipline. Elle a changé. Un peu. Ca reste à confirmer. Devais-je en nourrir quelque espoir ?


Et de l’espoir, pour en faire quoi ?


Elle vient directement, droit sur moi, quand la répétition se termine. Elle n’hésite pas, Meduna. Elle n’hésite jamais en réalité. Elle est comme ça. Sa proximité réveille beaucoup de choses en moi. Des choses que je maintiens muselées, bâillonnées, parce qu’elles ne me sont utiles en rien dans les circonstances présentes. Je la dévisage, je la fixe au moins aussi intensément qu’elle le fait elle-même. Prêt à en découdre, s’il le faut, même si ça desservirait sans doute l’enquête. Je ne me sens pas d’humeur à me laisser coincer par une ancienne relation. Parce que je sais déjà ce que je risque de ressentir sitôt que je croiserais les victimes de toute cette sale affaire, alors Meduna et sa rancœur passerait forcément au second plan. Malgré tout ce qu’il y avait eu entre nous… Ca ne comptait pas, à côté de ma mission. Ca n’avait jamais compté.


Et pour elle comme pour moi, c’était sans doute au fond de tout ce problème.


D’un coup, elle me gifle. Ca claque, sèchement.


Quelqu’un d’autre aurait pris ça pour une humiliation en public. Ma fierté se situait de toute façon à un tout autre niveau, alors je n’étais certainement pas dans l’optique de rendre coup pour coup. La joue rougie, alors que tout le monde nous regarde, avant que sa colère ne me submerge et ne me baigne dans un bain qui me paraissait dorénavant bouillant. Elle prend mon verre, après avoir fait glisser ses doigts sur ma cravate. Et elle le boit, cul sec. De cela aussi, je ne me formalise pas. Je ne me dérobe pas à l’inquisition de son regard… Et la dévisage avec autant d’intensité, de profondeur. Je sondais son âme, et toute la généreuse ration de sentiments compliqués que ma venue faisait naître chez elle.


| J’ose espérer l’être, la Justice ne fonctionne bien que si elle l’est, tu ne penses pas ? |


Je fais signe au serveur de m’en remettre un, et après une courte hésitation et un regard vers la divine, je lui fais signe d’en ajouter un second sur ma note.


| Je suis ici pour poser des questions, bien sûr. Je suis policier, maintenant. |


On nous pousse les verres, et je me saisis du mien que je sirote.


| Inutile de demander ce que toi tu fais ici… Elles savent qui tu es, tes amies ? | demandais-je en désignant les danseuses d’un signe de tête.

La musique vibrait à ses tympans, les pas s'enchaînaient dans une rythmique cent fois répétées pour être certain qu'elles seraient toutes prêtes le jour J pour la grande soirée du Crazy Horse, présentant leur nouveau spectacle à tout Paris et aux étrangers venus découvrir la ville lumière. Il n'était pas possible de se tromper dans les mouvements qui étaient réalisés, chaque élément ayant été chronométré à la seconde prêt. Chaque danseuse devait être un miroir de celle qui se trouvait à ses côtés, et rien, pas le moindre grain de sable ne devait s'insinuer dans les rouages du spectacle à moins d'avoir le profond désir de rendre fou de rage le metteur en scène qui hurlait avec son accent allemand pour une simple main mal placée sur la cuisse. Meduna s'était toujours donnée à fond dans ce qu'elle faisait, et aujourd'hui encore, elle mettait tous ses sentiments et ses émotions au service de cette représentation, voulant se sentir vivante, voulant se faire désirer sous les yeux des clients ce soir, avoir pour quelques heures, quelques minutes à peine, l'impression qu'elle existait comme par le passé, où lors des célébrations, les guerriers et le peuple celte n'avaient de regards ardents que pour elle, hypnotisés par ses mouvements, par son corps qui se confondait parfois avec le feu ardent auprès duquel elle venait à danser. Oui tout devait être parfait, mais n'était-ce pas le cas, alors qu'elle ressentait son regard sur elle à présent. Une réminiscence troublante du passé où il la couvait toujours d'un regard protecteur mais où le désir venait souvent à briller également. Un instant, elle ferma les yeux, sur cette scène aujourd'hui, elle dansait à nouveau pour lui, comme si le monde ne comptait plus à part lui, et seulement lui. Elle mordilla sa lèvre inférieure, rouvrit les yeux pour pouvoir les fixer sur la carrure de l'homme au fond de la pièce, accoudé contre le comptoir du bar. Elle termina la chanson avec le souffle court et alors qu'on venait à lui indiquer que la pause serait de courte durée, elle n'écoutait plus vraiment, son esprit était fixé sur une seule et unique personne, Teutatès.

