Elizabeth Johnson - Je suis le dernier rempart contre l’Ignorance et la Barbarie

•• Moyen Age & Renaissance – Naissance avortée ••

J’ai tardé à m’incarner en raison de la dictature, de la condescendance et de la cruauté de l’Unique. Il usait de son influence pour étouffer la flamme naissance de tout nouveau – ou ancien – culte. Ses fidèles faisaient pression pour que ces marginaux reviennent sur le « droit chemin », et punissaient avec cruauté et atrocité ceux qui s’entêtaient à se rebeller. Mes premiers serviteurs, des hommes et des femmes qui préféraient vouer leur vie à la science plutôt qu’aux dogmes obscurs d’une religion monothéiste et rigoureuse, n’ont malheureusement pas échappé à cette terrible justice. Ainsi, à peine je prenais forme et conscience dans l’Ether, que je retournais dans l’Oubli contré gré.  Pourtant, mes souvenirs de ces instants passés dans l’Ether – et les raisons de ma « disparition » - étaient suffisamment vifs et précis, pour que je nourrisse une certaine rancœur à l’égard de l’Unique et des siens.

•• XIX siècles, première partie (1800-1849) - Incarnation ••

Enfin, nous avions suffisamment de force, et de croyants, pour qu’une incarnation soit envisageable ! « Nous », soit ma sœur jumelle et moi-même ! A ce nouveau « réveil » dans l’Ether, je n’étais plus seule, liée malgré moi à cette autre conscience qui disait s’appeler « Technologie ». Nous nous entendons à un lieu pour notre rendez-vous terrestre, choisissant notre premier véhicule. J’avais opté pour une amérindienne mourante dans une ruelle misérable d’une grande ville, enfant des amours hors mariage entre un explorateur Suédois et une indienne curieuse. Elle avait la vingtaine, mais elle paraissait bien plus vieille en raison de la malnutrition. Pourtant, je savais à quel point elle était belle, forte et plein d’esprit. Je l’avais vu, entendu et observé longuement.

Jadis, elle avait été une enfant heureuse, gâtée par un père excentrique et entourée des meilleures compagnies de cette époque – de riches mais curieux philanthropes, de prometteurs et insouciants scientifiques et dramatiques mais pertinents philosophes. Elle prenait plus de plaisir à fréquenter une bibliothèque qu’une Eglise, à rêver de l’Univers et de ses mystères que de mariage ou à apprécier davantage la vérité scientifique que la vérité spirituelle. Malheureusement, elle ne peut pas échapper à sa condition de femme et, à ses dix-huit ans, elle est promise à un jeune homme. Elle prendra la fuite, décidée à tenter fortune dans une grande ville – celle qu’on allait nommer la Grande Pomme, New York – pour devenir une femme scientifique influente. Elle échouera, par naïveté principalement. Pourtant, malgré les échecs et les déceptions, elle continuait à se raccrocher à cette vérité scientifique, que cette dernière triomphera de la barbarie, de l’ignorance et de la folie de ce nouveau monde.

Et j’ai décidé de répondre à ses prières.  

•• XIX siècles, seconde partie (1850-1899) - Découverte du Monde ••

Le monde est si vaste et les possibilités si infinies, que j’en ai la tête qui tourne ! Désespoir ou espoir, ces hommes et ces femmes ont soif d’une vie meilleure dans ce grand Ouest. Leur espoir ne repose plus seulement sur la prière envers l’Unique, mais sur le progrès. Les dons sont nombreux pour la construction d’écoles ou de bibliothèques, afin de combattre l’analphabétisme, et les expéditions sont toujours repoussées aux confins de ce grand continent afin de mettre la main tant sur l’or que sur de nouvelles découvertes – plantes, matières premières etc …. J’accompagne autant de projets que je le peux, tantôt en aidant mes fidèles qui rencontrent des difficultés, tantôt en influençant les plus grands esprits à rejoindre tel groupuscule de travail ou tel établissement, tantôt en dénichant les prochains grands scientifiques de ce monde. Tour à tour, j’ai été témoin et actrice des différents bouleversements dans le domaine scientifique, accompagnée évidemment de ma Jumelle : le fondement des grandes écoles, la création de ces splendides bibliothèques, la découverte de nouvelles terres, les expérimentations audacieuses, les théories novatrices et révolutionnaires, l’élaboration des codes de droits etc …

