If I can't have you... Nobody can?

Paris s'agite, fourmille. Avec impatience, Jana avait suivi l'évolution de la situation par médias, conventionnels comme sociaux, interposés. De l'événement des Halles à la soirée du nouvel an, sans oublier sa propre aventure stambouliote... Le monde des divins connaît plus de bouleversements en quelques semaines qu'il n'en a connu en des siècles... ça n'annonce rien de bon, surtout qu'à en croire la vidéo devenue virale de la voix de l'Unique, cet enfoiré envoie ses sbires s'en prendre à Chernobog... Certes, il n'est pas leur seule cible, mais n'importe. Si Jana n'a aucun doute quant au pouvoir de discrétion de son ténébreux maître, il n'empêche qu'il lui incombe de neutraliser la menace qui pèse sur son créateur. Pour ce faire, la strigoï avait longuement réfléchi quant à la tactique à adopter, et elle était finalement arrivée à ce qui lui semblait être le meilleur des compromis.

La nuit fraîchement levée, Jana est à son bureau. Comme toujours entre les murs de sa cabale, son style est stricte, sombre et sensuel. Coiffure stricte, tenue sombre, maquillage sensuel. Elle incarne à la fois le pire et le meilleur des vampires, leur charme dangereux, et la certitude malaisante qu'un rien suffirait à les décider à vous saigner. C'est le regard exprimant plutôt le second état d'esprit qu'elle appuie sur un bouton et que s'ouvre la porte de son bureau pour laisser entrer son Infant. Depuis qu'il était revenu dans son giron, Jana l'avait fait exercer ses précieuses compétences... Le plus loin possible d'elle. Elle n'en voulait pas dans ses pattes. Il était désagréable et son comportement mettait ses autres mignons, ainsi qu'elle-même, sur les nerfs. Le Von Reiner, fort de sa détermination, ne veut pas rentrer dans le rang et continue de se comporter de façon puérile... Soit. Bien que ça ne lui arrive pas souvent, Jana préfère admettre sa défaite et limiter les frais plutôt que de s'entêter inutilement, passée une certaine limite. Cependant, avant de se coucher, la strigoï avait une dernière mission à confier à l'infant terrible. « Bonsoir, Johannes. » Son ton n'a aucune chaleur. Ce soir, Jana débute son travail de deuil. Elle va proposer à Johannes de disparaître de sa vie. Définitivement. Et faire une ultime croix sur lui. Advienne ensuite pour lui que pourra. Même si c'est un crève-cœur, par les temps qui courent elle ne peut se permettre d'avoir un élément douteux dans ses rangs. Elle a été tentée de lui confier la tâche de garde du corps, de son corps, mais elle n'a pas confiance quant au fait que son appât du gain ne dépasse la haine qu'il a pour elle... Comment pourrait-elle prendre un tel risque ? Du reste, le fait de le maintenir loin du nid ces derniers mois a permis à la vampire de faire de discrets ajustements, de locaux et autres, pour que, si Johannes décidait de lui tourner définitivement le dos, il n'y aurait aucun retour en arrière possible, et l'impossibilité pour lui de compromettre son organisation. Ou, en tous cas, des moyens beaucoup plus limités que s'il avait été, comme fut un temps, au fait de l'actualité des plans de sa Sire...

