Comme un air d'Almodóvar

La fille de la Nuit avait accepté de passer quelques soirées dans la demeure de sa maternelle, aménagée temporairement en un hôpital particulier pour une couturière. Oyrania avait cédé à la requête non pas par « peur » - il lui fallait plus qu’une émeute généralisée, pour qu’elle court dans les jupons de quiconque – mais par « curiosité ». Elle voulait savoir que représentait cette femme pour sa mère et, surtout, obtenir quelques réponses vis-à-vis de l’attaque aux Halles. La jeune fille avait vu celle qui lui avait donné la vie tuer, plus ou moins de sang-froid.

Si elle ne restait pas toutes les nuits, ses passages étaient assez fréquents pour qu’elle donne l’illusion de « vivre » dans cette somptueuse maison. La bâtisse et la décoration tranchaient franchement avec son petit appartement bordélique où les traités psychologiques côtoyaient les accessoires de magie. Pourtant, loin d’être intimidée par le goût, le raffinement et le luxe des lieux, elle n’a pas hésité à apporter sa bizarrerie dans les parages et plus particulièrement dans la chambre allouée à sa personne. Deux ou trois livres s’étaient déjà entassés, et des accessoires de magie trônaient ici et là.

Jour après jour, inlassablement, la fausse blondinette s’était renseignée sur l’état de la malade, tantôt auprès des médecins, tantôt auprès de la Nuit. Si d’ordinaire elle se fichait du sort d’inconnus, le regard maternel et protecteur de Midnight à l’égard de cette couturière n’avait pas échappé à l’attention d’Oyrania. Dès lors, impossible qu’une personne aussi observatrice et avide d’information passe à côté d’un tel détail, sans chercher à en comprendre les tenants et les aboutissants. Aussi patiente que sa mère, elle avait attendu. Et ses efforts allaient payer, enfin ! Le médecin se montrait moins récalcitrant que l’on s’approche du chevet de sa patiente.

- Bonjour, Mademoiselle Zervas. Comment vous sentez-vous aujourd’hui ? questionna-t-elle d’un ton doux et guilleret, en entrant dans la pièce où la couturière se reposait. Vous rappelez-vous de moi ? Oyrania Weber, la cliente à qui vous avez voulu céder la robe de Midnight Richards, la propriétaire des lieux. Nous avons été prises dans une … émeute, disons, aux Halles. Vous en souvenez-vous ?

Les médecins avaient prévenu qu’en raison de la violence des récents événements, elle pourrait ne plus rien avoir en mémoire liés à ces derniers. Celle qui aurait pu être un psychologue vérifiait donc, plus ou moins, les séquelles neurologiques ou psychologiques de la dame qui lui faisait face. S’il y avait besoin de reporter cette discussion quelques jours plus tard, elle le fera. L’humaine n’avait jamais été d’humeur pressée, ou stressée. Tout était question de maîtrise, et d’opportunité.

- Lors de notre première rencontre, nous avions parlé du destin. Nous revoilà, réunis, mais dans des circonstances différentes. Voilà une situation à la fois étrange, et drôle. N’est-ce pas ?

Entre temps, elle avait poussé une petite chaise, et s’était posée. Maintenant, elle fixait Pénélope, lançant de temps à autre quelques regards à la porte. La propriétaire n’allait sûrement pas tarder à arriver. A n’en point douter, elle était tout autant nécessaire à la discussion.

Dire que la semaine avait été éprouvante est un euphémisme. Depuis l’attaque des Halles, Nyx n’a pas eu une minute pour se poser. A peines sorties de cette dinguerie de masse et à l’abri, les appels en cascade ont débuté. Heureusement, elle est assez riche pour qu’on pose moins de questions, et le personnel contacté avait été efficace. La Nuit savait que si, malheureusement, sa fille mourrait, elle finirait par revenir… Mais la mère est prête à tout pour épargner à la fille la douleur d’une nouvelle incarnation.

Jamais le temps n’aura passé aussi vite et aussi lentement à la fois, rythmé par les soins à apporter à Penelope, et l’inquiétude quand arrive le temps de l’impuissance. Dans cette atmosphère, Nyx se réjouit d’avoir Oyrania dans les parages, pour donner un semblant de vie à sa maison, bien vide depuis le départ de Pia. La voir régulièrement rassurait aussi beaucoup Midnight, même si ce n’était que pour prendre un café ou entre deux portes. Cela étant, la déesse doute que le père de l’humaine voit cela d’un très bon œil, et s’attend à une visite de sa part, à un message, ou à n’importe quoi. De cela, elle en était certaine. Le contenu ne laissait que peu de place à l’imagination. Mais quelle forme choisirait-il ? Voilà qui suscitait la curiosité de la Nuit. Une lettre ? Se déplacerait-il en personne ? Des coupures de journaux collées en message ?