Elle avait l'impression que son corps allait se mettre à brûler de part en part, alors qu'elle continuait à avancer droit sur lui. Mais plus elle se rapprochait de cet homme qu'elle avait tant aimé par le passé, et plus le flot de sentiments était difficile à gérer. Pouvait-on désirer et haïr à ce point une même personne ? C'était une question qu'elle s'était longtemps posée quand il était revenu, et qu'elle avait été au courant de sa trahison envers elle, et envers tous les autres. Oui, pendant toutes ces années, pendant tous ces siècles, elle avait imaginé la façon dont elle le retrouverait, et ce qu'elle viendrait à lui dire alors, quelle partie d'elle viendrait à s'exprimer à cet instant précis où son passé et son présent allaient s'entrechoquer pour ensuite la laisser plus abîmée encore que ce qu'elle ne l'était déjà dans son âme. Elle avait imaginé de nombreux scénarios possibles et elle avait alors pensé à la femme forte et sereine qu'elle viendrait à être en face de lui. Mais elle n'était en réalité pas préparée à cela, et son corps venait à trahir ce qu'elle ressentait. De toute façon, elle savait qu'elle ne pourrait rien lui cacher, bien que l'inverse était loin d'être aussi vrai. Ils étaient la nuit et le jour, aussi différents que complémentaires, n'était-ce d'ailleurs pas pour cela qu'un jour les choses avaient été aussi simples entre eux ? Finalement la gifle était partie sans qu'elle ne cherche pour autant à la retenir un seul instant, ou qu'elle songe à s'excuser pour son geste. Puis le désir l'avait fait se rapprocher de lui, comme un aimant qui l'attirait indéniablement. Elle préféra reculer et prendre le verre de whisky, le finissant d'une traite, tout en le fixant dans les yeux. « Ah la Justice, quelle noble chose que cela. Grand défenseur des âmes perdus que tu es, te voilà ici … Alors monsieur l'agent, sur quoi enquêter vous aujourd'hui ? » Elle se mit à rire jaune quelques instants avant de se pencher vers le barman qui venait de leur resservir un verre à tous les deux. Il se pencha vers elle, murmurant à son oreille si tout allait bien. Pour toute réponse, elle hocha la tête, lui fit un clin d'oeil avant de lui répondre d'un ton enjoué qu'elle gérait la situation mais qu'il pouvait laisser la bouteille dans le secteur. Il s'éloigna pour pouvoir les laisser parler, bien qu'elle se doutait que son coup d'éclat avait provoqué l'intérêt de certaines personnes autour d'eux.

« J'avais oublié que la nuit t'avait toujours beaucoup intéressée, et surtout son incarnation grecque … Si tu la cherches, sache qu'elle ne travaille pas ici en tout cas. » Il avait toujours été la glace, elle avait toujours été le feu, et ce n'était pas aujourd'hui qu'elle ne ferait pas d'étincelles. « Je travaille en tant que danseuse, je ne suis ni escort girl, ni prostitué. C'est un établissement de qualité, pas un tripot, ni une maison close ! Ici, c'est la sensualité française que nous mettons en valeur. » Elle haussa un sourcil. « Et tes collèges, ils savent qui tu es réellement ? Tu te doutes bien que je ne crie pas sur les toits ce que je suis réellement, ni qui je suis. Tout ce qui me relie à mon passé, est la danse … Et les émotions qu'elle peut provoquer. » Tout ce qui pouvait l'aider à exister un peu.

La situation n’aurait sans doute pas pu être plus compliquée encore, sachant que j’étais sur une enquête qui déjà ne serait pas simple et qui en plus allait s’avérer être parasitée par une vieille connaissance, et pas n’importe laquelle. Si elle n’avait jamais été l’amour brûlant et total que j’avais ressenti pour Nyx, elle avait compté. Et pas qu’un peu. Compagne de toujours, durant des siècles. Pas de relation exclusive entre nous, du fait de nos responsabilités et de son caractère, ou encore de l’emprise de nos pouvoirs respectifs sur les humains… mais quand même. Ca n’avait pas été rien, Teutatès et Meduna. Tout cela remontait à loin maintenant, et trahisons il y avait eues. Mais je ne pouvais pas revenir en arrière, alors en aucun cas je ne souhaitais me retrouver embringué dans quelque chose qui ressemblerait à des remords ou du regret. Ce n’était pas moi. Et ce serait contre productif pour mon enquête. Malgré tout, je ne peux pas noter que Meduna est toujours aussi belle. D’un corps svelte, athlétique, et extrêmement féminine. Elle est l’ivresse faite corps, et elle le démontre encore en enquillant les verres sans la moindre difficulté, selon ce que je peux déjà en voir.


C’était bien vrai que certaines choses ne changeaient jamais.


Je me rends compte de tout ce qui l’habite, sans pour autant savoir cartographier son âme comme j’aurais pu le réussir jadis. Ca n’a jamais rien eu de simple, d’aisé… C’était certain. Parce que le fil de ses émotions est souvent erratique. Souvent brûlant, un peu comme passer sa main au dessus d’une bougie. On sait qu’on va avoir chaud. Qu’on peut se brûler, mais on ne sait jamais à l’avance dans quel sens la flamme tournera au moment de la survoler… C’était Meduna, ça. Je sens le désir, qui enflamme le mien. Je sens la haine, qui reçoit l’écho de ma sévérité. Je savais l’encaisser, tout ça. Pour le moment du moins, quand ce n’était jadis qu’un jeu d’enfant quand je me retrouvais au faîte de ma puissance.


Je la sens brûler d’envie en se rapprochant de moi. C’est évocateur, et je me sens mal à l’aise physiquement, moi aussi touché et impacté, attiré par ce désir. Je n’aime plus Meduna. Plus depuis tout ce temps. Je nourrissais encore de l’affection pour tous ces souvenirs que je chérissais. Et de toute évidence, je la désirais encore. Mais cela n’allait pas plus loin. Replonger maintenant serait comme rouvrir la boîte de Pandore, et de tomber de très haut. Son verre dégommé, la jolie rouquine se fait acerbe à propos de ma nature et de ce que je viens faire ici.


| Noble, je ne sais pas. Mais c’est tout ce que je sais faire, alors je continue. Es-tu si différente ? J’enquête sur un réseau de prostitution, et pis encore, peut être, sur un réseau de traite des femmes. |


J’étais franc et sans détour avec elle, parce qu’il était clair que je ne la pensais pas capable de tremper dans ce genre de choses. Le barman semble s’inquiéter du ton de nos échanges et du geste d’humeur de la danseuse, je le sens dans ses tripes qui le travaillent. Il est prêt pour la bagarre, et moi pour lui casser le nez si j’en avais besoin. Meduna, elle, continue de me travailler au corps. Je choisissais de ne pas rebondir plus que cela, et de ne surtout pas lâcher que je savais très bien ce que faisait Nyx de sa vie sans pour autant en faire partie aujourd’hui.