Le visage élégant de la dame, donc, comme toujours depuis leur retour d’Istanbul, est fermé. La plainte à demi-mot pour harcèlement sexuel n'est pas tombé dans l'oreille d'une sourde. Jana culpabilise ? Non ! Loin de là ! C'est son orgueil qui est piqué, d'où son besoin de réinstaurer des limites claires, histoire de faire redescendre ce petit con de son piédestal. Si ça avait été étrange les premiers jours, Jana s'y était très vite habituée. C'était beaucoup plus facile d'interagir avec le grand blond si elle ne peut s'embraser sur rien, le fond de colère ambiant finissant de glacer l'atmosphère et d'étouffer tout risque d'étincelle. Trônant comme la reine qu'elle fut sur un imposant, mais féminin, fauteuil de cuir derrière un magnifique bureau en ébène, Jana ne fait même pas signe à Johannes de s'asseoir. « J'ai besoin de toi pour une mission qui va te permettre d'utiliser tes multiples talents. » Si elle pense bel et bien que Johannes est doué, il est tellement désagréable ces derniers temps que le compliment lui arrache la bouche au passage, et se pare de nuances de cynisme. Contrairement à d'ordinaire, elle n'a aucun document, aucun support papier à lui confier. « Je veux que tu repères et que tu marques les membres du panthéon monothéiste à Paris. » Rien que ça ! Oui, rien que ça. Jana veut savoir en permanence où sont ses ennemis. « Si tu peux les mettre sous surveillance, fais-le. » La strigoï veut avoir une longueur d'avance sur leurs ennemis. Le job lui semble idéal pour Johannes. S'il réussit, il lui aura fait gagner un précieux temps et fourni de précieuses informations. S'il n'y parvient pas, Jana ne sera pas avantagée et les risques de désagréments sont faibles. Et enfin s'il trahit... Même constat, à la différence qu'elle n'aura plus de scrupules à le tuer s'ils devaient se recroiser. Dans tous les cas, cette mission menée à bien ou pas, Jana l'enverra au diable. Elle préfère se séparer de lui que de prendre le risque de voir son organisation compromise... « Des questions ? » Elle demande, par acquis de conscience, tout en sachant pertinemment que, tout ce à quoi elle s'expose, c'est à une nouvelle joute verbale...

Pas de tacle ce soir ? Pas d'impertinence ni de bravade ? Pas d'accusations larmoyantes de « tu m'as volé ma vie, et tu es la responsable de tous mes malheurs » ? Etrange... Johannes serait-il malade ? Ou bien commencerait-il à comprendre qu'il était réellement sur la sellette ? Avec lenteur, la strigoï se laisse aller dans le dossier de son fauteuil, son regard électrique braqué sur celui de son infant, cherchant clairement à pénétrer son âme. Avec des gestes tout aussi mesurés, Jana croise ses doigts sous son menton, ainsi qu'une jambe sur l'autre. S'il se sait sur la sellette, est-ce qu'il feint l'obéissance pour revenir dans mes bonnes grâces ? Possible, mais, pourquoi ? Impossible que son optique me concernant ait changée... Les yeux de la créature de la nuit s'étrécissent. Pour quelle autre raison que de lui faire du tort Johannes se montrerait-il obédient ? Est-ce qu'il va chercher à la tuer ? A saboter sa cabale ? Juste par esprit de vengeance ? La gourou retient un soupir, avant d'en revenir aux questions posées par l'infant terrible, qu'elle avait entendues mais ignorées le temps de réfléchir. C'est la voix atone et désincarnée qu'elle reprend. « Tu commences par Paris. » En clair, Johannes n'aura pas d'autre point de départ. Il allait devoir enquêter, traquer, suivre des pistes qui ne mèneraient à rien... La mission est de très longue haleine, supposée durer suffisamment longtemps pour permettre à Jana de statuer sur son sort. Avec un pincement au cœur inattendu, la strigoï comprend qu'en réalité, elle fait de Johannes un fusible, un fusible qu'elle fera griller s'il s'avère défaillant... Ce statut est cruel, et sans doute le seul qu'elle n'aurait jamais pensé donner à Johannes... Cependant, lui avait-il laissé le choix ? Depuis leur rencontre, ce phénomène suscite la jalousie indicible des autres enfants de la créature de la nuit. Il n'y a que parce qu'elle est rigide en toute autre occasion que ses troupes lui pardonnent son caprice (et aussi parce qu'aucun d'entre eux ne se sent de taille à la détrôner). S'ils n'osent la tourner en dérision, elle sait qu'ils sont nombreux à atteindre la chute du « chouchou », de cet humain qui s'est entiché de leur maîtresse et s'est arrangé pour qu'elle s'entiche de lui, au point de lui offrir la vie éternelle. Et qu'en faisait-il, l'idiot ? ... De deux choses l'une. Pour sa propre crédibilité, si Jana doit se débarrasser du grain de sable qui compromet la cohésion de sa cabale depuis deux siècles, il faut que ça soit soit spectaculaire, soit invisible. Aucun juste milieu ne peut exister. Et, quitte à perdre quelqu'un dans la traque aux monothéistes... A l'intérieur d'elle-même, Jana se sent glacée. Pourtant, elle s'obstine.