Quoiqu’il choisisse, Midnight l’attendrait au tournant, bien décidée à, elle aussi, imposer des choses, cette fois. Mais pour l’heure, il est temps de prendre soin de Pénélope. Aussi soignée et élégante que d’ordinaire, la propriétaire des lieux fait son apparition. Sa fille étant adulte depuis… Longtemps, elle lui a toujours accordé pudeur et discrétion pour ses entretiens médicaux mais, une fois le docteur parti, elle vient immédiatement s’enquérir des résultats. Voir, à son arrivée, ses deux filles ensemble ne peut que faire sourire la déesse, un peu attendrie, un peu amusée. Venant s’installer au chevet de son aînée, elle pose une main maternelle sur ses cheveux et vient lui embrasser le front. « Je suis contente de vous voir, toutes les deux. » Elle gratifie l’une et l’autre de ses filles d’un regard tendre. « Comment te sens-tu, Lachésis ?* » Elle demande, en grec, comme il a toujours été beaucoup plus plaisant d’échanger avec eux dans sa langue maternelle. L’inquiétude est présente dans la voix de la mère, qui se souvient de sa rage à la vue du corps de sa fille lacéré… Elle ne se rend même pas compte, en vérité, de quoi sa revanche a eu l’air aux yeux de sa fille. Elle ne se rend même pas compte qu’Oyrania l’a vue. A ce moment là, en fait, Nyx ne faisait attention à rien, si ce n’est qu’au fait que la vie d’un de ses enfants était en péril. Elle se moquait du quoi, quand, comment. Lachésis souffrait, sa mère devait faire quelque chose. Elle l’a fait. Sans honte, sans remords, sans rien d’autre que la résolution maternelle, l’entièreté de la vie réduite en blanc, et en noir, d’un côté son enfant, de l’autre ceux qui lui font du mal. Elle a frappé. Comme un forgeron frappe le métal ardent, fort, et déterminé. Et si c’était à refaire, elle le referait, avec aussi peu d’hésitation. Nyx est une créature passive, observatrice, avec un sens moral qui lui est propre. En l’occurrence, ce sens moral n’en a qu’un, de sens, dès lors qu’il s’agit de ses enfants…

[Hj : *en grec]

Oyrania connaissait parfaitement toutes les mythologies rattachées au panthéon Greco-romains, tantôt de son père, tantôt de sa mère et ses partisans, tantôt des nombreux livres qu’elle avait lu de gré ou de force.  Ainsi, lorsque sa mère s’adresse à la malade d’un nom autre que « Pénélope », la fausse blondinette fait immédiatement le lien avec ces vieilles histoires.

Les Moires, ou les Parques, désignent les tisseuses du Destin. Elles sont au nombre de trois : Clotho, dites la Fileuse, tisse le fil de la vie, Lachésis, dites la Réparatrice, déroule le fil tissé et Atropos, dites l’Inflexible, le coupe.

La surprise monte d’un cran lorsque la dénommée Lachésis répond, à son tour, en appelant Nyx comme Μαμά. Il ne fallait pas être un grand génie pour comprendre, au ton, que les deux femmes partageaient davantage qu’un simple lien cliente – couturière. Enfin, la connaissance de cette langue ne fait que conforter Oyrania dans son sentiment qu’il y avait plus dans l’affaire, le genre de révélations que son esprit avait renié d’office depuis de longues années.

Or, aujourd’hui, les fondations de son athéisme supposée était secoué par de multiples événements improbables et irrationnels en l’espace d’un temps trop court : l’attaque des Halles, l’apparition monstrueuse dans une forêt polonaise ou encore ses fuites miraculeuses de mille dangers nocturnes. Nulle chance, nulle drogue et nulle folie ne pouvaient expliquer autant de coïncidences. Elle était, enfin, prête à s’ouvrir vraiment à tous les enseignements de sa mère – ou à ceux de son père – pleinement, totalement, et sans concession.  