Malgré ma proximité avec ces esprits en ébullition, la solitude pesait. Jusqu’à ce que je retrouve ma Jumelle au lieu promis, j’étais livrée à moi-même dans ce vaste et hostile nouveau monde, où l’Unique tentait d’asseoir son ascendant. Il m’ignora, car il était bien trop occupé à faire plier le genoux aux divinités incas et vaudous. Pour autant, j’ai pu croiser divers représentants de ces trois panthéons, apprenant bien des choses sur ma nature ou encore sur mon lien avec les humains. Pour autant, j’en avais conclus qu’ils étaient bien ignorants vis-à-vis des mystères de l’Univers, ayant une vision désuète et archaïque. Durant ces mêmes pérégrinations dans cet immense continent, j’ai croisé le premier membre de mon panthéon : Voie, un baron fort riche et fier. Il m’introduira aussitôt auprès d’Argent, qui s’était déplacé sur ces terres même. Les hommes l’avaient appelé, dans leur folie de cette « ruée vers l’or ». J'ai accepté de le suivre, étant donné qu’il était le plus puissant d’entre nous. Encore bien « jeune », ignorée ou dédaignée par ces anciennes divinités, ma priorité était notre survie et notre élévation et non un quelconque jeu de politique ou de pouvoir interne.

Éternelle gamine, ma seule préoccupation était de combattre l’ignorance et la barbarie instaurée par les vieilles religions au sein des populations, du monde entier. Je me suis lancée dans un tour du monde, pour mettre en place un savoir universel, pour transmettre le goût du savoir ou pour dénicher les prochains intellectuels qui allaient chambouler l’univers.

•• XX siècles, première partie (1900-1949) - Les Guerres Mondiales ••
« Sur la demande de la bienveillante Lady Johnson, j’ai été engagé pour consigner le quotidien de cette dernière. La pauvre dame est atteinte d’une étrange condition, qu’aucun médecin n’est capable de guérir apparemment. Il est question d’un Alzheimer Chronique : plus les jours s’écoulent, et moins la jeune dame garde souvenir. Cette douce Lady a exprimé le souhait que sa mémoire soit écrite, et qu’elle puisse la consulter à tout instant. J’ai eu comme strict consigne de rester factuelle, et de ne faire preuve d’aucune interprétation. Par conséquent, vous excuserez du manque de style ou de narration sur les événements qui seront décrits, alors que cette Lady de grand esprit mériterait davantage de considérations. »

Je lis et relis ces premières lignes écrites par cette curieuse mais volontaire assistante. Je soupire, agacée par ma « condition ». Certes, nous avons gagné notre pari et nous avons su nous installer confortablement à travers le monde, mais j’en payais un lourd tribut. La connaissance du monde grignotait toujours plus d’espace dans ma petite cervelle, réduisant considérablement cette petite place pour une mémoire « propre » et « personnelle ». Il y a une poignée d’années, je pouvais me souvenir de différents événements au cours des derniers mois. Aujourd’hui, je peinais à me rappeler des dernières semaines. Si rien n’était écrit, j’oubliais. Or, il y avait tant de différence entre « vivre » et « lire ». Comment pouvais-je être encore « moi » quand ma journée était décrite comme une procédure médicale, ignorant tous les paramètres liés à l’émotion ? Je tente de combler cette brèche par ma propre analyse, mais elle n’en reste pas moins imprécise et, peut-être erronée. Je sentais que lorsque nous atteindrons le sommet de notre puissance, je serais inapte à me souvenir de la journée même …

Mon regard s’égare sur quelques dates, noms de ville et de pays ou noms de scientifiques que j’avais supporté. Je me rends compte que j’ai beaucoup voyagé, malgré les multiples guerres. Je n’avais pas pris partie, répondant à tous les appels de mes fidèles, qu’importe qu’ils soutiennent les Nazis, les Communistes, les Américains, les Anglais, les Japonais et j’en passe …Mon doigt se fige sur une date, et le nom d’une ville : Hiroshima. Mes traits se crispent, et mes lèvres tremblent de rage. La science devait servir à rendre le monde bien meilleur, et non à l’anéantir. Je devais être vénérée par des esprits curieux, et non des âmes apeurées par ma puissance. A quel moment est-ce que mes efforts avaient été autant détourné et perverti ? Pourquoi la ferveur d’un homme apeuré est-elle plus forte que celle d’un homme assuré ?