| Je ne suis pas venu ici pour me disputer avec toi. |


C’était clair, sans détour ni appel. Je ne voulais pas tergiverser sur ce qui m’occupait ici. Je soupire doucement, las et fatigué dans mon corps comme dans mon âme, et reprends une lampée du bourbon que je commençais doucement à descendre. Je scannais les filles, non loin, mais le brouhaha de leur âme toutes entremêlées m’inspirait beaucoup trop de choses pour tenter de faire un tri cohérent.


| Ce n’est peut être pas une maison close. Mais sont-elles toutes en règle, niveau papiers ? Est-ce que tu sais quelque chose ? Je sens du dépit chez certaines. De l’obligation. De la peur. Certaines, j’en ai bien peur, transgressent les barrières entre danseuses et visiteurs, de ce que j’en ressens. Elles sont peut être réglos, mais certaines te cachent peut être des choses… |


Quant au reste, je secouais la tête.


| Non. Plus aucun humain ne sait directement qui je suis, aujourd’hui. |

Le passé revenait comme une claque violente dans le visage, bien qu'une éternité s'était passée depuis les instants qu'elle avait pu partager en compagnie de Teutatès, elle n'avait jamais trouver les moyens de l'effacer complètement de son esprit, ni de son cœur. Elle avait appris à faire avec, brûlant de rage quand elle avait su toute l'ampleur de sa trahison, envers les Celtes, mais encore plus envers eux. Le désir qui avait su les unir à de nombreuses reprises pour le bien de la communauté s'était mué, pour elle en tout cas, en quelque chose de bien plus fort, et même si elle n'osait plus depuis longtemps prononcer ces mots à voix haute, elle l'avait aimé, sincèrement aimé, elle s'était donnée à lui. Oui, il y avait les autres, les hommes, aujourd'hui les femmes aussi ; Meduna était née de ce sentiment de communion, de cette sensation d'unité, c'était son essence même, et c'était ce qui la tenait toujours debout dans le présent. Elle s'était perdue dans d'autres bras, elle s'était perdue dans d'autres draps, mais il n'était pas question de sentiments, juste de plaisir dans son plus simple appareil, puis ensuite, elle revenait toujours vers lui, comme s'il n'y avait pas plus grande satisfaction pour elle que cela. Elle avait cru pendant longtemps que la réciproque existait, mais après ses révélations sur Nyx, elle avait compris qu'elle s'était leurrée, et elle l'avait détesté, mais ce n'était rien contre la haine qu'elle avait pour elle de s'être laissé ainsi duper. Le Haut Juge n'avait finalement pas été très juste avec elle, et elle venait à se questionner sur ce qu'elle aurait du vraiment attendre de tout cela, mais ça avait fonctionné pendant tant de siècles entre eux, pourquoi le doute aurait-il pu s'insinuer dans son cœur ? Elle avait tenté de soigner son chagrin avec un autre, se jetant alors au coup du propre frère de Teutatès, et cela avait fonctionné un temps avant de se rendre compte que le désespoir et la colère ne pouvaient pas être le ciment solide d'une relation. Et elle avait alors cherché à reproduire ce sentiment, cette émotion, cette sensation, juste quelques instants, avoir l'impression d'être aimé, de connaître elle aussi l'amour infini qui pourrait continuer à la faire vivre. Il n'était pas rare qu'elle partage d'autres lits, recherchant par la caresse sensuelle, par le désir dévorant, ce besoin d'attention qui lui était vital. Mais quand les corps retombaient las et engourdis, quand ils venaient à partir les uns après les autres, elle se sentait seule, terriblement seule. Et même si sa peine et sa rancune avaient diminué avec le temps, la solitude ne l'avait jamais quitté, s'aggravant toujours un peu plus. Que serait-elle dans un siècle ou deux ? Si la Terre était encore debout, que les hommes ne viennent pas à la détruire totalement, qu'est-ce qui resterait alors d'elle ?

Cette question était sans aucun doute la plus difficile mais pourtant elle était la plus véridique à cet instant, et c'était lui qui venait à faire remonter tout ça à la surface pour son plus grand malheur. Et elle le détestait à nouveau, et elle se détestait à nouveau, lui qui venait ainsi à faire une intrusion dans sa vie par le coup du sort et qui viendrait ensuite à disparaître, peut-être pour toujours, peut-être jusqu'à demain, ou pour deux millénaires entier. Il fallait qu'elle donne le change, qu'elle montre qu'elle était finalement capable de gérer la situation, qu'il ne provoquait plus rien chez elle, comme elle ne provoquait sans aucun doute plus rien chez lui depuis bien longtemps déjà. Cependant, cette opération-là semblait être un échec cuisant, alors que le barman venait à s'intéresser à eux, percevant sûrement la détresse qui était la sienne au cœur de cet échange. L'alcool n'aidait nullement à paraître sereine devant lui, mais elle en avait besoin et elle n'allait pas s'en priver, il lui fallait de toute manière une sacrée dose avant qu'elle ne commence à avoir la tête qui tourne, ils avaient encore de la marge avant qu'elle s'accroche à son cou totalement ivre et profondément désabusée. « Non je ne suis sans doute pas si différente, il faut bien continuer le rôle pour lequel nous avons été créé, bien que le mien soit sans aucun doute inférieur au tien. Ah Charles, tu sembles si parfait dans ton joli costume … Mais même la justice peut parfois se tromper d'être bien trop sûr d'elle. » Elle délaissa pour autant sa bouteille en l'entendant parler, avant de rejeter la tête en arrière et de se mettre à rire, rire de la situation dans laquelle elle se retrouvait. Hasard, malchance ou œuvre du destin ? Elle n'en savait rien, mais visiblement, quelqu'un avait eu le désir que leurs routes se croisent à nouveau. Elle finit par reprendre son calme et poussa un long soupire de soulagement. « Au moins je pourrai dire que j'arrive encore à me faire écouter, et que la police française n'est pas aussi inutile que je le pensais. Si c'est bien ce que j'imagine, tu as devant toi la source anonyme de ton dossier … J'ai donné autant de preuve que j'ai pu après mon passage au Moulin-Rouge … La patronne n'est pas très nette si tu veux savoir, et elle est comme nous … Je suis partie de là-bas dès que j'ai compris que quelque chose d'anormal se tramait … Je suis allée voir la police ensuite, avec ce que j'avais pu recueillir ... » Elle soupira longuement, refermant les bras autour d'elle comme si un froid insidieux venait de se faufiler et la toucher en plein cœur. Elle tourna son regard vers les autres danseuses. « Oui elles ont peur, ce sont des femmes, des femmes qui savent qui leur corps est leur outil de travail. Beaucoup ont travaillé dur pour arriver jusque là, pour certaines c'est même un projet de longue date. Mais elles savent toutes que leur temps ici est compté, l'âge viendra à faire son œuvre, ou la maternité viendra à modifier leur outil de travail. Un jour prochain, elles seront remplacées par d'autres filles, plus jeunes, plus fraîches, plus dynamiques qu'elles et alors que leur resterait-il ensuite ? Quant à franchir les barrières entre la scène et la salle, pour beaucoup, elles s'amusent, tout comme je le fais moi. Mais je ne crois pas que ce soit quelque chose de tarifer, en tout cas j'ose l'espérer sincèrement. Je leur souhaite une belle vie à toute … Elles sont pour moi, ce qui se rapprochent le plus d'une famille, même si comme toutes les autres, elle n'est qu'éphémère. » Sa gorge se serra alors et elle préféra baisser le regard.

