Charles Niemans - Something in the Way

Fin de Soirée comme une autre.

Petite mousse pour faire passer la merde brassée au cours de la journée. Le bar est bondé. Je ressens tout. Dans ma tête et dans mon cœur, c’est la cacophonie. En permanence. Mais ça me fait du bien, le simple contact de cette cervoise bien fraîche. Les collègues sont là, aussi. McRawne et Reiner. L’anglais et l’allemand. Les deux ne tiennent pas la bière ; elle est bien plus forte ici que dans leur pays. Ils boivent des litres, même ivres morts. Il faut bien ça pour penser à autre chose que les emmerdes du matin. Le tueur qu’on suivait depuis Rome avait fini par se sentir acculé, et était passé à l’action. Il avait kidnappé des enfants en remplaçant leur chauffeur dans le bus. Deux heures pour le retrouver, le suivre à la trace, d’images de vidéosurveillance à des appels de témoin, et à la déduction logique qu’il avait besoin d’un endroit tranquille qu’il connaissait.

Une heure de plus, et le type était menotté. McRawne et Reiner collés aux basques, je n’avais pas pu administrer ma justice à ce salopard ; ça aurait été le début des emmerdes. Il avait fallu se contenter de l’interpellation et de son envoi pour un aller simple en prison et la satisfaction qu’il ne s’en prendrait plus à quiconque.

J’aime ce bar, et ces deux compagnons d’infortune. Payés une misère, déconsidérés par leurs proches qu’ils ne voyaient que trop peu, mais le métier et la vertu chevillés au corps. Ils ont bien mérité de se pinter, et Reiner de rentrer bras dessus-dessous avec cette étudiante de la Sorbonne. Un peu jeune, mais elle était plus au fait que lui de ce qu’elle était en train de faire ; cette dernière pinte de Bête avait été celle de trop pour l’ami teuton.

Je reste avec l’Ecossais, qui a plus à noyer dans l’alcool que l’autre collègue. Une femme au pays, deuxième fausse couche, ça ne va pas fort. Il sait que ce qu’on fait est important. Je ne lui dénie pas sa volonté ni son implication dans la mission…

Je ressens quelque chose qui m’alerte, entre deux gorgées de brune.

Il y a de tout, ce soir. Du désir, du bonheur et de la joie, un peu de rancœur aussi. Rien de grave, rien de déconnant. Mais je note les nuances d’un désir un peu trop fort, teinté de violence et de cruauté. McRawne laisse un billet et se tire. Je m’esquive déjà alors que vers la sortie du bar se bouscule pas mal de monde. J’aperçois un grand dadais, un brun très sec. Une jolie rousse au bras.

Mauvais pressentiment. Je les suis. Mains engoncées dans ce grand manteau de laine grise, aux mailles extrêmement resserrées. Ca tient chaud. Et pourtant, je claquerais presque des dents. La voilà, la Fièvre. Celle qui change les gens de bien en personnes cruelles.

Je les perds de vues. Uber ? Taxi ? Je me raccroche aux brides d’émotions qui me rappellent ce que j’ai ressenti dans ce bar, cette peur et cette avidité primales qui réveillaient en moi de bien anciens et terrifiants instincts. C’est un chasseur qui était là, ce soir. J’en mettrais ma main à couper. Un véritable prédateur. Un type qui chasse pour le plaisir, pour satisfaire la faim dans la forme qui le taraude le plus.

Ce type va passer à l’acte.

J’erre dans les rues du quartier du Marais, assez rarement désertes, mais je sais d’expérience qu’il y a beaucoup d’endroits propices à de vraies saloperies, dans le secteur. Mes pas glissent sur le pavé, n’y laissant aucun bruit. Je suis aux aguets, confiant dans mon instinct et dans mes compétences, dans ma longue expérience. Combien de temps ? Le temps qu’il faut.

Après plusieurs minutes sans rien ressentir d’autre que l’alarme qui résonne au plus profond de mon âme, je suis frappé d’un coup de poignard en plein cœur.

Je suffoque. Main sur le palpitant de mon véhicule, je dois prendre appui sur le mur tout proche. Un raz de marée de détresse et de désespoir m’étreint le cœur, le comprime à en crever. Je suffoque à demi, les larmes aux yeux.

Le salopard. Je râle dans ma barbe, je grogne d’effort pour camper à nouveau sur mes jambes et pour avancer le plus vite possible. Je maudis mille fois ma faiblesse, celle qui me met le cœur au bord des lèvres. Dents qui claquent, transpiration glacée sur le front et la nuque. Je cours. Je sais déjà ce que j’ai à faire. Quand j’arrive, c’est trop tard. La fille est là, recroquevillée sur elle-même. Visage ensanglanté. Visage baigné de larmes. Hoquets de douleur et de honte. J’en ai le souffle coupé ; la proximité rend sa douleur difficilement supportable. Elle hoquette, quand je m’approche. Je caresse son visage, son cuir chevelu. La rassure, mais elle est tétanisée. Ca ne marche pas ; je ne suis pas assez fort pour ça, et je suis un homme. La petite est dévastée, et le vide de son cœur n’est balayé que par le vent glacial de la culpabilité et de la honte. J’en chiale silencieusement, et me reconcentre, dents serrées.

