Jung-Hee Song - Le Bonheur au méritants

Tu t’en souviens à peine de cette montagne-chaudron de la Corée du Sud. Tu sais y être né, y avoir passé 4 années avec ton père et ta mère et être parti en bateau. Ce ferry t'a particulièrement marqué : Le Panstar Dream. Vous avez navigué à son bord durant 19h afin d’atteindre Osaka. Un long voyage même pour un enfant, mais c’est surtout la navigation sur la mer qui reste ton principal souvenir. C’était la première fois que tu montais sur un navire et tu te rappelles encore avoir vu les dauphins fendre l’eau, le coucher de soleil se refléter sur la surface liquide; des images qui resteront à jamais dans ta mémoire même une fois adulte. Tu ne te souviens pas vraiment de la raison de votre départ. Ta mère, née Cho Fujiwara, étant japonaise tu n’étais pas réellement surpris d’aller voir “son pays”. Du haut de tes 4 ans, tu ne comprenais pas que cet exil était définitif. Jamais plus tu ne reverras la Corée. Tes parents te demandèrent de ne plus prononcer ton prénom dans son intégralité une fois arrivé en territoire nippon. Dorénavant on t’appellerais Jun, juste Jun. Une contraction assez simple d’un prénom pourtant synonyme de grande chose en Corée.

Ce n’est que plus tard que tu comprendras que cet exil avait été nécessaire à cause des guerres incessantes entre la Corée du Nord et du Sud. Ton père, Bae Song, était un journaliste et il avait mis son nez dans des affaires d’état dont il n’aurait jamais rien du savoir. Par chance son épouse avait encore de la famille au Japon et celle-ci accepta de vous accueillir.

Tu as passé de nombreuses années au Japon. Tu y fit une scolarité exemplaire, bien que tes camarades te traitais de Gaijin (外人, litt. « personne de l'extérieur »), un terme péjoratif te rappelant ta condition d’expatrié coréen. Ton père subissait les mêmes réprimandes que toi. Il ne retrouvera jamais un travail dans le journalisme et se contentera de servir dans un restaurant proposant quelques plats coréen. Le Jojoen Yugentei, un restaurant appartenant à l'hôtel : The New Otani Osaka. Cela lui permet de continuer de “travailler à l’international” bien qu’au final il se contente de servir et parler un peu avec les étrangers en visite. Il faut dire que l’hôtel n’est qu’à 800m du Château d’Osaka et de son parc. L’endroit rêvé pour le Hanami (はなみ, littéralement, « regarder les fleurs »), coutume printanière qui consiste à profiter d’un moment en famille sous les arbres en fleurs, à pique-niquer, à chanter et s’amuser durant un petit moment de répit. Jung-Hee (ou Jun à l’époque) à toujours aimé cette coutume, tout comme sa mère d’ailleurs.

Cette dernière semblait revivre depuis son retour au Japon. Elle avait renoué avec sa propre mère Satomi Fujiwara, lorsque cette dernière avait accepté d’accueillir la famille lors de son arrivée en terre nippone. Toutes les deux avaient maintenant une complicité de fer, ce qui n’était pas le cas avec Masato Fujiwara, le grand-père de Jung-Hee. Ce dernier avait beaucoup de rancœur envers sa fille partie en Corée et encore plus envers son beau-fils. La cohabitation ne dura que quelques mois et très vite le couple japonais-coréen prit un appartement pour eux.

À la fin du lycée, chacun cherchait à intégrer une université. Naturellement du haut de tes 18 ans tu fut obligé d’en choisir une aussi, d’autant plus que tu ne savais pas encore quoi faire réellement de ta vie. Une chose était sûre, tu souhaitais quitter Osaka et le giron familial. Loin de ce grand-père qui te regarde sans savoir s’il doit te prendre dans ses bras ou te rejeter, loin de cette mère devenue pétillante et de ce père qui se ternit au fil des années.