Avancer sur mon enquête dans ces circonstances n’avait rien de facile. Il y avait de l’attente, et quantité d’émotions violentes, parfois contradictoires. Les vagues du ressentiment de la rouquine me heurtaient, les unes après les autres, dans un ballet qui s’il n’était pas mortel n’en restait pas moins cadencé par la haine et la colère. En sus il y avait les émotions des autres à gérer. Elles n’étaient pas simples, car toutes les jeunes femmes -et le barman- ressentaient des choses complexes, qui prenaient du temps à assimiler, à les trier. Alors imaginez que de mon côté je les prenais toutes dans la tête sans avoir aucun moyen de faire un tri qui soit un tant soit peu correct… Meduna, elle, ne se cachait pas du tout de ce qu’elle éprouvait. Etait-ce parce qu’elle s’en fichait ou simplement parce qu’elle ne voyait absolument aucun intérêt à me dissimuler quoi que ce soit ? peut être un peu des deux. La divine avait toujours été du genre à porter son cœur en bandoulière ; c’était pour cela qu’elle avait été tant aimée et révérée, jadis.


Et pas que pour ça, j’étais bien placé pour le savoir.


Et il n’y avait pas que moi dans cette position.


Quoiqu’il en soit, je ressentais toujours avec quelle force et quelle vivacité la belle était taraudée par le poison de la jalousie et de la rancœur, qui irriguait ses veines et coloraient ses sentiments d’un blanc sans fond, de quelque chose d’aussi pur que la haine. C’était une émotion puissante, parfois compliquée. Mais elle était absolue. Je ressens le reste, aussi, quand elle pense au passé sans doute, ou en tout cas à ce que ma venue ne lui évoque. Aussitôt, c’est grand renfort de flashs sensoriels qui me travaillent. L’odeur de son corps. La sensation de chaleur, le plaisir qui irradie de son enveloppe et ses souffles qui me font haleter sous mes émotions et les siennes, mêlées, pour quelque chose d’aussi absolu mais pourtant contraire à la haine.


La belle se compare, encore. Avec une pointe encore de rancœur et d’envie, et moi je ne lui réponds qu’avec fermeté mais sans aménité. Nous étions tous faits pour une raison bien précise, tous. Impossible de dénier cette nature qui seule expliquait notre existence. Je descends les yeux sur mon propre costume. Se doutait-elle que je n’avais que dix fois le même, sans fioritures, et que sous la veste j’étais aussi débraillé que jadis, chemise mal repassée, sortant du pantalon, et tout le reste ? Non, sans doute. Elle préférait rire.


| La justice n’est jamais parfaite, et tu le sais. J’ai un avantage à rattraper. Tu as vu ma carte ; tu sais comment je me fais appeler. Moi, je ne le sais pas. Je veux bien t’appeler par ton nom d’autrefois, mais je ne suis pas sûr que l’entendre sortir de ma bouche ne te fasse plaisir. |


C’était bel et bien une demande masquée qu’elle me décline son identité, tandis qu’elle m’explique que c’était elle la source anonyme. Elle incrimine la patronne du Moulin Rouge, elle sous entend qu’il s’agit elle aussi d’une déesse… Laquelle, pour s’enrichir et vivre sur le dos d’autres femmes ? Elles étaient nombreuses à en être saintes patronnes et protectrices, et non bourreaux en puissance. Je note, donc. Mentalement j’enregistre tout. J’allais creuser, évidemment. Mais avant d’aller faire une visite à la concurrence, et au cas où Meduna me jouait un mauvais tour d’une façon ou d’une autre, je me devais par correction professionnelle d’aller au fond des choses.


| J’ai besoin que tu sois plus précise pour ouvrir une enquête officielle. Tu as déjà de la chance que ce soit moi qui ai récupéré l’affaire et qui ai décidé de faire la rencontre moi-même. Un autre aurait tassé le dossier sous la pile. Le hasard fait qu’on a aussi été rancardé par les polices ukrainiennes et polonaises sur ce sujet. Il faut que tu me dises ce que tu as vu. Où. Quand. Et comment. Sinon, ça sera difficile de poursuivre les investigations. |