- Je peux aussi parler ce langage, finit-elle par dire, la voix blanche et tremblante. Que s’est-il passé ? Et qui est-elle ? demande-t-elle, en se tournant vers sa mère. Elle se fichait qu’on lui dise ce qu’elle savait, ou ce qu’elle ignorait. Ce dont elle avait besoin maintenant était d’accepter et de comprendre la véritable nature de sa mère et, également, de cette couturière. Alors, elle sera prête à accuser toutes les autres nouvelles – s’il y en avait d’autres.

Du coin de l’œil, elle voit l’écran de son portable s’éclairer à de nombreuses reprises. Son père s’inquiétait, et s’impatientait à la fois. Son Gourou manquait à l’appel des différents entrainements, répétitions ou rites. Enfin, et plus important, elle passait un temps de plus en plus considérable avec la Déesse de la Nuit, Déesse qu’il est censé honorer, Déesse avec qui il ne s’entend pas toujours. Leur seul lien était cette bouille prétendument innocente : rusée comme une renarde, et ne suivant que ses propres règles.


PS : désolé si j'ai fait des bêtises ! J'suis un peu HS (mais j'avais une envie furieuse d'écrire avec Oyrania )

Annoncer à un enfant mortel sa parenté divine avait toujours été quelque chose de délicat, à tous les âges de tous les siècles. Il y avait ceux qui n'en faisaient aucun cas, et ceux qui, au contraire, se mettait à tout attendre de par ce lignage. Malgré les millénaires et les enfants, Nyx n'était jamais parvenue à trouver une façon adéquat d'annoncer cela. Avec Oyrania, la déesse n'avait eu que peu son mot à dire. Klaus, absolument parfait jusqu'à ce qu'elle lui révèle son identité, ne lui avait pas vraiment laissé le choix... Pas plus que l'ère moderne, beaucoup trop cruelle à se rappeler toujours de tout grâce aux photos et aux vidéos, à internet... Nyx avait cédé à la pression de cette technologie qui rendait le secret beaucoup plus facile à éventer, elle avait cédé à la pression de Klaus, aussi, et accepté une fable qui, elle le voyait, leur faisait autant de mal à sa fille qu'à elle... Sauf que la déesse ne prend réellement la conscience de ce mal qu'en voyant le visage de sa cadette se pétrifier, ou peu s'en faut, en entendant Lachésis l'appeler « Maman ». Forcément... A bien y réfléchir, Oyrania n'avait jamais vraiment eu de démonstration du pouvoir de sa mère. Et, malgré toutes les tentatives de la Nuit pour éveiller la spiritualité de la jeune femme, celle-ci était restée impitoyablement pragmatique et cartésienne. Alors, de fait, ça doit lui faire un choc... Le nom de Pénélope, déjà, sans doute, et surtout le fait que la femme ait l'air plus âgée que Nyx, ce qui ne retient aucune des deux de se comporter comme une mère et sa fille, ce qu'elles sont...

Deux des femmes présentes s'observent, presque en chien de faïence, et font converger leurs regards sur la troisième. Normal, c'est à elle de s'exprimer, d'expliquer. Le regard attiré par quelque chose qui n'a rien à faire là sur le sol, Midnight ramasse les antidouleurs de Lachésis, et en retire, déchirant l'opercule avec l'ongle de son auriculaire parfaitement manucuré, plusieurs comprimés qu'elle dépose sur le plateau de la malade, avant de caresser sa joue de son pouce, de lui sourire avec tendresse, et d'en revenir vers sa cadette. « Oyrania, je te présente l'une de tes nombreuses sœurs aînées, Lachésis.* » Explique donc la Nuit, une main serrant doucement l'épaule de la moire, tout en souriant calmement à la jeune mortelle. Ensuite, elle échange. « Lachésis, je te présente officiellement Oyrania. Son père a tenu à ce qu'elle sache tout... qu'elle voit tout... Mais à travers ses yeux à lui.*» Si elle est indéniablement heureuse à l'idée que sa dernière fille ait la possibilité de venir prendre sa place dans sa famille céleste, Nyx n'en demeure pas moins inquiète de sa réaction... En cela, elle peut compter sur ledit pragmatisme de la blonde. Il est peu probable qu'elle parte maintenant, sans comprendre les tenants et aboutissants... Raison pour laquelle la mine de sa mère se fane légèrement, maintenant qu'elles vont devoir entrer dans le vif du sujet. « Je vais nous préparer un peu de thé. Nous pourrons ensuite discuter calmement, et je pourrai vous expliquer ce que je redoute. *» En mère beaucoup trop attendrie par la proximité de ses deux filles, Nyx les couve, toutes les deux. « Oyrania, pourrais-tu déplacer deux chaises près du lit de Lachésis s'il te plaît ? J'arrive tout de suite. *»