Ton choix se porta sur l’Université de Tokyo, abrégé Tōdai (東大). Université prestigieuse, structurée en dix facultés pour le 1er cycle et quinze pour les cycles suivants. Elle compte par ailleurs plusieurs infrastructures, dont deux hôpitaux, un service de bibliothèques comptant plus de huit millions de titres, ainsi qu'un musée. Parmi les anciens étudiants que compte l'université, dix-sept ont exercé la fonction de Premier ministre au Japon, sept ont obtenu un prix Nobel, trois un prix Pritzker, cinq ont été astronautes et un a obtenu une médaille Fields. Autant dire que quand tu affirma vouloir aller dans cette université, beaucoup de tes camarades se mirent à rire. Fort heureusement tes enseignants reconnaissant ta valeur t’encouragèrent sur la voie que tu tes choisi.

Tu reçu ta lettre d’admission aux facultés de lettres (文学部, bungakubu) et de sciences humaines et sociales. Tu ne caches pas ta joie à tes parents. Ton père fut heureux pour toi, sans doute voyait-il en ton choix une réminiscence de ses études passées en journalisme et science politique. Ta mère un peu moins pétillante que de coutume, sans doute la peur de voir l’oiseau quitter son nid. Tes valises sont rapidement pleines et tu pars pour l’internat le sourire au lèvres.

Lors de ta première année d'étude, tu découvres un tout nouvel univers dans la capitale japonaise. Premièrement, le nombre d’étrangers y est bien plus grand qu’à Osaka. L’université est d’ailleurs ouverte aux étrangers et tu te prends d'amitié pour beaucoup d'entre eux. Tu rejoins d’ailleurs le Mindan (Union des Coréens du Japon), une association qui regroupe les ressortissants Coréen du Sud et tente de faire le lien entre la culture coréenne et la société japonaise. L’association organise ainsi des voyages en Corée du Sud pour les Zainichi (在日, litt. « ceux qui résident au Japon ») les plus jeunes qui voudraient découvrir la patrie de leurs ancêtres ou des événements interculturels. Elle apporte aussi des aides financières aux plus démunis. L’association s’est donnée pour objectif d’améliorer la vie de leurs citoyens résidents au Japon.

C’est avec eux que tu as su retrouver une partie de tes racines. D’autant plus que les souvenirs de Busan semblent bien loin pour toi. Tu as profité de cette association pour aller faire un voyage en Corée avec eux. Tu as redécouvert la montagne-chaudron de la Corée du Sud et ses traditions. Retrouvé le goût du kimchi (김치), du Bibimbap (비빔밥, riz d’algue séché), du Bulgogi (불고기, litt. « viande au feu » — également connu sous le surnom de « barbecue coréen ») ou du Mandu (만두, mets proche des raviolis chinois). Tu t'es enivré de cette culture, y retrouvant une inspiration nouvelle et une envie de découverte pour les autres cultures.

De retour à Tokyo tu t’es mis en tête de faire un échange scolaire avec un pays étranger. À à peine 19 ans tu as commencé à apprendre d’autres langues tel que le français ou encore l’italien. Fort d’une année d’apprentissage et allant à des soirées d’échange franco-japonais dans les bars de Tokyo, tu as posé ton dévolue sur Paris, le centre de la mode et de la cuisine européenne. Au Japon, il y a une véritable culture du “I love Paris”. On pense les français romantique, mais aussi coureur de jupon; on rêve de Tour Eiffel, de lune de miel romantique dans les cafés parisiens. Tu te doutes que la capitale française doit être bien moins romanesque que ce qu’en pense les japonais, mais la culture européenne semble bien plus ouverte que la culture asiatique. Le Japon ne s’autorise pas à autant de frivolité, un baiser volé à sa moitié en plein cœur des rues et déjà un acte de rébellion peu tolérable. Tu n’aimes pas cette mentalité, tu te trouves marginal dans cet archipel nippon et pour cause on te marginalise déjà rien que par tes origines.

À 20 ans, tu arrives à Paris, dans un magnifique Boeing de la compagnie Air France. Tu admires l’architecture si différente avec ces pierres que tu devines blanche auparavant, devenue grisâtre avec la pollution. Les pigeons t'accueillent à leur manière et laissent un souvenir des plus cuisant sur ton épaule. Tu marche tête levé et remarque déjà de nette différence avec ton pays : la première est sous ta chaussure, la déjection canine s’y étant accroché, la seconde la présence de sac noir et de poubelle débordant sur la rue. Cette étrange saleté ne te rebute pas plus que ça, c’est inédit et nouveau, cela ne te déplaît pas.