Allez, vieillard, retrouve-le…

Des badauds, dans la rue attenante. Un type seul et déprimé dans la maison toute proche. Un couple qui s’aime, deux étages au dessus.

Et… Là.

Je le sens.

Une satisfaction intense. Le bonheur primal d’avoir réussi à atteindre son but. La jouissance de la supériorité, de l’ascendant pris sur un adversaire.

Ca me ramène à quelque chose de brutal, qui me prend aux tripes. Comme lors de ces combats de jadis, où l’ennemi était étripé et que baignant de sang, je menais les tribus au combat. Germains, Grecs, Romains, autres tribus au-delà du Rhin, du Danube… Et ces gigantesques batailles. Ces amours du passé. Ces liens, avec ceux qui comptaient pour moi, tellement que je ne leur imposais plus le débris, la relique que j’étais devenue. Meduna, et ces fêtes pleines d’ivresse et d’amours éphémères, de jouissance dans une torpeur éthylique et bienheureuse. Epone, et ces moments difficiles traversés ensemble. Mes frères, bien sûr ; Taranis et Esus, qui guerroyaient à mes côtés. Ces fidèles qui festoyaient sous les étoiles, à la santé des dieux, et ces sacrifices portés à mon endroit. Ces assassins enfermés dans des tonneaux, dont le couvercle était clouté. Noyés. Ces traîtres, ces violeurs, ces pillards, attachés nus dans des cages en osier, incinérés sur des brasiers en l’honneur de ma justice.

Une forme ancienne de Justice, brutale et violente, sans pitié et sans compromission pour le crime.

Il y avait eu ces amours interdits. La Nuit Etoilée, d’un charme froid et distant, profond, qui m’avait fait plonger dans les abysses de l’Ether avec joie. Jusqu’à la révélation de la compromission, de la félonie. J’aurais pu la tuer sans doute, de l’avoir tant aimée pour me rendre compte que cela n’avait servi que ses semblables, traîtres greco-romains qui étaient déjà passés à l’attaque. La guerre avait été brutale et violente. Près d’une décennie en Gaule, et ça s’était prolongé encore ailleurs pendant un temps. Mais j’avais tout perdu, pour un amour interdit, impossible, pour une faiblesse de l’âme, sans que je puisse dénier ma responsabilité dans le désastre qui avait affligé tous les miens.

Même en ces temps reculés, il y avait eu une différence de taille, entre les tueurs que je menais à la bataille et ce que ressent ce type, une rue plus loin.

L’excitation sauvage n’est pas celle d’avoir vaincu, car il ne prenait pas cela comme une victoire. Mais comme un trophée gratuit, pris sur plus faible que soit, comme une insulte revendiquée dans la vertu et dans l’honneur de la jeune femme, le tout soupoudré d’un sentiment de fierté, d’impunité… Et d’un formidable désir de continuer. Il allait frapper, encore.

J’avais déjà rencontré ça dans le passé. Pour être honnête, je le rencontrais encore. Guerriers du Nord à l’aube de l’évangélisation de mes anciennes terres, que j’avais combattu et piétiné en compagnie des autres Scarae, cavaliers lourds de Charlemagne. Pillards anglois et écorcheurs, qui battaient la campagne aux temps des Rois. Il y avait eu des millénaires de guerres et de campagnes, qui m’avaient révélé le pire comme le meilleur de l’être humain. Rien d’aussi terrible que la campagne de Russie, où le pleutre condamnait le fort et le brave à une mort dénuée de sens dans les grandes étendues blanches.

J’avais ressenti sa jouissance bestiale comme une onde de chaleur qui était tout sauf agréable, c’était comme être près d’un incendie terrible, d’un brasier mortel. Je rassurais une dernière fois la jeune femme qui pleurait toujours. J’allais appeler la police, qu’elle ne bouge pas. Je n’étais pas seulement fait pour trancher le comportement des Hommes. J’étais aussi là pour les protéger. Et pour les punir.

Je courrais. Le type allait vite. Mais je l’avais repéré et ne le lâchais plus ; son âme brillait dans la nuit comme un phare moribond, écarlate, qui pulsait de joie sauvage et d’excitation sexuelle. Son pas est rapide. Mais je le rattrape.

Je vis la silhouette de l’homme disparaître vers le parc. Pas un regard en arrière. Il ne m’avait pas vu, mais il avait dû m’entendre courir, ou entendre autre chose qui l’avait fait paniquer. Mon regard était de fer, glacial et inflexible.