Et à la mère de disparaître dans la cuisine pour préparer un plateau de trois tasses de thé, sucre en ramequin et petite pince en argent, et lait en pichet miniature, petite assiette de migniardises. Le tout prêt, il ne reste qu'à attendre que la bouilloire ne siffle pour la rappeler à l'ordre. Midnight en profite pour répondre aux mails les plus urgents de ses affaires, et dès l'eau bouillante, les tasses sont versées et elle rejoint deux des quelques femmes de sa vie. « C'est prêt.* » Elle annonce, en même temps que son retour, et vient déposer le plateau sur la table basse, d'où elle sert ses deux filles de la façon dont elle se souvient qu'elles prenaient leur thé, avant d'en faire de même et de s'asseoir près de la moire et de sa cadette. « Avant toute chose,* » elle commence, humectant à peine ses lèvres pleines de la vapeur dégagée par sa tasse, en se tournant vers Oyrania. « Chérie, j'aimerai savoir comment tu te sens...* » En raison de l'annonce de sa parenté avec la moire. Si la mortelle ne la croyait pas jusqu'à maintenant, ou peu, elle doit être en plein chamboulement, du fait de la perturbation de ses repères... Avant de continuer à avancer, Midnight voudrait préserver sa fille, faire cesser le tournis et lui redonner des bases solides... Si celle-ci le lui permet... En cela, la Nuit est persuadée que Lachésis ne peut que l'aider.

[Hj : *en grec]

La seule et unique peur d’Oyrania était la nuit et les horreurs qu’elle cache, ironiquement. Cette peur irrationnelle était si inappropriée, et inattendue, de la part d’une fille de Nyx, que Klaus avait jugé nécessaire de corriger la situation. En pensant bien faire, le père avait forcé sa fille à faire face à ses plus profondes peurs enfantines, tantôt en l’obligeant à dormir dans le noir complet alors qu’elle suppliait pour une veilleuse, tantôt en la trainant dans les rituels nocturnes en pleine foret alors qu’elle tremblait de tous les fibres de son corps. Nyx avait été bien plus clémente, enveloppant sa fille de son amour et de sa protection, cédant à quelqu’une de ses caprices et allant jusqu’à la bénir. Elle était la raison même pour laquelle ses terreurs nocturnes s’étaient calmées, terreurs qui étaient revenues de plein fouet récemment suite à une rencontre étrange avec une monstruosité des ténèbres.

Alors, plus Nyx et Lachésis parlaient, et plus un malaise grandissait dans le creux du ventre de la fausse blondinette. Au fil des années, elle avait cherché refuge dans la rationalité et dans la normalité. Dans ce monde, tout était sous son contrôle et, surtout, il n’existait aucun monstre immonde, difforme ou surpuissant. Elle avait donc renié, en bloc, toute la dimension spirituelle à laquelle on cherchait à la sensibiliser, par peur. Si elle était prête à accepter la nature divine de Midnight ou de Pénélope, elle ne l’était pas pour donner corps et vie à toutes ces horreurs qui avaient gâché sa petite enfance et une partie de son adolescence.

Tremblante, elle porte une main à son cou, et notamment là où les dents d’une créature s’étaient enfoncées profondément. Malgré que la blessure se soit cicatrisée et que la marque a disparu, elle ressent encore quelques sensations « fantômes », et cette figure inconnue continuait à hanter ses nuits. Chaque jour, elle devait épaissir sa couche d’anticerne. Tôt ou tard, quelqu’un remarquera que la petite est plus livide que d’habitude, plus que fine que d’ordinaire et surtout moins consciente. Le corps, comme l’esprit, accusaient mal l’accumulation de mauvaises soirées.

- Si je suis vraiment la fille de Nyx, et la sœur de Lachésis, cela veut dire que … j’ai un oncle qui est aussi ton amant, que j’ai d’innombrables sœurs et frères et, surtout, que toutes les créatures rattachées à différents panthéons, comme les zombies, les vampires, les lycans, les banshees et j’en passe, existent. Ils existent. Ils … existent. Tous, dit-elle, d’une voix étranglée. Pourtant, elle reste toujours bien droite sur sa chaise. Elle se racle la gorge, et reprend d’une voix un peu plus sure. Qu’est-ce que ça fait de moi, exactement ? Une humaine ? Une demi-déesse ? Sur ce point, papa est … très divisé lui-même.

