Je noie conscience et chagrin dans l'alcool

Ce soir est une exception. Je décide de noyer mon chagrin et ma conscience dans l’alcool. J’ai bien le droit. N’ai-je pas perdu une épouse, et une ancienne amante, la même nuit et dans des circonstances tragiques ? La première est morte dans un incendie, suite au piétinement de la foule et du gaz. La seconde s’est noyée, après avoir été enfermée par les siens. Je n’ai pu sauver ni l’une, ni l’autre.

Certes, si Sequana a la possibilité de se réincarner dans une nouvelle enveloppe en raison de sa nature divine, Juliette n’a pas une telle chance. Mortelle, la Mort est une fin définitive et sans retour possible. Je ne devrais pas m’appesantir sur le sujet, habitué à voir tous ces mortels mourir de mille et une raison. Or, la tâche est impossible : le deuil s’impose. Sur ce dernier millénaire, cette petite humaine avait réussi la prouesse de m’attacher à elle en tissant un lien particulier entre nous. Et aujourd’hui, sa présence me manque.

Assis à un bar où j’ai l’habitude de me rendre, j’appelle déjà le propriétaire pour m’arranger une soirée agréable. On s’entend pour que je paie déjà un certain montant en amont, et que je paierai toute différence au courant de la semaine, lorsque j’aurais décuvé. Rassuré à l’idée qu’un serveur idiot ne va pas me perturber dans cette soirée promettant la débauche la plus totale, je commence ma commande.

Je remarque à peine les personnes assises autour de moi. Certaines me regardent, circonspects : déjà ils s’éloignent, peu désireux d’avoir un ivrogne comme voisin. D’autres me fixent comme une proie : ils attendent surement que je sois assez ivre pour commander plusieurs tournées. Ce cas de figure est plus que plausible, me connaissant assez bien.

Il n’est pas question de trinquer, ou de porter un quelconque toast aux mortes. Non, il est question de tout bonnement oublier toutes ces conneries pour une seule et unique nuit, et me réveiller avec la plus grande gueule de bois. Or, pour qu’une divinité soit réduite à un tel état, de grosses quantités d’alcools sont nécessaires.

Dès lors, je sais déjà que ce bar sera simplement le premier – et surement le plus couteux – d’une longue tournée des bars que je prévois.

- Dites-moi, ça vous intéresse de boire à l’œil, dans une tournée des bars ? demandais-je à mon voisin. Il n’est jamais mauvais d’être accompagné. Souvent, nous pouvons avoir de belles surprises et je ne dis pas non à cette dernière.

Avec un peu de chance, je tombe sur un Nordique ou un Ange ou Démon de l’Unique. J’aurais une occasion de fracasser le crâne de l’un ou de l’autre …

Lorsque la divinité s’est approchée de moi, un frisson familier me traverse, celui que je ressens en croisant une autre essence. Si d’ordinaire j’apprécie de rencontrer une nouvelle divinité, femme de surcroît, ce plaisir s’est gâté avec les récents événements. Aujourd’hui, au lieu d’un sourire charmeur, j’offre un regard noir et soupçonneux. Je ne me déride pas, même quand elle se propose comme remplaçante de mon compagnon de beuverie d’infortune.

- Jadis, les hommes savaient tenir l’alcool autant que nous, répondis-je, avec un ton sec et tranchant. La petite rouquine commande déjà une boisson, et descend ce dernier d’une traite. Je ne souris toujours pas, et je ne m’amadoue pas pour autant. Tu penses bien agir, mais je t’assure que tu te trompes complètement, commençais-je. Tu vois, il y a un paquet de connards qui veulent ma peau. Et ils sont tous comme toi, et moi. Alors, ma jolie, à moins que tu n’en fasses partie, et pour ton grand bien … dégage. Tu risques d’être pris entre deux feux inutilement, et de perdre ton enveloppe corporelle chérie, dis-je franchement, sans y mettre les formes.

Si j’ai la réputation de courir les demoiselles sans m’y attacher, je ne suis pas non plus entièrement et totalement insensible. Certaines ont réussi à me marquer davantage, voire même à me faire tomber sous leur charme durablement. J’ai aimé Sequana, mon premier amour, ma première femme et surtout la mère de mes premiers enfants – morts il y a longtemps, maintenant. J’ai également aimé Juliette, humaine indépendante, dont le caractère s’accommodait fortement au mien.  Et je viens de perdre les deux, en une seule nuit, des mains de deux ennemis récurrents : les Nordiques, et les Monothéistes !