« Je n'en connais aucun et ne sais même pas combien ils sont. » Encore ce ton atone. Son regard dans celui de son infant se veut tout aussi désincarné. « Tu pars de rien. C'est à toi de les trouver, de les identifier, et si tu le peux, de les mettre sous surveillance. Puces espions dans leurs portables, ce serait parfait. » ça leur permettrait d'avoir leurs conversations et leur localisation en temps réel. « Tu peux avoir accès à tous les moyens que tu estimes nécessaires. J'ai briefé les autres pour qu'ils te fournissent le matériel dont tu as besoin, ainsi que de l'aide, le cas échéant. Tu peux leur demander n'importe quoi, mais si tu sors du cadre de la mission avec eux, ils ont l'autorisation de te cogner. » Un serveur isolé avait même été créé pour lui, pour pouvoir l'abreuver des informations desquelles il pouvait avoir besoin pour sa mission et stocker ses propres infos, mais coupant toute possibilité d'accès, pour lui, aux autres serveurs. Brièvement, l'ombre d'un sourire mesquin passe sur ses traits, aussi vite envolé qu'apparut. « C'est ce que nous devons accomplir de plus urgent, donc les moyens strigoïs comme matériels de la cabale suivront. » Avec tout ce qu'il risque, malgré l'inimitié qu'il y a entre eux, Jana préfère mettre Von Reiner en garde. « Les circonstances sont exceptionnelles. La dernière fois qu'on a approché d'une situation comparable, c'était il y a un peu moins de 2000 ans, à l'avènement du catholicisme. » Elle le laisse comprendre ce que ça implique en matière de contexte, et surtout, de rareté de l'événement. « Deux dieux sont morts, Johannes. Les panthéons se sont toujours tirés mutuellement dans les pattes, mais jamais aucun n'avait tué un de ses pairs... Je ne doute pas que tu as vu la vidéo virale de la petite sauterie qui s'est vue interrompue par Dieu l'père lui-même. Déclaration de guerre et meurtre... Dans notre cas, on parle de génocide. » Du panthéon slave, mais aussi de leur espèce. « Je ne sais pas les moyens dont ils disposent, ni leur degré d'acclimatation à la technologie... Tu pars pour une mission en aveugle, Johannes. » Elle le laisse ingérer ça, avant de reprendre. « Et, la discrétion étant la clé de voûte de sa réussite, tu seras le plus souvent seul sur le terrain. » Après tout, filer quelqu'un à douze est plus difficile que seul, n'est-ce pas ?

La strigoï fait légèrement tourner son fauteuil du bout du pied, doigts et jambes toujours croisés. « Autre chose ? » Elle demande, pour savoir si l'entretien se termine ici, ou bien si Johannes a d'autres demandes.

C'est confortable de travailler avec Johannes. Un peu comme mettre le pied dans la pantoufle la plus agréable qui soit. Il est intelligent, indépendant, ingénieux... C'est un excellent homme de main. Il serait parfait sans son attitude rebelle, sans les parangons de vertus pour lesquels il pense se battre... Ça ne prendra qu'une question de temps, ça ne prend toujours qu'une question de temps, avant que le caractère obsolète de ces considérations n'apparaisse dans toute sa clarté au gré du changement des mœurs, de l'avancement du temps. Inexorable, il engloutit tout. Ce qui était impensable, considéré si immoral hier, devenant d'une affligeante banalité, et vice versa. Tout s'étiole avec le temps, il est telle une marée, en mouvement perpétuel, engloutissant la nouveauté autant que déterrant les vieilleries qui fascinent demain, en un cercle infini. Bientôt, Johannes comprendrait toute la terrible beauté du « on n'a que le bien qu'on se fait », comment certaines décisions à échelle humaine semblent ne pas l'être, quand elles sont pour un mieux futur. Alors, il pourrait prendre la place qui lui revient à ses côtés, et ils pourront traverser les âges... Ou alors, il mourrait avant. Les chances sont d'une sur deux. La pièce est lancée.

