L'avenir s'annonce difficile [Louis]

La maison n’a jamais été aussi silencieuse. Les vociférations d’Armand ne résonnent plus entre ces murs, les colères de Diane ne font plus trembler les fondations de cette Maison de Maître et les petits pas pressés de Juliette ne rythment plus cet ensemble de chair et de sang … Cette génération de la longue lignée Tessier est en deuil, et prend une direction bien dangereuse. Je ne suis pas spécialement alarmé, ou déçu. Il y a bien longtemps que je me suis fait à l’idée que l’humain est versatile, et que la lignée dépend de cette variable même. Si celle-ci échoue à se montrer à la hauteur, une lignée secondaire prendra la direction. C’est un cycle.

On sonne à la porte. L’un des rares employés que je n’ai pas encore licenciés se charge d’accueillir l’invitée surprise. J’arque un sourcil lorsque je reconnais le visage. Que fait-elle donc ici ? En raison de ses allégeances douteuses, ne doit-elle pas être ailleurs, à manigancer quelques plans fourbes pour détruire mon enveloppe, voire m’infliger la Vraie Mort ? La méfiance serait une sage précaution, mais je suis bien lasse pour trembler devant une humaine. J’ai d’autres chats à fouetter, si le projet de cette dernière n’est pas de me tuer aujourd’hui.

Je la crois lorsqu’elle exprime ses condoléances pour Juliette. Au final, c’est une mortelle qui exprime quelques sentiments désolés pour une autre mortelle décédée dans des circonstances tragiques.

- Armand a décidé de quitter définitivement la maison, pour découvrir la vérité sur la mort de sa mère ou encore sur l’attaque à Istanbul. Et Diane … bref, conclus-je en faisant un vague signe de la main.

Malgré moi, je dois admettre que cette fille qui n’est pas vraiment la mienne m’a marqué suffisamment. Son état est stable, et c’est tout ce qui m’importe. Je ne peux pas supporter la perte d’un autre être cher. S’il arrivait malheur à l’un de ces enfants, ou à un membre précieux du Panthéon Celte, alors je n’écouterai plus personne. Ni ma raison, ni Meduna, ni Teutatès, ni Esus, ni Epona et j’en passe !

- Je prépare ma vengeance, lui avouais-je de but en blanc. Et toi, comment vas-tu ?, lui demandais-je en désignant son épaule. Elle est blessée, à nouveau. Ton allégeance te coûte chère. J’espère qu’elle en vaut la peine, ajoutais-je avec une pointe d’accusation dans le ton. Pourquoi es-tu ici, exactement, Masha ? J’ai cru comprendre que ma simple existence est une gêne considérable, pour toi et tes amis. Tu devrais me fuir ou comploter contre moi, au lieu de me rencontrer seule.

N'ayant plus à cacher ma nature, je peux être franc.

- Diane et Armand ne sont pas mes enfants, du moins pas dans le sens où je l’entends et je le vois. Pourtant, ils ont bien du sang celte dans leurs veines et ils ont reçu une éducation solide et riche de la part de leur mère. Je peux les perdre, mais ils ne se perdront pas. Et c’est bien ce qui importe, soufflais-je. S'ils désirent attribuer tous les maux de l'Histoire aux divins et les chasser, comme toi, je n'agirais pas autrement que je ne l'ai fait avec toi. Je défendrai ma cause, et ma vision, mais le choix revient toujours aux Hommes. Nous ne forçons à rien.

Je suis un vieux dieu. Aux yeux des Hommes, j’ai vécu mille et une vies. J’ai appris, à mes propres dépens, qu’il est très dangereux de s’attacher personnellement à des êtres aussi éphémères. Ils meurent tous, tôt ou tard. Et si, par chance, nous détenons un artefact divin et octroyons l’immortalité, la dite personne change drastiquement, perdant de sa spontanéité et, surtout, de son libre arbitre. Les humains sont bien inconscients de cette précieuse chose qu’ils détiennent – et donc toutes les divinités, voire la majorité des créatures, en sont totalement dépourvues. D’une certaine façon, je les envie, je les jalouse, je les admire.

- Nous n’avons pas la même mesure de temps. Il se peut que le bon moment, selon mes critères, arrive dans un siècle comme dans un millénaire. Avec une divinité, tu ne dois jamais attendre. Certaines peuvent agir promptement, comme mes frères et moi. D’autres seront plus nonchalants, comme la Nuit au sein des Gréco-romains, répondis-je, après quelques secondes de silence.

J’en profite pour me rapprocher, quoiqu’en gardant une distance d’un bon mètre. Si sa réponse est ma mort – comme celle d’Odin, de surcroît –, j’aimerai bien avoir une chance de me défendre. Il serait assez ridicule de crever de la main d’une femme dont on connait les allégeances douteuses. A condition de pouvoir me réincarner, je sais que mes frères se moqueront de cette anecdote pendant de longs siècles.