Je suis le Juge des Morts. Et pour accomplir ma tâche, je me devais de bien connaître les vivants.

Je me rapprochais de lui. Il allait rentrer chez lui. Je sentais sa confiance et son assurance. Je sentais jusque dans mes tripes qu’il recommencerait. Ce n’était pas seulement un violeur ; j’avais senti son désir, sa pulsion de meurtre. Je ne me fatigue pas. Je reste concentré. Je repousse les pensées parasites de tous ces gens qui ne dorment pas non plus, dans leurs maisons de ce quartier. Je reste focalisé, même si la migraine pointe le bout de son nez. Je sens sa confiance comme une insulte personnelle. Comme un tort à redresser. Je ne suis pas un justicier, je suis un protecteur.

Je ne voulais plus jamais ressentir ce qui m’avait submergé quelques minutes plus tôt.

L’homme passe un coin de rue, je le perds un instant. A-t-il encore entendu quelque chose ? Je sens son excitation revenir en flèche. Il a peur, aussi. Il crève de trouille. Je sens aussi quelque chose d’autre que je connais bien. Ce fils de pute a dû voir mon reflet dans l’une des vitres des voitures garées dans la rue, ou dans un des rétroviseurs latéraux. Il m’attend. L’excitation croit encore. Il ne doit pas penser que je suis flic. Est-ce qu’il pense que je l’ai poursuivi sur deux pâtés de maison, ou est-ce que ce type tend juste une embuscade opportuniste, dans l’espoir de surfer sur le mal qu’il savait provoquer, qui le faisait intérieurement jouir ? Je n’en sais rien ; il est trop tard pour se poser la question. Je prends le coude précédent, d’instinct. Je remonte la rue. Je peine à maintenir le fil de ses émotions ; beaucoup de gens doivent être encore debout dans le quartier. Heureusement, aucun n’est en train de faire l’amour, ou de vivre un truc aussi violent que tout à l’heure. Le fil est ténu, mais bien là. Il m’attend. Mais je le contourne. En silence, comme à l’époque où on s’infiltrait de nuit dans des villages et qu’il fallait jouer du couteau pour éliminer des sentinelles. L’homme se dégonfle, et j’ai juste le temps de me planquer à nouveau derrière une camionnette quand il reprend sa marche. Il est confus. Sûr qu’il avait raison de se planquer. Mais impatient, trop impatient. Ce n’est pas un professionnel ; juste un malade qui attaque en position de force pour laisser libre cours à la violence de ses pulsions. L’adrénaline coule encore dans ses veines.

Il passe à côté de moi et récolte une version brutale et antique de la justice.

Je pousse du pied le paquet lesté d’une pierre. La jetée est silencieuse, de nuit. Pas un chat à l’horizon. Pas de vidéosurveillance non plus, j’ai vérifié. « PLOF », pas de bulles, rien qu’un peu d’écume. Je m’allume une clope. J’inspire profondément, savourant le silence retrouvé après des passées au milieu de la communauté, puis en plein drame. La nicotine me détend. J’avais détesté fumer, pendant longtemps. J’avais pris l’automatisme avec mes camarades, en Afgha. Je finis de me la griller et me frotte les yeux, fermés. Je suis éreinté. Tant de concentration, et d’émotions aussi violentes… Je suis vanné. Au bout du rouleau. Je rentre à l’appartement en fin de nuit. Au loin, on voit le jour se pointer. Dans une heure, il y aura de la lumière dehors. Et je dormirais mal. Je m’anesthésie au retour dans ma chambre, d’une bonne lampée de whisky. Ca n’aide pas toujours, mais ça atténue au moins la virulence de ce que je peux ressentir. Un couple fait l’amour dans l’appartement d’à côté. Enfin un couple… Ce n’est sans doute pas « l’amour » mais une relation tarifée. Je me cale la tête sous l’oreiller. Je serre les dents. L’un des deux vit ça avec passion. L’autre est excité, sans aucun doute, mais au même niveau ? L’autre a de l’affection. Pas lui. Mais ils ont un désir vivace, puissant. Depuis combien de temps n’ai-je pas couché avec une femme ? Je ne sais plus. J’essaie d’évacuer tous ces sentiments qui me viennent, ces émotions brûlantes, mais je n’y parviens pas. Nouvelle lampée de whisky. Je dois dormir, bordel.

J’inspire, profondément. Je fais un message à Nailea, malgré l’heure tardive. Elle comprend. Je la rejoins. Et c’est contre elle que j’oublie un moment fugace l’horreur de la journée.

Je reprends mon souffle dans le lit. Une journée d’épreuve. Une journée utile malgré tout. Je suis encore là pour exécuter ma mission, et c’est la seule chose qui compte. Ni la souffrance ni l’épuisement n’ont d’importance.

Je connais ma nature. Je sais ce que je suis. Je sais qui je suis.

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