J’apporte ma note.
« Ce n’est pas un acte d’un Homme de science, mais celui d’un Homme ignorant, amoureux des vieilles barbaries et pétri d’une ambition que je rejette. Le chemin est encore long, avant que mes fidèles et moi ne triomphons de tous ces ignorants et barbares ».

•• XX siècles, seconde partie (1950-1999) - L'Incendie ••

01/04/1989 
Je rouvre les yeux, sans le moindre souvenir. L'un des membres de mon panthéon m'apprend que je m'étais écroulée mystérieusement après avoir hurlé à mort, et m'être griffé à sang. Tout ce que j'ai sont ces connaissances partagées avec le Monde, ou cette certitude que je suis "Science".

20/04/1989
L'incendie qui a ravagé cet entrepôt qui m'appartenait et cette perte de mémoire que je tente de cacher du mieux que je peux sont liées. Je le sais, maintenant. Je peine à me souvenir de ma journée, si je n'écris rien ou si je n'enregistre pas. Si je retourne dans l'Ether, serais-je "guéri" ? Je ne sais pas. Le doute me ronge, et m'empêche d'agir.

30/04/1989
J'ai décidé de m'isoler des miens, sous prétexte que je souhaite écumer le monde à la recherche de nouveaux talents ou techniques pour progresser ces civilisations vers de plus brillants avenirs. Certes, je vais m'adonner à cette tâche, mais je vais surtout tenter de remettre la main sur des bribes d'une mémoire "propre". Enfin, il y a une question plus importante : est-ce une simple coïncidence, ou alors est-ce que quelqu'un d'autre connaît mon secret ?

•• XXI siècles - Pygmalion et Galatée ••

J’ai véritablement retrouvé les miens, en 2000. L’accueil a été bien particulier. Mon panthéon avaient bien changé en deux décennies.

Je connaissais certaines divinités de mon panthéon, alors que j’avais raté la naissance d’autres. Argent n’avait jamais été aussi puissant que durant ce siècle, imposant sa vision et ses décisions sur les siens. Ma Jumelle avait également changé, s’adonnant à un espionnage intensif avec sa fille, Internet. Je n’étais pas exclue de cette invasion de la vie privée. Malheureusement, il m’était impossible de me déconnecter de sa « Toile ».  Jusqu’à ce que je trouve ma propre solution pour garder mes souvenirs aussi intacts que possibles, j’étais dépendante de ses outils tels que ses lunettes intelligentes pourvues d’une intelligence artificielle - enregistrant tous mes faits et gestes.

J’étais accueillie tantôt avec joie, tantôt avec indifférence. Certains soutiennent que j’étais plus malléable, conciliante et surtout mesurée par le passé. Ils n'avaient pas tort. A force d'essaie et de tentative pour sécuriser ma mémoire - et la retranscrire le plus fidèlement -, j'en avais saisi toute la subtilité. Ma première assistante était une femme qui, malgré sa promesse de rester factuelle, avait insufflé de ses propres idées et opinions, m'ayant rangé plus ou moins dans une catégorie "docile". A l'inverse, si je confiais ces descriptions à une femme indépendante, ou à un homme sensible, l'affaire changeait considérablement en raison d'un style, d'un détail, ou d'un point de vue.

Je n'étais guère différente de Galathée, belle statue de marbre qui a pris vie entre les mains de Pygmalion. Tantôt j'étais Pygmalion, tantôt un journaliste ou un auteur que j'avais payé l'était. J'étais l'expression d'une idée, et non une volonté propre.

Aujourd'hui, j'ai décidé de mêler l'indifférence de la machine à ma propre empathie.
Je tente de retranscrire ma journée au mieux, avec ma propre plume et sur papier. Quant il est question d'affaires sensibles ou secrètes, auxquelles je ne souhaite pas impliquer ma Jumelle, je me déconnecte, je gère l'affaire et aussitôt après, je l'écris dans un journal personnel.

Je tente de faire une copie et de diversifier les emplacements mais l'affaire est longue, coûteuse et nécessitant bien des efforts. Je dois ruser.

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