La rouquine m’évoque ensuite ses partenaires, alors que je n’ai pas rebondi sur l’insulte sous jacente de ses propos. Je conçois sa propre tristesse vis-à-vis tant de l’existence que de l’immortalité, mais je l’inscris dans le marbre de notre existence. Jamais nous ne saurions être libres de quelque manière que ce soit. Je pouvais comprendre l’aspect éphémère d’une existence, moi qui m’était battu, qui avait aimé, et haï, au cours des siècles et des siècles. Je me fais un rien compatissant, mais je n’en fais pas trop. Marquer plus encore mon humanité risquerait de combler une distance qu’il devait nécessairement y avoir entre le flic et le témoin, et entre les deux ex compagnons.


| Je peux le comprendre. Certaines parmi elles sont des descendantes de nos tribus de jadis. Je peux le sentir. Mais je ne suis pas sûr qu’elles soient toutes aussi heureuses et passionnées que tu le dis. Toutes te respectent beaucoup, quoiqu’il en soit. T’envient, pour certaines. De ton talent, de ta beauté, de ton expérience. Toi et moi sommes voués à être parfaits en nos domaines pour longtemps… J’en ai bien peur. |


je reprends mon verre. Lui demander quelle a été sa vie, ces deux derniers millénaires ? A quoi bon ?


| Je suis content de voir que tu ailles bien, malgré les circonstances. |

Les apparences étaient sans doute la chose la plus importante qui pouvaient exister dans ce monde, c'était tout ce qui leur restait, c'était surtout tout ce qui lui restait à elle. Meduna avait perdu de sa superbe au fil des siècles, continuant à prôner ses valeurs, à survivre tant bien que mal alors que le monde avançait, que le monde changeait doucement mais sûrement, venant un peu plus lui rappeler qu'elle n'avait normalement plus sa place aux côtés des simples mortels. Faire au mieux n'était pas toujours suffisant malheureusement, et les doutes ne cessaient d'augmenter dans le cœur de la vieille déesse, et même si son enveloppe charnelle ne montrait aucunement les usures et les blessures que le temps pouvait infliger, dans son esprit il en était malheureusement tout autre et le poids se faisait aujourd'hui bien lourd à porter alors que Teutatès se trouvait à ses côtés. Il lui rappelait à la fois toutes les belles choses qu'elle avait pu connaître en sa compagnie, mais également la tristesse et la colère qu'elle avait ressenti alors que sa trahison était une chose avérée et qu'à son retour parmi les siens, elle n'avait jamais réussi à passer au-dessus de tout ça. Meduna était sans doute l'une des déesses les plus libres, les plus enjouées, les plus extraverties qu'il pouvait exister dans le panthéon celtique, pour autant, s'il y avait bien une chose qui venait à gâcher tout cela, s'était sans doute la rancune tenace qu'elle pouvait avoir contre quelqu'un, et même s'il était clair que tout cela c'était passé dans une autre vie, qu'elle avait connu depuis des centaines, des milliers d'autres existences, cherchant toujours à s'inventer une nouvelle histoire, à se créer un nouveau personnage pour pouvoir trouver quelque peu sa place dans ce monde, elle n'oubliait pas les douleurs du passé et surtout les conséquences que cela avait pu avoir. Surtout qu'elle n'avait pas pensé un seul instant qu'elle pourrait se retrouver face à lui comme ça, après une répétition à son travail, quelque chose de tellement banal alors que leurs routes auraient pu se croiser de façons si différentes au cours de tous ces millénaires. Et d'une certaine façon, elle était encore plus folle à cet instant de savoir qu'elle avait provoqué de manière totalement involontaire cette rencontre entre lui et elle. Et elle le détestait encore plus farouchement alors qu'il semblait si bien contrôler son attitude et ses sentiments, alors qu'une véritable tempête venait à souffler en elle. Tout cela était injuste, mais ils ne pouvaient pas éternellement réussir à s'éviter, ils étaient tous les deux attachés à ce territoire qui étaient le leur par le passé.

Lentement, Meduna releva le regard vers Teutatès, ou plutôt vers Charles qui lui demandait à présent son pseudonyme actuelle. Et elle lui décocha la plus éclatant des sourires, et sans doute le plus faux également. « Tu as raison, tu n'es plus digne de prononcer mon nom. » Elle était particulièrement amère face à lui et n'avait nullement envie de faire un quelconque effort pour paraître plus agréable, après tout, il ne venait pas pour une visite de courtoisie mais pour pouvoir parler de travail. « Morgane Moore, c'est ainsi qu'on m'appelle ici. Je me suis toujours amusée à chercher des prénoms commençant par la lettre M pour pouvoir m'identifier, un petit clin d’œil à celle que je suis en réalité. Comme ça, si tu as besoin de me convoquer officiellement pour ton enquête tu pourras le faire facilement. » Puisqu'il n'y avait que ça qui comptait, elle viendrait à témoigner s'il le fallait, tant qu'on la laissait tranquille et surtout qu'elle pourrait continuer à travailler au Crazy Horse, elle ne voulait pas que son nom d'emprunt soit dégradé d'une quelconque façon que ce soit et qu'elle soit obligée de fuir et de recommencer une nouvelle existence ailleurs, elle venait à peine de se réinstaller ici, elle n'avait pas envie de partir au bout d'une année à peine. « L'ambiance a toujours été pesante … Quand je suis arrivée à Paris, et que j'ai été engagée, on s'est retrouvée toutes mises dans un appartement, où on dormait les unes sur les autres, dans des conditions … Ce n'était clairement pas un cinq étoiles si tu vois ce que je veux dire. J'ai vu des danseuses aussi cachés les bleus qu'elle pouvait avoir sur le corps juste avant les spectacles et certaines … Certaines étaient emmenées à la fin des représentations, des hommes repartaient avec elles comme si c'était des trophées. Des fois, elles ne revenaient pas, et d'autres arrivaient. Ce n'était pas forcément que des danseuses, il y avait aussi les serveuses … J'ai du garder quelques photos dans mon téléphone portable … Mais tu sais bien que ce genre de filles restent extrêmement secrètes sur ce qu'elles vivent, encore plus quand toi-même tu ne fais pas partie du système. Elles ont peur, elles sont terrorisées. J'ai très vite quitté les lieux … » Elle eut un triste sourire quand il lui parla des émotions et des sentiments que les autres danseuses pouvaient avoir à son égard, quittant l'homme des yeux pour pouvoir fixer la scène. « Au moins, je suis parfaite dans un domaine … Je ne suis pas certaine que cela compense le reste malheureusement. C'est notre destin, c'est notre meilleur chance, mais aussi notre pire fardeau. J'aime trop la vie pour pouvoir baisser les bras, mais cela viendra forcément un jour … La justice aura toujours sa place dans notre monde, quant à moi, je m'efface petit à petit. » Elle soupira avant de le regarder, prenant une voix douce et sincère à son attention. « Je suis également contente de voir que cela va pour toi. Et contente de t'avoir recroisé, malgré tout. »