- Je veux entendre cette réponse, maintenant, conclus-je, braquant mon regard dans le sien.

Je sens bien que mes muscles sont sous tension, prêt à bondir à la moindre menace. Pourtant, au fin fond, une petite voix me susurre que mes craintes sont infondées – voire de la folie pure. Même si elle détenait une arme destructrice entre les mains, a-t-elle seulement la force de la manier ? Enfin, si elle a prévu un quelconque renfort, mes systèmes de sécurité le devineront et m’offriront quelques précieuses secondes pour déguerpir – ou m’armer convenablement.

Non. Je n’ai rien à craindre, si ce n’est sa propre réponse.

Va-t-elle poursuivre cette folie qu’est la chasse aux divins ? Au contraire, va-t-elle accepter que nous ne sommes ni plus, ni moins, que la personnification de leur désir les plus secrets et intimes ? A-t-elle compris que nous ne sommes rien sans eux et, inversement, qu’ils ne peuvent rien sans nous ? A contrario, va-t-elle s’entêter dans cette nouvelle croyance que l’Humain se suffit, et que la Foi est une affaire superflue ?

Dès lors, si croire en l’avenir – ou se battre pour ce dernier – est superflu, à quoi bon vivre ?
Je suis curieux de l’entendre.

Elle avoue, enfin. Je souris et approche d’un pas. Elle dit qu’elle a rejoint ce groupuscule pour comprendre, avant tout. Je lui accorde le bénéfice du doute. L’humain a toujours eu une nature farouche et agressive pour toutes ces choses et notions qui lui échappent, cherchant à obtenir des réponses à ses questions par tous les moyens. Elle soutient qu’elle a toujours été de mon côté, s’avançant d’un pas. Je la crois. N’avons-nous pas partagé mille et un souvenirs ? Nous sommes-nous pas supporter lors d’épreuves difficiles touchant nos familles ou nos emplois ? Enfin, elle dévoile toute sa peur. Il n’est jamais aisé d’abandonner un camp pour un autre. Le premier vous hait, le second se méfie.

Je profite de cette proximité pour approcher mon visage du sien. Nos souffles se mêlent pour quelques secondes, et son parfum effleure mes narines. Pour autant, je n’en perds pas le nord ou le sud, et reste immobile. Aussi délicieuse que soit ma cousine, et aussi propice soit la situation à un rapprochement, je n’en reste pas moins une divinité affamée de prière et de ferveur. Je sens que Masha pourrait être une fidèle, ravivant davantage la flamme d’un panthéon menacé et éteint. Alors, je parle, la dardant de mon regard bleuté.

- Nous reconnaissons ceux qui nous sont loyaux, à leurs prières et à leurs espoirs, Masha. Tant que tu crois en mon panthéon, et en moi, nous te protégerons. Teutatès, le Dieu-Père, te protègera. Esus, le Dieu de la Guerre, écrasera nos ennemis de son marteau. Moi, Taranis, frappera autant ces derniers de ma colère. Et tu pourras toujours chercher refuge auprès de notre Reine, Meduna, Déesse de l’Unité. Elle saura unir le panthéon pour les causes qui nous semblent justes, et importantes. Je te le répète, encore. Tu ne seras pas seule contre une entité, en les abandonnant pour nous, répétais-je avec ferveur. Je ne sais pas à quel panthéon ton amie s’est allié, mais ce dernier a manqué à son devoir premier envers son nouveau fidèle. Nous, les Celtes, ne commettons pas une telle erreur. Nous n’abandonnons pas les nôtres à une mort certaine sans chercher à les défendre, ou à les sauver.

Essayer est une chose. Réussite en est une autre. Je ne le précise pas. Il n’est pas question de lâcheté, mais de réalité. Quiconque trempe dans les affaires des Dieux et de la mort ne peut pas espérer vivre sans un risque plus ou moins considérable.

- Plus tu tarderas ce départ, et plus tu te mettras en danger. Si ce que tu dis est vrai, ton organisation doit être aux aguets de la prochaine trahison. Un rien pourrait te causer préjudice, soufflais-je, le ton à la fois las et inquiet.

Je n’ai jamais apprécié ou compris les indécisions ou les peurs futiles des mortels, des créatures ou des divinités. Ma nature est telle que ces deux notions me sont étrangères. J’agis comme bon me semble, qu’importe qu’on critique ou qu’on acclame mes actions et mes paroles.

- Tu dois te décider maintenant. Et alors, nous agirons ensemble, avec mes sœurs et mes frères, pour te sortir de ce guêpier.