Entretemps, elle se saisit de la tasse de thé et tente d’avaler quelques gorgées. Entre temps, elle ferme quelques secondes ses paupières, et susurre quelques prières en vieux grec. Nulle Foi ne suintait dans les paroles. Elles n’étaient prononcées que comme un moyen de se concentrer, en prenant la distance sur ce qui l’embêtait dans l’immédiat. Puis, elle rouvre les paupières, à nouveau maitresse d’elle-même.

Voir Lachésis aussi prompte à se montrer sororale vis à vis d'Oyrania est un plaisir sans nom pour Nuit. Elle qui a toujours aspiré à la paix, voir des ébauches de liens, dénudés de rivalité ou d'orgueil mal placé malgré leurs différence de statut, est ce qu'elle pouvait espérer de mieux sous son toit, et pour cela, elle est pleine de gratitude pour la moire. A sa façon, son aînée l'aide à faciliter l'absorption de l'existence de ce monde parallèle à celui de la mortelle, qu'est celui des dieux et des créatures de légende. Le process intellectuel est extrêmement compliqué, et le moindre détail peut faire basculer l'humain dans la folie. En se montrant aussi délicate et ouvertement enjouée d'accueillir dans sa famille, divine ou non, cette petite mortelle, Lachésis pouvait faire une grande différence, Nyx ne le comprend que d'avantage encore à l'entente des premières questions qui lui viennent... « Oui., ils existent.. » Elle commence par répondre simplement, avant de marquer une brève pause durant laquelle elle porte sa tasse de thé à ses lèvres. Oyrania avait besoin, selon sa mère, de cette réponse aussi brutale qu'honnête, et qu'elle soit sans autres mots, sans nuances, sans équivoque. Dans un premier temps, sa fille mortelle doit accepter l'agrandissement de son cadre de référence globale, avant d'ensuite laisser Lachésis et sa mère en ajuster les curseurs et les nuances. Ce que, après son thé, Nuit prend le temps de faire. S'installant correctement car projetant de discuter avec ses filles un moment, la mère repose délicatement sa tasse sur la table basse, et reprend. « Pour ce qui est de « ton oncle », ce sont surtout des métaphores. Je suis née en jumelle d'Erèbe, comme tu le sais. C'est une façon de dire que nous n'allions pas l'un sans l'autre, qu'il fait partie de moi, et moi de lui... Je ne t'apprends rien en matière de perte des nuances à travers les siècles et les traductions successives. » Et le sens des mots qui évoluent, non seulement au sein même de la langue d'origine, mais aussi avec les années, les décennies, les siècles...

« Oui, tu as de nombreux frères et sœurs... » Reprend-elle ensuite, toujours dans cette même logique de dresser d'abord des réponses fermes et globales avant d'entrer dans le détail. « J'ai eu beaucoup d'enfants à travers les âges. Les grecs ont vu en moi la mère de nombreux aspects de leurs vies. » Elle coule un regard tendre vers Lachésis, qui, avec ses sœurs, symbolise le caractère implacable du destin. « En ces temps-là, nos unions, à Erèbe et moi, étaient très souvent ritualisées, de même que la naissance de mes enfants. Ils voyaient en chacun d'eux une part différente de ce que nous leurs inspirions... Les divins ne donnent pas naissance aux divins. La divinité est donnée par la foi des mortels. Toi, ma chérie, tu es donc mortelle... » Tendre, la mère vient doucement caresser la joue si pâle de sa fille, ainsi que son menton. « ... Mais, quand j'ai dû abandonner ta garde à ton père, je ne voulais pas te laisser vulnérable... Je t'ai donc bénie. » Dans cette bénédiction, Nuit avait mis tout son amour pour sa chair, qui lui survivrait bien après son décès. Qu'ils soient mortels ou divins, Nyx aime tendrement chacun de ses enfants. Discrètement, elle soupire. « Je ne sais pas si ton père s'en est rendu compte... Et j'espère que si ce n'est pas le cas, il ne l'apprendra jamais. » Elle ne développe pas, mais Nuit croit sa fille bien assez intelligente pour comprendre ce que suggère sa mère, à savoir que son père pourrait chercher à exploiter cette bénédiction, s'il en trouvait les mécanismes déclencheurs... Cela étant, la déesse ne souhaite pas insister d'avantage. L'idée, là, tout de suite, n'est pas qu'Oyrania la croit sur parole, mais de lui faire savoir que cette possibilité existe, et donc la rendre alerte aux signes qui pourraient lui laisser penser que ça pourrait être vrai.