Je devais prendre des pincettes, au regard du passé commun avec Meduna et de tout ce que nous avions subi ensemble. Il y aurait peut être des choses à faire ou à dire pour essayer de réparer le passé, mais je n’étais pas venu pour ça. Pour le travail, encore et toujours. Ce que l’on pouvait certainement me reprocher dans une certaine mesure, mais c’était bien ma nature qui dictait ma conduite et chacun de mes actes. Je ne pouvais pas échapper à ce que j’étais ; c’étaient bien les humains qui m’avaient conçu ainsi et je ne pouvais certainement pas changer du tout au tout en un claquement de doigts. J’étais comme formaté à être qui j’étais. Je n’avais pas non plus fait partie de ces divinités qui avaient cru pouvoir simplement contrôler l’avenir en s’adaptant totalement à chaque période… De mon côté, je ne faisais que naviguer à vue. Seule la couverture changeait, et bien sûr j’adaptais les moyens de mon action. Mais c’était à peu près tout. Au bout de tous ces millénaires d’existence, ce ne serait sans doute qu’une gageure que de se sentir capable de se révolutionner.


Meduna avait fait comme moi, semblait-il. Elle n’avait pas été capable de se transformer, mais de suivre encore et toujours ceux, et surtout celles, qui pouvaient croire en ce qu’elle faisait. Je ne pouvais pas dire que je n’avais jamais entrevu de sagesse chez elle, mais je n’aurais pas suspecté pour autant qu’elle se tienne si longtemps à cette ligne de conduite. Pour une personne aussi passionnée qu’elle pouvait l’être, ce n’était pas forcément quelque chose de couru d’avance. J’étais plutôt fier de mon ancienne compagne, alors. Je n’avais jamais douté d’elle mais voir qu’elle continuait d’accomplir son devoir des lustres après notre dernière rencontre et la désunion de notre panthéon tout entier, c’était une vraie source de joie. D’espoir aussi. Si d ‘autres comme elle et comme moi continuaient d’accomplir leur destin et poursuivaient eux aussi leurs missions sacrées, alors il était peut être possible d’envisager un autre avenir que le déclin.


Il était encore trop tôt pour le dire. Et compte tenu des griefs du passé il n’était pas non plus franchement évident que tout le monde souhaitait forcément s’unir à nouveau pour reprendre la place qui était jadis la nôtre. En toute honnêteté, je n’étais même pas persuadé que c’était quelque chose qui soit vraiment souhaitable en définitive.


Je coupais court à mes pensées, car Meduna continuait de me livrer des éléments de son témoignage. Des éléments qui restaient matinés de mépris et de rancœur. J’encaisse, quand elle ne me juge pas digne de l’appeler par son nom.


| Morgane Moore, c’est noté. |


A quoi bon rebondir ? Chaque passerelle entre nous, elle achevait de les scier avec un rictus de revanche matînée de rancœur qu’il était difficile d’avancer sur l’enquête. Je me fais plus attentif encore quand vient le moment où la belle blonde m’explique comment elle a perçu les choses quand elle est arrivée dans ce milieu si particulier. D’abord, l’engagement. Puis les services à côté. Et enfin, son propre destin à elle.


| Tu faisais partie de ces filles ? Est-ce que tu peux m’en dire plus sur les types qui étaient concernés, que ce soit pour vous garder ou pour tenter de monnayer vos services ? Tu peux être affirmative quand tu me dis que c’est une de tes… Concurrentes, qui cache toute cette affaire, qui en tire les ficelles et qui en profite ? |


Simple constatation, qui pourtant me brûle les lèvres.


| Est-ce que tu reconnaitrais ces clients, aussi ? Je peux faire pression sur eux si c’est le cas. En général, ces types friqués ont la conscience qui les travaille et beaucoup à perdre si qui que ce soit se met à raconter ce qu’ils font quand ils ne rentrent que très tard à la maison… |


Je la regarde, les yeux dans les yeux.


| As-tu directement été victime de ce trafic, toi aussi ? |


Je ne répondais pas au reste. Terrain glissant ; un problème à la fois.