D'ici là, Jana ne peut que canaliser ses élans. Le fait qu'il vienne de nouveau s'embourber dans ses pattes de son propre chef en dit long. Des décades ne lui ont pas appris l'indépendance. Peut-être retiendra-t-il de cette... escapade, qu'il y a une raison pour l'existence de la cabale, dans le genre de vie qu'ils mènent. Elle écoute ses commentaires, et peut, une fois encore, constater à quel point les prochaines semaines vont être déterminantes pour la construction de son infant... Pour la première fois de son histoire, il va être témoin des grands événements de ce monde. Il n'est pas impossible que, bientôt, les divins reviennent sur le devant de la scène. Seulement, cette fois, leurs fidèles n'auront pas d'arcs ou d'épées... Ils auront des flingues, des missiles pour certains... L'orage qui se profile à l'horizon est annonciateur d'un déluge inconnu... Ils peuvent encore l'éviter, mais le bruit du tonnerre se fait déjà entendre. Johannes l'entend, c'est sûr, et il a besoin de sa sire, de la stabilité et de la force, pas toujours tranquille, qu'elle incarne. Que son infant capricieux le reconnaisse ou non, Jana est sa guide dans l'éternité. Elle-même, avant de se débarrasser de son propre sire, s'est assurée qu'il n'avait plus rien à lui apprendre. Pour une raison obscure aux yeux de Jana, Johannes n'avait jamais tenté, réellement en tous cas, de se débarrasser d'elle.

L'évocation grivoise de souvenirs lointains ne peut empêcher le haussement d'un sourcil de la brune. Si elle ne relève pas, le bleu électrique de ses yeux force l'intimité de ceux, gris, de l'homme qui se tient en face d'elle. Dire que la mention de ces anecdotes, aussi plaisantes aient-elles été, ne l'amuse pas est un euphémisme, mais, moins qu'en colère, Jana est surtout sur ses gardes. En effet, une question la taraude... Pourquoi? C'est ce qu'elle cherche à déterminer en croisant le fer avec les yeux de Johannes. Qu'espérait-il, en jouant les grivois, après l'avoir arrosée de son mépris et dédaignée autant qu'il le pouvait ? Voulait-il la voir sourire d'un air mielleux ou qu'elle se déconcentre ? Espérait-il que c'était ainsi qu'il réparerait ce qui était brisé entre eux et qu'elle oublierait où ils en étaient ? Et, surtout, où il en était, au bord du précipice entre la mort et la vie, entre la folie ou la clarté... Johannes est trop intelligent pour balancer ce genre d'inepties sans but...

Les mâchoires de Jana se serrent. Elle accepte de ne pas trouver la réponse à cette question, mais la laisse en suspens. « Cette révélation est une conséquence indirecte de plein de petits incidents qui explosent, ici et là, dans un monde que tous les dieux ne prennent pas le temps de comprendre... » Elle commence à expliquer avec emphase, balayant d'indifférence les commentaires grivois du beau blond. « Le monde religieux est une ruche au fonctionnement complexe à appréhender. Il me faudrait des heures rien qu'en matière de préambule... Si tu es curieux, nous prendrons le temps d'en discuter, mais pour l'heure, ton objectif est clair. Si tu veux comprendre le contexte dans lequel ce que tu fais s'inscrit, il se résume par « si vis pacem, para bellum ». Ton rôle à toi, c'est de nous donner une longueur d'avance, et les moyens de parer à toute éventualité. Un peu comme Batman, quand il élabore des plans pour vaincre chacun des membres de la Justice League, dans l'éventualité où ils péteraient un plomb. » Si la mémoire de Jana était bonne, Johannes avait aimé les comics. Quoiqu'il en soit, elle reprend. « La gestion des hostilités entre panthéons est une question politique pleine de subtilité. Comme manipuler des politiciens vénéneux... L'information est ce dont j'ai besoin pour tirer notre épingle du jeu... Tu comprends ? » Gérer les cibles à abattre, une fois qu'elles auront été identifiées, et autres... D'autres que Johannes feraient le même travail en parallèle, et exploiteraient les pistes et résultats de ce dernier. Jana ne doute pas une seule seconde de l'efficacité de son infant, mais à ce stade de leur relation, elle ne peut jurer de son allégeance. Malgré la haine qu'il lui voue, la strigoï a encore un reste de respect, de considération, et un peu d'espoir aussi, pour lui. S'il doit être amené à choisir bientôt, autant qu'il aie toutes les cartes en main pour se décider. Après tout, n'est-ce pas ce qu'il lui a reproché ? De lui avoir caché des choses ? Là, au moins, elle sera limpide. D'ici au terme de sa mission, il sera donné à Johannes multitudes d'occasions de trahir ou de soutenir Jana. Puis viendront les comptes...