Délaissant ensuite sa cadette de son attention pour la porter sur son aînée, Midnight demande. « Verrais-tu des choses à ajouter, Lachésis ? » Peut-être une façon moins imagée de présenter les choses ? Une autre approche ? Qui ne tente rien n'a rien, paraît-il...

Lorsque l’on grandit au sein d’une famille dysfonctionnelle, on apprend à vivre avec la folie. L’école ou le monde ne nous disent pas comment appréhender ce monde particulier, extrêmement méconnu, qui ne répond qu’à ses propres codes, tantôt désuets, tantôt avant-gardistes : on doit se débrouiller avec les armes et les boucliers que papa et maman veulent bien vous donner. Certains embrassent ces bizarreries avec passion, ou désespoir : ils perdent entièrement, et totalement, dans cet océan de contresens et d’étrangeté. A l’inverse, d’autres préfèrent protéger leur santé mentale en se créant de multiples barrières avec cet univers mystique. Pourtant, incapable de se détacher de cette communauté particulière, ils doivent chercher à tirer leur épingle du jeu.

Sans aucun doute, et jusqu’à aujourd’hui, j’ai fait parti de cette seconde catégorie. Or, ces récentes révélations – ou plutôt prise de conscience – viennent apporter des bouleversements sans précédents. Les murs se brisent à chaque nouvelle vague de révélations, ou de promesses. Je comprends mieux pourquoi j’ai échappé à quelques reprises à de grands dangers, de nuit : la bénédiction de maman, quelle qu’elle soit, s’est manifestée d’une façon ou d’une autre. La question est de savoir comment ce pouvoir se manifestait et surtout comment elle fonctionnait. Maman craint que papa en use pour ses propres intérêts. Elle en oublie que je n’en reste pas moins sa fille, ou plutôt leur fille : si j’ai hérité de l’ambition de mon père, la Nuit m’a transmis sa désinvolture et son ingéniosité. Avec ce cocktail caractériel explosif, je ne laisse rien au hasard. J’use de tous les moyens à disposition pour atteindre les objectifs que je me suis fixée, qu’importe ce que l’on en pense ou le prix à payer.

- Est-ce que ta bénédiction me rend invisible aux yeux de personnes dangereuses, de nuit, par hasard ? Il n’est pas rare que certains passent à côté de moi, sans m’apercevoir, me voir ou même m’entendre … qu’importe qu’ils me cherchent, ou pas du tout, avouais-je. Enfant de la nuit – au sens littéraire et figuré -, je fais toutes mes rencontres dans les ténèbres même. Si certaines sont bonnes, d’autres sont dangereuses. Et jusqu’à maintenant, je suis assez fière de dire que je n’ai pas cumulé trop de mauvaises expériences … Du moins, jusqu’à récemment.

Petit à petit, cette peur laisse place à une convoitise nouvelle et dévorante : l’Immortalité.

Immortelle, je n’aurais plus à craindre tous ces monstres.
Immortelle, je ne manquerai plus de temps pour assouvir tous mes désirs dans le monde présent … et futur.
Je peux devenir Immortelle.

- Et comment est-ce que je peux demander de l’aide, concrètement ? Est-ce que vous apparaissez grâce à des … prières ? demandais-je, sincèrement curieuse et intéressée.

Car il n’y a pas que la perspective d’immortalité qui m’attire, mais aussi de l’absence de solitude ou d’intimité – qu’importe ce que ce mot peut signifier dans le monde actuel. Jusqu’où est-ce que ces divinités peuvent être omniscients, exactement ? Si l’idée de pouvoir faire appel à leur protection à tout instant est séduisante, la perspective d’être davantage leur esclave ou leur petit Sim en temps réel est un tantinet perturbant et déstabilisant.

- Je suis donc en train de prendre le thé avec une Moire, et la personnification de la Nuit. Qui l'eut cru ? concluais-je, d'une voix encore incertaine et tremblante.

Oh oui, mon monde bascule.
Et je ne saurais pas dire dans quel sens.

Point tout à fait pertinent que prend le temps de relever Lachésis, ce qui fait étinceler les étoiles des yeux de la Nuit de fierté. Silencieuse et appréciatrice, Nyx écoute patiemment et avec une visible délectation toutes les choses intelligentes qui sortent de la bouche de sa fille, fierté qui n'en est que nuancée d'une profonde tendresse en voyant avec quelle facilité, quel naturel, la moire accueille la si jeune et frêle mortelle comme un membre à part entière de la famille. La mère n'en attendait pas autant de l'une de ses aînées. Elle aurait compris le dédain, la condescendance, l'indifférence... Alors forcément, que Lachésis se montre si douce ne peut que régaler d'avantage la mère de couvée. Le sourire qu'elle lui rend donc, lorsque la couturière glisse un regard dans sa direction, est plein de cet amour et de cette fierté qu'elle lui inspire, bien plus que d'amusement... En fait, inexistant, écrasé par le reste malgré l'esprit du trait.