Finalement, c'était peut être mieux ainsi, que Charles et elle ne se soient pas revus depuis toutes ses années, depuis tous ses siècles, il était tellement formel, tellement lui … En le voyant ainsi, dans son costume si bien taillé, ses cheveux si bien coiffés, rasé de près, le flic dans toute sa grande splendeur, elle se demandait comment il avait été possible qu'ils s'accordent si bien par le passé. Elle était le feu, là où il était la glace, bien que ce soit son désir qui les avait finalement séparé. Il aurait sans doute été bien qu'elle tente de le cerner, qu'elle tente de le comprendre, qu'elle tente d'en apprendre plus sur lui, sur ce qu'il s'était passé pour lui au cours de ces deux derniers millénaires. Ce visage était toujours le même que celui qu'elle avait gravé dans sa mémoire ; cette voix était toujours la même, identique aux brides qu'elle arrivait encore à se remémorer lors de ces nuits passées à ses côtés, le feu crépitant à quelques pas d'eux. Et elle était presque certaine que s'il venait à l'effleurer, sa peau viendrait à réagir à la sienne, se rappelant la rudesse de ses paumes mais aussi la douceur de ses caresses. Elle ferma les yeux un long moment pour pouvoir se concentrer à nouveau ou tout du moins essayer d'y parvenir, mais son esprit ne cessait de faire des aller-retours entre son passé et son présent, et son cœur semblait saigner à nouveau, sans qu'elle ne puisse le détourner de cette douleur et de cette tristesse qui emplissait tout son être. Elle soupira longuement, essayant de chasser toutes ces pensées incohérentes qui régnaient dans son esprit, et qu'elle n'avait pas envie qu'il profite de ce moment certain de faiblesse pour pouvoir lire en elle. Elle qui était si fragile à cet instant, alors que lui restait toujours aussi inflexible, toujours aussi placide. Elle n'avait pas imaginé un seul instant que son témoignage aussi léger qu'il avait pu être, aurait pu remettre Teutatès sur sa route et au vu de cette rencontre, elle aurait sans aucun doute préféré qu'ils ne se revoient jamais, car elle était à présent totalement perdue.

Meduna hocha alors la tête quand il nota son prénom, sans doute essentiel pour le reste de son enquête. Elle qui voulait aider, cela allait sûrement lui jouer des mauvais tours. Et une fois que tout serait fini, alors il lui faudrait partir à nouveau, trouver une nouvelle identité, commencer une nouvelle vie, un nouveau travail, peut-être pas en France, sans doute dans un autre pays, elle pourrait néanmoins rester en Europe, après tout, elle avait toujours une ou deux issues de secours pour pouvoir disparaître facilement. Telle une comète passant dans le ciel, elle passait tout aussi rapidement dans l'existence des gens, une lumière courte qui marquait parfois les esprits avant de s'éloigner aussi vite qu'elle était arrivée. Elle aurait aimé rester plus longtemps dans le secteur, elle se plaisait indéniablement ici, elle s'amusait et se sentait vivante, mais les choses les meilleures étaient bien souvent les plus courtes. Elle fut néanmoins piquée au vif quand il posa ses nouvelles questions concernant l'enquête, secouant la tête de façon énergique mais pour signifier une réponse négative. « Le fait que je sois engagée et non arrivée par le biais du trafic a joué en ma faveur. Je peux faire des portraits robots, sur deux ou trois types qui étaient régulièrement là à tourner autour de l'appartement où ils nous logeaient. Tu imagines bien qu'au cours des années, j'ai réussi à mettre une somme de côté et qu'au bout de quelques semaines je suis partie de là. » Elle fit un signe vers la scène. « Moi je ne suis que danseuse, la danseuse vedette certes, mais rien qu'une danseuse. Celle dont je te parle est la propriétaire du Moulin Rouge. Aide ces filles s'il te plaît ... » Elle haussa les épaules. « Peut-être que si je vois des photos … Mais … On m'a tenu à l'écart quand ils ont compris que je ne vendrai jamais mon corps en dehors de la scène et de la danse. » Elle détourna son visage, cachant ses yeux embués de larmes. « Je n'ai jamais participé à ce trafic d'une façon ou d'une autre. J'ai essayé d'aider ses femmes, j'ai proposé à une ou deux jeunes femmes de les faire sortir du système, mais elles avaient trop peur pour m'écouter … Je suis désolée ... »

Morgane continuait à intervalles réguliers de me pilonner pour mes manquements du passé. Elle n’avait de toute évidence jamais su passer outre un aussi lourd passif mais je ne pouvais le lui reprocher. Notre destin était peut être simplement de rester opposés… Difficile à dire dans un monde aussi froid et dangereux que le nôtre. Quoiqu’il arrive, il fallait continuer de remplir nos fonctions, d’exécuter notre devoir. Ca n’avait jamais été facile, et je pensais bien que ça ne le serait pas plus à l’avenir. Difficile d’envisager l’avenir sous cette forme… Mais il ne fallait pas forcément que l’on se mette bille en tête pour le construire. Etait-ce seulement encore à nous de le faire ? Je n’avais pas la réponse à cette question, comme je n’avais pas celle à beaucoup d’autres. J’avais du mal tout de même à me dépatouiller de sa haine, de sa colère, mais aussi de la nostalgie d’un désir brûlant. Je savais que depuis le temps, il devait y avoir eu quantité d’autres hommes, d’autres dieux. Taranis avait toujours ma colère… Et même si c’était moi le fautif dans cette histoire, je ne pouvais pas tolérer tout ce que mon collatéral avait pu user d’artifices pour me causer du tort. Lui et Meduna… Même s’il n’y avait plus rien entre nous, cette seule pensée ‘était toujours aussi insupportable.


Heureusement au fond qu’il y a toujours cette colère, c’eut été terrible de dérailler à nouveau.