Tu passes une année dans la capitale française, une année de plaisir et de délice. Tu trouves même l’amour au détour des bancs de l’université, ton premier. Tu te dis que la vie est plus douce ici, du moins était-elle plus permissive, moins codé. Ta mère s'inquiète de tes messages trop enthousiastes, elle sent ton désir de rester et cela lui déchire le cœur. Alors quand l’échange scolaire se termine et que tu rentres, elle te couve, te supplie de venir passer un moment à Osaka, en famille dit-elle. Tu les rejoins mais ce n’est que pour mieux les quitter. Tu leur avoues ton désir de vivre à Paris, tu penses y avoir trouver ta place. Ta mère fond en larmes, ton père te soutient du regard sans rien dire. Il te faudra un an de plus pour préparer ta nouvelle vie, terminer tes études et obtenir ta licence. Une année de répit pour ta mère qui fait de multiples voyages entre Osaka et Tokyo pour venir te voir. Toujours dans l’espoir de te décourager sur ton départ.

Tu es heureux de ta venue à Paris. Tes connaissances parisiennes t’accueille chez elle. Ton amour s’en est allé, vous avez rompu par email durant ton année au japon et cela t'avait fait au final ni chaud ni froid. Tu enchaînes les petits boulots et tu te retrouves dans une compagnie de taxis. Cela ne te déplaît pas bien au contraire, la conduite parisienne et toutefois bien différente de la conduite japonaise, plus bruyante avec plus d’adrénaline. Tu as l’impression de vivre le remake de ce film français de 1998 appelé sobrement Taxi. Tu aimerais d’ailleurs avoir la même voiture mais tu te contente de cette épave que la compagnie t'a offerte. Tu l’as toutefois décoré à ta manière avec des objets qui te sont chère comme ce maneki-neko (招き猫, aussi appelé chat porte-bonheur) qui lève et descend la patte avec entrain sur ton tableau de bord. Tout semble se passer pour le mieux dans ta nouvelle vie parisienne.

Ce n’est que deux ans plus tard que tout bascule. Une étrange nuit à y penser, mais sur le coup rien ne te paraissait étrange. Tu te rappelles avoir voulu rejoindre la gare à la recherche des derniers clients de la nuit et il te fallait pour sa traverser le Pont de l’Alma. Un pont emblématique, comme tu aimais l’expliquer à tes clients, c’est non loin d’ici dans le Tunnel du Pont de l’Alma que la Princesse Diana est malheureusement décédée. Tu savais que si tu repassais par là avec ton client de ce soir tu te devais de resservir ce discours. C’était à ce fameux discours historique que tu pensais quand tu te retrouves éblouie par les phares face à toi. Tu plisses les yeux cherchant à comprendre pourquoi tu te retrouves soudainement aveuglé, ce n’était pas normal, et pour cause, la voiture te faisait face sur la même voie. Tu as à peine le temps de freiner que le choc vient arrêter ta manœuvre désespérée. Le volant te rentre dans l’abdomen, comme si tu n’étais qu'un simple jouet en caoutchouc. Le pare brise vole en éclat te cisaillant le visage et tu te rappel que d’une simple image : le maneki-neko propulser sur le siège passager et la petite statuette représentant le takarabune (« Navire aux trésors »), bateau des divinités du bonheur japonaises que ta mère t’avait offerte au nouvel an. Tu l’avais gardé en souvenir, souvenir de ta culture japonaise et de la religion que tu pratiques modestement. Tu fermes les yeux en espérant que tu ne t’es pas trompé de culte, comme beaucoup se le demande quand ils ferment les yeux pour la dernière fois.

C’est à ce moment que tu t’es rendu compte qu’IL était là. Ce moment ou le tu devient il où tu n’es plus réellement mis en avant sur la scène de ta vie et que tu deviens une sorte de personnage secondaire. Tu te rappelles avoir entendu les sirènes et un homme murmuré “c’est un miracle” à ton oreille. Un miracle ? Quel mot magnifiquement choisi pour décrire l’incarnation divine dans une enveloppe charnelle fraîchement morte. Ainsi mourut Jung-Hee Song pour devenir Jung-Hee Song l’incarnation de Fukurokuju.