Quel bien avait pu faire la déesse pour mériter une enfant telle que Lachésis ? Nyx elle-même n'en sait rien, mais se complaît volontiers dans l'admiration silencieuse pour sa fille, et même, ses deux filles. Oyrania avançait sur des sentiers plus tortueux, à cause de son père. Le temps dirait, sans doute bientôt, si la jeune mortelle rendrait sa mère fière... Ou non. Dans un cas comme dans l'autre, la Nuit protégera toujours sa fille, mais dans un cas, elle prendra « plaisir » à le faire, alors que dans l'autre, ce sera d'avantage une contrainte. Dans tous les cas, le libre arbitre mortel serait respecté, Oyrania laissée entièrement libre de ses décisions. Sur ce chemin, c'est un soulagement pour sa mère de voir que la moire accepte de servir de guide, sans doute plus attirant pour une mortelle assez secrète, qui pourrait vouloir cacher des choses à sa mère. Sa cadette, comme toutes les jeunes personnes, a besoin d'une oreille attentive qui ne serait pas ses parents vers qui se réfugiée. Privée d'oncles, de tantes ou de parrain, marraines, un rôle similaire est le bienvenu dans la vie d'Oyrania, et Nyx est heureuse que Lachésis ait offert d'être cette personne. Il n'appartient évidemment qu'à la jeune mortelle d'accepter ou non, mais la gratitude de la mère face à la fille qui a mis l'offre sur la table demeurera.

Et, bientôt, c'est à Oyrania de répondre, sa mère curieuse d'écouter chacune de ses réflexions, gourmande. Elle n'a pas vécu cette étape avec tous ses enfants, certains arrachés à elle beaucoup trop tôt par la guerre, le meurtre, la maladie... Et d'autres avec lesquels ça n'a jamais eu de sens, soit parce qu'ils l'avaient compris, soit parce qu'ils ne voulaient pas connaître la réponse à la longévité de leur mère... Chaque fois, pourtant, c'est différent, et cette fois-ci particulièrement a comme un petit goût acidulé qui pique agréablement sur le palais de la déesse. Oyrania est une enfant particulièrement complexe, qui a toujours montré les signes d'une intelligence supérieure. La corruption de son père n'a en rien émoussé cette intelligence, qui s'est, de façon visible, aiguisée au cours des années. Suivre son cheminement intellectuel est donc particulièrement passionnant. Quelle information va-t-elle traiter en premier ? Et comment ?

Ah. La bénédiction. Choix intéressant, et sans aucun doute possible liés aux récents événements qui ont conduit la mère à aller chercher sa fille, fraîchement agressée mais indemne, au poste de police... Avec lenteur, la Nuit hoche la tête en signe d'assentiment. « C'est plus que probable, oui. » Elle marque une brève pause pendant laquelle elle prend une gorgée de thé, avant de développer. « Nous sommes incapables de prévoir la forme exacte que prendra une bénédiction, ou une malédiction. Quand nous en jetons une, les mots reflètent l'intention. La magie a sa propre ironie, son propre sens de l'humour et de l'interprétation... Je souhaitais ardemment te protéger, et je suis la Nuit. Que tu puisses te dissimuler sous ma protection en cas de besoin me semble tout à fait plausible. » Le ton de la mère est tranquille, celle-ci indubitablement satisfaite de la tournure de sa bénédiction.

Viennent ensuite les prières. Ça, c'est un choix qui interpelle la mère, bien qu'elle n'en montre rien. Oyrania a-t-elle été choquée à ce point par l'agression pour qu'elle puisse vouloir demander l'assistance de sa mère ou de sa sœur plutôt que celle de la police ? Ou a-t-elle prévu d'entreprendre quelque action douteuse... ? « Non. Les prières n'ont pas le pouvoir de nous faire apparaître. Nous pouvons en entendre certaines, et, moyennant un effort approprié, isoler le dévot, avoir une vague idée de là où il se trouve, si la ferveur qu'il met dans sa prière le permet, et ensuite, éventuellement, nous déplacer par nos propres moyens. » Avec une étonnante clarté, alors qu'elle énonce tout cela à haute voix, Midnight comprend pourquoi les prières au Dieu Unique demeurent souvent sans réponse... La foi est si ritualisée qu'il ne se passe plus rien dans le cœur des dévots au moment de la prière. Pas d'élan religieux, d'aucune sorte, juste des mots qu'ils répètent sans les comprendre vraiment, sans les ressentir vraiment... Quelle tristesse.