J’ai aussi mon travail pour rester concentré. Ma tâche, c’est ce qui me permet de rester entier, de pouvoir continuer à avancer même sans tout ce qui faisait autrefois ma force et ma gloire. La déesse répond à mes questions sur l’enquête. Je me dis assez vite que tout ce qu’il se passait nécessitait effectivement intervention de la part de nos services. Je commençais à avoir assez d’indications, c’était plus qu’un simple faisceau de présomptions. Avoir des témoignages de première main était quelque chose de vraiment précieux dans ma mission, car je ne faisais pas confiance aux racontars ou aux données numériques ou aux preuves papier. Ca aidait bien sûr à bien ficeler un dossier mais ça ne pouvait pas suffire. Mes supérieurs avaient besoin de concret à tous points de vue pour pouvoir mettre des moyens sur nos investigations.


| Oui je comprends. On peut convenir d’un rendez-vous pour les portraits robots et pour enregistrer ta déposition. Avec ce que tu nous apportes, on a de quoi lancer une enquête en bonne et due forme, je pense. |


La belle me demande d’aider ses filles, et je la sais sincèrement inquiète pour elles, même si elles ne font pas partie de nos tribus de jadis ou de leurs descendants.


| Je les aiderais, alors. Tu sais que c’est la seule chose à laquelle je suis bon, n’est-ce pas ? |


Je mettais toute ma confiance et ma force de conviction dans mes mots. Je la sens touchée. Je veux la rassurer. Je ne suis pas un dieu compatissant mais malgré tout empathique ; je ressens sa détresse. Elle qui défendait l’union et la stabilité, que des individus tirent parti d’autres personnes plus vulnérables… Je termine mon verre d’une traite.


| Je te tiens au courant. Envoie moi tes dispos sur ce numéro, je pourrais indiquer la suite à notre équipe technique. |


Je pose une carte de visite sur le rebord du bar, et je la regarde les yeux dans les yeux.


| On va les coincer. Ce genre de types a besoin de trop de logistique pour passer inaperçu, crois-moi. Ca ne durera pas. Prends-soin de toi en attendant, d’accord ? |

Morgane ne savait trop si c'était la peur ou la fatigue qui commençait à s'insinuer en elle, mais alors qu'elle aurait du être dans l'effervescence de la soirée qui se préparait, la joie de monter sur scène, elle sentait à présent le froid s'insinuer en elle et elle n'arrivait pas à le combattre. Il n'était pas chose aisée de se remémorer les souvenirs qui était les siens quand elle était revenue à Paris et qu'elle s'était faite engagée au Moulin Rouge. Un lieu emblématique qu'elle avait déjà fréquenté par le passé, des dizaines et des dizaines d'années plus tôt et pour lequel elle avait toujours eu un attachement tout particulier et surtout de nombreux souvenirs, qui ne s'étaient pas estompés avec le temps. Malheureusement, il y avait aujourd'hui, une femme à sa tête qui utilisait l'un des cabarets les plus réputés au monde pour pouvoir organiser un véritable trafic d'êtres humains et un réseau de prostitution qui devaient sans aucun doute se porter à merveille. Et quoi de mieux que venir faire danser ces demoiselles sur la scène du Moulin Rouge, véritable vitrine pour les clients désireux de partager quelques instants avec l'une d'elles, c'était un vrai catalogue vivant qui venait à défiler sous les yeux pendant un peu plus de deux heures et ensuite les clients qui avaient fait la demande d'un extra dans les prestations qu'offrait les lieux pouvaient choisir avec qui ils allaient pouvoir repartir, bien évidemment, plus on payait et plus on était satisfait de la qualité de la jeune femme choisie. C'était ignoble, c'était inhumain. Quand elle avait compris ce qu'il se tramait, elle n'était pas restée plus longtemps au Moulin Rouge. Elle était une déesse, elle était une femme, et elle n'avait guère envie de monnayer son corps. Le plaisir, elle le prenait, elle le donnait, parce qu'elle en avait envie et non pas parce qu'on le lui imposait. De ce fait, elle avait mis très rapidement fin à son contrat, partant sans aucune indemnité, mais elle s'en moquait bien, elle était sortie de ce système et elle avait pris conscience qu'elle devait venir en aide à celles qui se retrouvaient prises au piège, qui n'avaient ni argent, ni famille, qui ne pouvaient que répondre aux exigences de leur patronne ou des hommes qui les achetaient car elles ne voulaient pas perdre la dernière chose qui leur restaient : la vie.

Morgane aurait pu faire plus, aurait du faire plus sans aucun doute. Mais à présent, elle avait expliqué la situation à Teutatès, elle était prête à collaborer, le temps de l'enquête même si elle allait forcément devoir sortir de l'ombre, même si sans doute quelqu'un viendrait à la traiter de traînée, car c'était ainsi dans le monde du spectacle, dans celui du cabaret et surtout celui où le corps se dévoilait dans un jeu d'ombres et de lumières. Oui, elle aiderait ces femmes comme elle le pourrait, puis elle disparaîtrait à nouveau, car il était certain qu'ensuite, son identité ne serait plus une sécurité mais potentiellement une arme contre elle. Oui, d'une certaine façon, la flamme qui brillait dans les yeux de la déesse, s'était un peu éteinte à présent. Elle hocha la tête en l'écoutant parler de rendez-vous pour les portraits robots. « Le mardi … Le mardi c'est mon jour de congé, je peux venir à ce moment-là … Ou un autre si ce n'est pas possible mais plutôt le matin. Entre les répétitions ou les représentations, ce n'est pas toujours évident d'avoir un créneau de libre. » Bien que pour la justice, elle se mettrait à sa disposition. Meduna eut un petit sourire triste à sa parole plongeant son regard dans le sien. « Non ce n'est pas la seule chose pour laquelle tu es bon. On va dire que c'est la chose pour laquelle tu es le meilleur. » Elle hocha la tête, récupérant la carte de visite. « Bien je renvoie tout ça à ce numéro alors. » Elle se pencha et vint déposer un baiser sur sa joue. « Prends soin de toi aussi. » Elle le regarda quelques instants encore, avant de se détourner et de se diriger vers les loges.