- Les chiens … me murmurais-je.

Je me tais, et refais signe au pauvre humain que j’avais alpagué avant que l’inconnue ne joue ses samaritaines. Je l’incite à revenir, prêt à renouveler ma proposition. Je n’en ai strictement rien à faire que celui-ci crève d’un coma éthylique ce soir même, ou se noie bêtement dans la Seine. Au contraire, j’en serais même heureux ! Il pourrait être le sacrifice pour la Maîtresse des Eaux, et hâter son retour parmi nous au plus vite ! A défaut de pouvoir ramener l’humaine à la vie, je pourrais le faire avec la divinité celte.

- Si tu n’es pas un ennemi, il vaut mieux que tu ne saches pas qui je suis. Et donc, aucune présentation formelle, miss Rouquine. Si t’insistes pour rester, saches que je ne bougerai pas le petit doigt pour te sauver. Alors, franchement, c’est ta décision. A tes risques, et à tes périls.

Avec les millénaires, tout homme ou divinité masculine apprennent une chose : on ne commande pas une femme, mais l’inverse est plausible – voire même commun. On peut les éloigner ou les effrayer en étant le pire des goujats, mais nous pouvons nous asseoir sur l’idée de les diriger. Elles ont un sacré instinct pour remarquer les failles d’autrui, et en user à leur avantage …

La bravoure de la rouquine m’épate et me plaît. En d’autres temps, en d’autres lieux, j’aurais assurément trouvé ce mordant à mon goût, et aurait déjà chercher à la séduire pour une nuit – ou plusieurs, selon mes humeurs ou les siennes. A cette occasion, j’aurais usé de tout mon savoir – sourire, blague, action, parole –, tout en combinant avec les bienfaits de l’alcool. J’aurais outrepassé le fait qu’elle ne soit pas un membre de mon propre panthéon, n’ayant jamais été contre l’idée de butiner ailleurs – tant qu’une guerre ouverte n’est pas ouverte avec le panthéon ciblé. Malheureusement, la situation actuelle n’est pas propice aux rapprochements entre panthéons. Elle peut être une Nordique à la solde de Loki, une Ange ou une Démone damnée de l’Unique ou encore une Olympienne fort agaçante et condescendante.

- Bien, Aylaen. Nous, Divinités, n’avons jamais réellement eu vocation de commander autrui. Nous inspirons ceux qui en ont besoin et nous dirigeons ceux qui exigent un leader. Par conséquent, ta décision est tienne. Advienne que pourra. Au final, qui suis-je pour te forcer à faire quoi que ce soit, n’est-ce pas ? Je ne suis qu’un futur ivrogne répondant au nom de Louis.

Et sans plus tarder, j’enfile le premier verre. Je ne prends pas la peine de trinquer avec la rouquine. A nouveau, je n’ai aucun désir de me lier avec une parfaite étrangère. Ce soir, je veux le placer sous le signe d’une dernière débauche éthylique. Au lendemain, je serais la Foudre qui grondera de jour et de nuit, frappant tout ennemi qu’Elle croisera. Marie Laveau, Loki, Thor, Fenrir et ses chiens, l’Unique … les noms s’enchainent à une vitesse folle dans ma tête.

- Certains apprécient les petits garçons, mais ce n’est pas mon cas. Je préfère les femmes, dis-je tranquillement. Elles savent répondre aux baisers de leurs lèvres suaves, frémir sous nos caresses gauches ou adroites, gémir sous nos assauts doux ou brutaux, continuais-je, ne pouvant pas m’empêcher de repenser à ces femmes qui m’ont marqué au plus profond de mon essence et mes enveloppes passées – ou l’enveloppe actuelle. J’ai tout ce dont j’ai besoin avec vous. Les femmes de la Rome Antique aimaient même dire qu’elles peuvent jouer les garçonnes, au besoin, ajoutais-je avec un brin de taquinerie salace et vulgaire. Pourquoi chercherais-je ailleurs ?, conclus-je, me demandant si elle allait bien finir par fuir le goujat que je prétends être. Pressentant qu’elle va rester, je désigne ses amies. Par exemple, je peux très bien aller séduire tes amies, et trainer l’une dans un quelconque hôtel. Vas-tu également avoir pitié pour elles, et te porter volontaire comme un agneau de sacrifice ? , me moquais-je.

Volontairement, je la poussais à ses limites. Jusqu’où peut-elle me tenir tête ? Je suis toute ouïe.