Quand Johannes évoque son salaire, le visage de sa sire est redevenu totalement impassible, hermétique. L'argent n'a jamais été une fin en soi pour elle, seulement a means to an end, un moyen pour elle d'obtenir ce qu'elle voulait des sots qui en voulaient pour récompenser leurs efforts. Si c'était ce que Johannes voulait pour rester auprès d'elle... Monnaie de singe, ou vent... Du pareil au même. Mais il est important de ne pas dévaluer la chose aux yeux cupides de l'infant... Il pourrait finir par demander des choses qui seraient vraiment difficiles à fournir...

Et puis l'infant, cet imbécile, ce capricieux, cet honnête infant, lui avoue ce qui devrait lui valoir non pas moins que la raclée de sa vie. Sans mot dire, les coudes de Jana viennent se poser sur son imposant bureau, et ses doigts se nouer élégamment sous son menton. Ses yeux s'étrécissent comme ceux d'un prédateur, ses pupilles peinant à s'ajuster, manifestation visible du tourment qui l'agite, quelques très brèves secondes, qui, pour elle, semblent être des heures...
Elle se voit s'approcher de lui, et, comme elle l'a fait à Istambul, serrer ses doigts autour de sa gorge, avant de la lui arracher, son sang éclaboussant l'entièreté de son bureau, de même que sa propre tenue... Ou alors, elle le plaquait au sol et... Ou bien, elle pointait du doigt sa totale inconséquence, lui renvoyait au nez à quel point son petit désir d'indépendance capricieux pouvait les foutre tous dans la merde, et lui crachait au visage qu'il avait et aurait toujours, toujours, besoin d'elle...

Finalement, au terme de ces quelques brèves secondes, Jana demeura aussi indifférente qu'une statue. « Envoie moi tous les détails desquels tu te souviens et toutes les informations utiles par mail. Je m'en occupe. » Voilà. Elle allait s'en occuper. Passer derrière lui. Pour cette fois. Parce qu'elle connaît les sectes. Parce que c'était lui. Parce qu'elle lui laisse encore une ultime opportunité de la choisir, une fois qu'il aura réalisé la largesse et l'implacabilité du monde dans lequel il vit... Alors, il se dira peut-être qu'avoir une femme de sa trempe avec soi pour traverser l'éternité, ça peut être intéressant. Et si pas, et bien... Il mourra. De sa main, peut-être, mais plus vraisemblablement d'une connerie de l'acabit de « se foutre à dos une secte assez costaude pour fonctionner et rester discrète ». Tsk...

Tiens, tiens, tiens... Telles celles des prédateurs à l'ordre duquel Jana appartient, ses pupilles s'étrécissent à la question de Johannes. Tout d'un coup, après avoir juré ses grands dieux qu'il l'envoyait chier dans les grandes largeurs, elle et sa secte de cinglés, et autres noms d'oiseaux, après qu'il ait lourdement insisté sur la nature strictement professionnelle de leur relation, monsieur joue les curieux ? Hin, hin, hin... Le fauve enfermé dans la poitrine de la strigoï s'en lèche les babines. Et ce qu'il suppute... ça la fait ronronner d'amusement. Les lippes charnues de la créature des enfers s'étire en un petit narquois. « J'aimerai te dire qu'un homme a déjà eu la poigne pour me tenir en laisse, mais ça n'a jamais été le cas... » Elle le tance, insolente de l'assurance de la femme qui a toujours, toujours, toujours été bien plus redoutable que beaucoup de ses contemporains. La grande force de Jana, c'est de croître avec son environnement, et de le dompter, comme elle a dompté tous les hommes qui ont jamais prétendu la contrôler.