L'ultime réflexion d'Oyrania surprend sa déesse de mère. Une fêlure dans l'armure de self control savamment érigée par sa fille ? Réprimant un soupir, Midnight pose sa tasse de thé et s'avance vers la mortelle pour la serrer dans ses bras, dans une étreinte profondément maternelle. Avec douceur, elle cale la joue de sa tête blonde contre son cœur, et lui caresse tendrement les cheveux, qu'elle embrasse d'ailleurs avec amour. « Je suis surtout ta mère, mon cœur... Énormément de choses peuvent être chamboulées ou revues, tu t'en es sans doute déjà rendu compte, mais le fait que tu sois ma fille, et que je t'aime, ça, personne ne pourra jamais le changer. » Tout en cajolant Oyrania, la Nuit glisse un regard vers la moire, avec une tendresse équivalente. Si la couturière n'est pas oralement mentionnée dans cet échange, il est évident que tout ce qu'elle vient de dire à la jeune mortelle est également entièrement et totalement applicable à Lachésis. Embrassant une dernière fois le sommet du crâne de sa cadette, la Nuit finit par la relâcher de son étreinte et regagner son siège, reprendre sa tasse de thé et y boire, aussi détendue qu'une mère entourée de deux de ses enfants adorés puisse être.

Nyx parle. Les divinités ne sont pas omniscientes. Je suis partiellement rassurée. Je n’aurais pas à craindre les regards curieux d’une quelconque entité mystique chez moi, ou ailleurs. Ce n’est pas la pudeur qui m’étouffe, mais davantage mes petits tours de manège. Toute ma magie repose sur les faux-semblants. Si toutes ces belles ou mystérieuses illusions se brisent, je ne serais guère différente qu’une quelconque fille.
 
Nyx promet. Elle dit qu’elle m’aime malgré tout. Pourtant, j’ai un grand mal à saisir cet amour soudainement. Comment peut-elle aimer une mortelle dont l’espérance de vie doit être l’équivalent de quelques secondes à son échelle ? Comment peut-elle accepter que je naisse et meure sous son regard ? Une mère ne désire-t-elle pas le meilleur pour sa progéniture ? Pourquoi est-ce que ses premiers enfants ont droit à un semblant d’immortalité, alors que je suis condamnée à la mortalité ? Quel amour maternel étrange ! Quoique, des parents bizarres ont toujours été mon quotidien.

La Moire surenchérit. Elle veut savoir quand j’étais croyante. Je ne réponds pas, car je ne sais pas. J’ai cru au divin, il y a très, très longtemps. Puis, j’ai assisté à tous ces spectacles de magie et d’escroquerie de mon père et j’ai décidé qu’il n’y avait rien de vrai. Or, je ne sais plus à quel âge j’ai débuté les premières prières sincères ou que j’ai cessé de croire à des entités plus puissantes que moi.

- Je ne me souviens pas. Et je suis épuisée, en vérité.

La suite m’embrouille. Kitsune. Dommages collatérales. Cibles.

- Je pense que j’ai déjà beaucoup à réfléchir. Je vais retourner dans ma chambre, et me reposer.

Je ne les laisse pas l’opportunité de m’arrêter. J’ai besoin de retrouver un semblant de rationalité et de logique dans cette foire aux fantastiques et aux monstres. Ces révélations chamboulent complètement mon monde, mes croyances et surtout mes assurances.

Je vois autant de menaces que d’opportunités. Si ces divinités ont tous les pouvoirs qu’on leur prête, que sommes-nous face à leur puissance ? A l’inverse, il est question de « devenir » une divinité ou créature immortelle, et surtout de bénéficier de la protection de ces mêmes entités. En somme, plus que jamais, il faut savoir s’entourer convenablement, servir habilement pour arracher son dû en temps et en heure.

La tête pleine d’idées dangereuses, je m’éclipse. Et je continue à réfléchir, à rêvasser et surtout à calculer. Oh oui, un monde nouveau s’offre à moi dorénavant ! Et avant qu’il ne soit trop tard, je dois m’en emparer de ses joyaux !