C'est par foi aveugle autant que par intérêt que Jana a pris la main de la cabale. Le temps est-il venu de confier enfin le but de tout ceci à Johannes ? « Moi, je tire sur ton collier juste parce que j'adore ça. » Elle le nargue, ouvertement, sans la moindre once de pudeur ou de honte, sourire carnassier aux lèvres... Après tout, pourquoi l'infant serait-il le seul à provoquer ? « La cabale sert un but précis. Ce but, c'est recouvrer l'intégrité de notre puissance. Les chances de succès sont plus élevées si nous travaillons ensemble, mais si tu souhaites tracer ta route, les choses fonctionnent de telle sorte que, si nous réussissons, tu en bénéficieras aussi... » Elle le prend, se temps, revenant s'appuyer lentement sur le dossier de sa chaise, tout en sortant une cigarette d'une boîte en fine marqueterie. La flamme d'un Zippo en argent plus tard, le visage de la Sire se perd un instant dans un nuage de fumée. Elle s'amuse de la sensation de brûlure qui lui déchire la gorge, avant qu'elle ne s’apaise au gré de sa régénération cellulaire immédiate. Pour Jana, chaque bouffée est la première bouffée.

« En réalité, je le fais pour moi. Pour être plus forte. » Un éclair déchire la nuit, rendant perceptible à sa lueur le hideux visage de la créature enfermée dans le corps d'une jouvencelle, alors que celle-ci sourit, exposant ses canines proéminentes. Et, quelle puissance veut-elle récupérer ! De quoi créer bien plus de strigoïs, de quoi les protéger, de quoi leur rendre leur. juste. place. dans la chaîne alimentaire. « ... Mais pour ça, j'ai besoin que d'autres soient plus forts... Je choisis mes alliés, Johannes, et je fais ce qu'il faut pour les garder, tout en me taillant la part du lion... » Le sourire qu'elle lui sert est le plus carnassier qu'il ne lui ait jamais connu. Peut-être, aussi, qu'elle n'a jamais été aussi franche ni directe avec son infant. En tous cas, ce soir, c'est chose faite. Avec ce qu'elle vient de lui donner, elle estime qu'il en sait assez pour poursuivre sa mission, et, éventuellement, se montrer plus zélé, plus... Intéressé, vis-à-vis d'elle ? Ce qui arrangerait les affaires de la strigoï serait qu'il reconnaisse, à la lumière de l'éternité de laquelle il jouit, que le meurtre de sa femme et de ses enfants n'était pas si terrible, mais c'est peut-être un peu trop demander, dans un premier temps. Ou même dans un dernier temps.

N'importe. A ce stade, mettre Johannes dans la confidence ne représente aucun risque. Son Maître ne verra, selon elle, que de l'intelligence dans l'idée de renouveler la foi dans le panthéon slave, et en lui-même, pour lui permettre de retrouver sa pleine puissance. Quant à ses propres disciples, ça ne fera que mettre en perspective le contexte dans lequel évolue leur dévotion, mais pas leur dévotion elle-même. Autant, donc, donner à l'insolent infant l'élément pragmatique qui pourrait éventuellement le pousser à l'embrasser pour de bon ? Ou peut-être que non. Après tout, elle vient de lui avouer que, avec ou sans participation de sa part, s'ils réussissent, il sera tout de même impacté... Oui, mais, la vraie question n'est pas là. La vraie question, et Jana en a tout autant conscience que Johannes, c'est « Johannes voudra-t-il être avec eux pour se tailler la part du lion ou préférera-t-il rouler seul, avec tout ce que ça implique ? »... Et ça, il n'y a que lui qui puisse répondre à cette question. « Si tu n'as plus de question, tu peux t'en aller. » Elle conclut, simplement, avec toujours ce même sourire sibyllin aux lèvres.